Interview

Appartient au dossier : 68 se fait entendre

68 se fait entendre : Avec le sang des autres

Cinéma - Politique et société

Avec le sang dans autres, "la séquence des mains", Bruno Muel, 1974

Témoignages, ambiances de grève, discours, slogans… : de nombreux documentaires tournés à la fin des années soixante donnent à entendre autant qu’à voir les luttes sociales de l’époque. Au même moment, les cinéastes documentaristes font évoluer les rapports entre sons et images. Le ton ou la disparition d’une voix-off, le montage et le mixage des discours, les personnes interrogées, tous ces choix constituent pour eux des partis pris politiques autant qu’esthétiques.
Balises attire votre oreille sur quelques extraits sonores issus de films projetés lors du cycle À l’œuvre. Être(s) au travail organisé par la Cinémathèque du documentaire. Ces séquences racontent les espoirs, les luttes, la violence et la désillusion qui fondent les révoltes ouvrières et étudiantes avant, pendant, et au lendemain de mai 68.

Une carcasse de voiture dans une forge
Avec le sang dans autres, « la séquence des mains », Bruno Muel, 1974

Avec le sang des autres a été tourné entre 1973 et 1974. Ce documentaire donne à entendre les voix des travailleurs des usines Peugeot de Sochaux. Le film fait alterner le bruit assourdissant des machines, avec des séquences intimes, au cours desquelles plusieurs personnages évoquent leurs conditions de travail à la chaîne et la vie quotidienne, rythmée par leur labeur ou celui de leur entourage. C’est une de ces séquences de témoignage que nous avons proposé au réalisateur du film, Bruno Muel, de commenter. Par écrit, il nous a répondu. Voici nos échanges.
 
Écouter la « séquence des mains », extraite d’Avec le sang des autres, Bruno Muel, 1974 :

 « Cher Bruno Muel,

Nous souhaitons publier plusieurs articles sur la thématique des films collectifs et des luttes sociales autour de 68, dans lesquels réalisateurs ou représentants de collectif commenteraient un extrait sonore issu d’un de leur film : qui parle (s’il y a parole) et quelles sont les caractéristiques du discours et de la voix (ton, débit, vocabulaire,…), quels autres sons sont présents, pourquoi les avoir mis dans le film, et comment ont-ils été enregistrés. Il serait également intéressant de décrire ce qu’on voit à l’image en même temps lorsqu’on regarde le film.

Accepteriez-vous de vous prêter à l’exercice pour Avec le sang des autres ? Si tel est le cas, vous êtes tout à fait libre de choisir un extrait qui vous convienne. Néanmoins, je me permets de vous suggérer un extrait, que vous trouverez en pièce jointe. Si cette proposition vous convient, l’idéal serait de m’envoyer un texte. »
 

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 « Je n’ai pas l’intention d’écrire un article mais de répondre à votre lettre, ce qui, au fond, peut être un article. À condition que votre lettre en fasse partie. Ma première réaction a été : « je ne saurais pas faire ça ». Ma deuxième : « je n’ai pas le droit de faire ça ». Ma troisième : « il faut que je demande à Christian ».
Ce qui amène au cœur de ma réponse : celui qui parle de ses mains (on dit toujours « la séquence des mains »), de la violence qu’est le travail à la chaîne, de sa jeunesse, de sa vie, est Christian Corouge. Pendant longtemps, quand nous allions ensemble accompagner des projections du film, que ce soit devant quelques personnes égarées ou une salle captivée, il ne disait jamais que c’était lui la voix-off de la séquence des mains. Et puis, avec le temps ça s’est su, ça s’est écrit, Christian a accepté ce fait mais nous avons continué à ne pas rester dans la salle pendant que le film était projeté.

Christian est devenu un militant syndical aguerri, au cœur de la grève dite « grève des O.S. » du début des années 1980, mais il était toujours aux prises à un travail d’introspection, de recherche des mots pour le dire. Le groupe Medvedkine de Sochaux qui avait scellé notre amitié était un souvenir (à la fois d’une expérience passionnante et chaleureuse et de la fin de cette collaboration inaboutie et sans doute inaboutissable de quelques jeunes militants ouvriers et de quelques techniciens de cinéma militants partageant la modeste ambition de faire des films différents). Mais je ne pouvais plus répondre à ses demandes d’aide. C’est là que Francine a eu l’idée de mettre en relation Christian et l’un de ses collègues sociologue, Michel Pialoux, et que cette relation est devenue une collaboration culminant avec l’écriture du livre Résister à la chaîne, signé Christian Corouge et Michel Pialoux.

Vous allez me dire que je ne réponds pas à vos questions. C’est que je n’ai pas l’intention de m’étendre sur la façon dont s’est déroulé l’enregistrement de la cassette devenue « la séquence des mains », juste dire que c’était en dehors du tournage du film, que Christian a pris le petit magnétophone posé sur la table, s’est enfermé dans une chambre et est revenu vingt ou trente minutes après, a posé la cassette enregistrée sur la table et a juste dit : « Voilà ! ». Nous l’avons intégrée dans le film en ne coupant que quelques répétitions, hésitations et silences et quelques « Bruno », parce qu’il faisait comme s’il s’adressait à moi alors que nous savions tous très bien qu’il s’adressait à quelque chose de beaucoup plus large.  

Avec le sang des autres, avant d’être un film sur le travail, est un film sur la violence. Comme nous avions réussi à avoir les images du travail dans l’usine de Sochaux, une grande partie du film est composée de ces images avec leur son synchrone, c’est-à-dire un vacarme permanent qu’au mixage l’un de nos pères symboliques, grand résistant comme Mario Marret, l’ingénieur du son Antoine Bonfanti a poussé jusqu’à la limite du supportable, en pensant à ces ouvriers qui se retrouvent avec des problèmes auditifs avant l’âge. La « séquence des mains » vient comme une cassure dans cet univers sonore. On a encore les images des hommes au travail mais les mots viennent dans un silence, celui de la solitude.

Voilà ma réponse, à laquelle je ne souhaite rien ajouter. Je prends juste le temps de relire et corriger les fautes d’orthographe. Je le fais en mon nom propre bien qu’il s’agisse d’une histoire collective.
Cordialement, »

Bruno Muel 

Publié le 10/04/2018 - CC BY-NC-SA 4.0

Sélection de références

Rushes de Bruno Muel : livre & DVD

Bruno Muel, Francine Muel-Dreyfus
Commune, 2016

Bruno Muel, cinéaste qui a travaillé avec René Vautier, Jean-Pierre Thorn et Renaud Victor, évoque sa vision du cinéma et revient sur sa carrière de réalisateur, durant laquelle il a filmé des événements historiques tels que l’enterrement de Pablo Neruda, au Chili, la guérilla des FARC, etc. Avec un court métrage de R. Vautier et la version restaurée d’Avec le sang des autres (1975).

À la Bpi, niveau 3, 791.6 MUEL 1

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