Interview

Appartient au dossier : Sergueï Loznitsa, figure du peuple

Dans les archives de Sergueï Loznitsa
Entretien avec Eugénie Zvonkine

Cinéma

Sergueï Loznitsa, Funérailles d'État © Atoms & Void, 2019

Sergueï Loznitsa a réalisé de nombreux documentaires à partir d’images d’archives. Eugénie Zvonkine, maître de conférences en études cinématographiques à l’université Paris-8, analyse les récits et l’esthétique que le réalisateur construit à partir de cette matière visuelle.
Sergueï Loznitsa est le sujet d’une rétrospective à La Cinémathèque du documentaire à la Bpi jusqu’en mars 2020.

Quels types d’images d’archives Sergueï Loznitsa mobilise-t-il dans ses documentaires ?

Sergueï Loznitsa n’utilise que des images qu’il trouve belles, ce qui n’est pas le cas de tous les cinémas de montage. Par conséquent, il ne monte que des images réalisées par des opérateurs professionnels. 

Ces plans proviennent de différentes sources. Par exemple, pour son film Revue (2008), Loznitsa sélectionne des images destinées à la télévision soviétique. Néanmoins, il ne sélectionne que des plans tournés pendant quelques années durant lesquelles beaucoup d’opérateurs de cinéma travaillent à la télévision et produisent des images incroyables. Pour Funérailles d’État (2019), qui se déroule au moment des funérailles de Staline, Sergueï Loznitsa monte des images que des opérateurs ont réalisées en vue d’un film, Le Grand Adieu (1953).

Quels sujets le cinéaste explore-t-il dans ses films de remontage ?

Sergueï Loznitsa montre que l’histoire ne cesse de se réactualiser. Quand il réalise Le Procès (2018), un film qui montre un procès public à l’époque stalinienne en 1930, il parle aussi des procès fabriqués de toutes pièces dans la Russie contemporaine ou dans d’autres régimes. Loznitsa est convaincu que l’humanité ne retient pas les leçons de l’histoire. Pour lui, il est donc utile de montrer les choses à nouveau pour se demander pourquoi ces gens-là se sont comportés comme ça à cette époque donnée, et où nous en sommes de notre propre histoire. Les mêmes événements peuvent-ils se reproduire ? Il y a un enjeu éthique dans ses films. 

Sergueï Loznitsa interroge également le devenir et l’histoire de l’image en mouvement. Par exemple, il est obsédé par l’idée qu’avec le progrès technique, la limite entre fiction et documentaire s’efface. La falsification de l’image l’intéresse beaucoup, tout comme l’historicité des images. Par exemple, Le Procès consiste en deux heures d’un procès durant lequel les gens s’accusent de tout un tas de maux, et seuls quelques cartons à la fin viennent rétablir la vérité : en réalité, tout le monde joue un rôle. C’est un film qu’on peut regarder au premier degré si on ne connaît pas l’histoire, mais ce n’est que de la fiction sous l’allure du plus parfait documentaire. Cela montre que la falsification de l’image est un enjeu à la fois ancien et actuel.

Des opérateurs filment le procès.
Sergueï Loznitsa, Le Procès © Atoms & Void, Wild at Art, 2018

Quels procédés narratifs Sergueï Loznitsa utilise-t-il dans ses films de remontage ?

Pour Sergueï Loznitsa, le plus important dans un film est la manière dont il commence et dont il se termine. Il montre donc immédiatement sous quel axe il veut revoir les choses, de façon programmatique.

Il explique aussi que, quand on travaille sur des sujets aussi graves, c’est bien de s’amuser un peu. Il dissémine donc des petites notes d’humour. Dans Funérailles d’État, il y a ce plan où le cercueil de Staline entre dans le mausolée. C’est un moment extrêmement solennel. Or, Sergueï Loznitsa choisit un plan où passe un petit oiseau et il a demandé à l’ingénieur du son avec lequel il travaille depuis toujours, Vladimir Golovinski, de sonoriser le pépiement des oiseaux pour nous distraire, nous surprendre, créer un désordre dans cet ordre politique et idéologique extrêmement fort. 

Son but, c’est toujours ce pas de côté, aussi pour nous faire douter des évidences. Loznitsa ne s’intéresse qu’aux paradoxes, quand lui-même ne peut pas expliquer pourquoi ça s’est passé comme ça. C’est le cas dans Blocus, un film très dur sur le blocus de Leningrad pendant la Seconde Guerre mondiale, où les gens mouraient de faim massivement. Les dernières images du film, au lieu d’être les images de victoire sur lesquels se terminent la plupart des films sur le sujet, sont des images d’exécution publique d’officiers allemands sur une place remplie de monde. Loznitsa nous trouble en nous demandant : quel message un gouvernement veut-il faire passer à son peuple en lui proposant une exécution publique ? Et que s’est-il passé dans la tête des gens qui se sont déplacés pour y assister ? Loznitsa ne nous laisse pas sur quelque chose de réconfortant. Il veut que des questions subsistent. C’est un cinéma contre les réponses toutes faites.

Quelles transformations fait-il subir aux archives ?

Sergueï Loznitsa restaure les images d’époque de façon de plus en plus ostensible. L’effet de déréalisation que cela provoque l’intéresse. Avec la restauration, il y a un effet de décollement de l’époque, parce qu’on est habitué à voir des images d’archives abîmées. Les images deviennent plus contemporaines. Dans son prochain film de fiction, Babi Yar, qui parle de l’extermination des Juifs en Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale, son but est de mélanger des images d’archives et des images filmées par lui sans qu’on puisse les distinguer. 

Ce qui caractérise également ses films, c’est le travail du son. Il utilise parfois le son de l’époque. Par exemple, dans Revue, on entend la télévision de l’époque. Dans Funérailles d’État se trouvent de vrais discours diffusés à la radio, ainsi que la musique diffusée dans la salle où se trouvait le corps de Staline. Mais tout le reste est post-synchronisé. Son ingénieur du son, Vladimir Golovinski, rajoute les bruitages, les ambiances sonores, les petits bruits comme les pépiements des oiseaux ou le murmure des voix. C’est inhabituel pour un réalisateur de documentaires.

Loznitsa a étudié le cinéma de fiction à l’institut de cinéma de Moscou, le VGIK. Je pense que cet amour pour la post-synchronisation vient de là. Il faut aussi savoir qu’en Union soviétique et même en Russie post-soviétique, la post-synchronisation s’est maintenue au moins jusqu’à la fin des années deux-mille. Au départ, c’était parce qu’on n’avait pas forcément le bon matériel pour enregistrer en son direct. Ensuite, c’est devenu un credo : les réalisateurs se réclamaient autant d’être auteurs des images que de la bande-son. Loznitsa est donc cette espèce de réalisateur absolu qui maîtrise sa bande-son de façon minutieuse. D’ailleurs, dans les bureaux de sa société de production, Atoms and Void, la cabine du monteur se situe un étage au-dessus de l’ingénieur du son. Ils travaillent pratiquement en même temps et le réalisateur peut faire des allers-retours.

De manière générale, Sergueï Loznitsa travaille vite. En 2018, il a sorti Donbass, Le Procès et Jour de victoire. Cela a un sens : Loznitsa explique qu’il va chercher des images tant que les archives lui sont ouvertes. Il y a un sentiment d’urgence, pour notre plaisir puisque tous les ans sortent deux ou trois films !

Publié le 19/02/2020 - CC BY-NC-SA 4.0