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Appartient au dossier : Voir, entendre et raconter Mai 68 Cinéma du réel 2018

Front de Libération du Japon – L’Été à Sanrizuka

Alors que commencent les commémorations de mai 68, le Cinéma du réel 2018 propose une rétrospective consacrée au collectif japonais Ogawa productions. À l’initiative du réalisateur Ogawa Shinsuke, cet ensemble de cinéastes amateurs et confirmés a filmé les luttes sociales qui ont agité le Japon à la fin des années soixante.
Le programmateur Ricardo Matos Cabo présente, pour Balises, le premier film d’une série emblématique du travail d’Ogawa productions : L’Été à Sanrizuka, récit de la lutte acharnée de paysans décidés à défendre leur droit à disposer de leurs terres.

Paysans et étudians aux champs
Le village de Heta, à Sanrizuka. Courtesy of Athenee Francais Cultural Center

Entre 1966 et 1968, Ogawa Shinsuke a réalisé des films sur le mouvement étudiant qui s’est répandu dans des centaines d’universités et a occupé les rues à travers le pays. Il a travaillé avec des activistes, au sein de différents collectifs de cinéastes créés spécifiquement pour produire ces films, puis dans son propre groupe, Ogawa Productions. Les films tournés à cette période reflètent les idéaux des mouvements politiques issus de la Nouvelle Gauche, dans le Japon de la fin des années soixante. Plus particulièrement, L’Été à Sanrizuka est l’un des films documentaires les plus intéressants produits par ce grand mouvement de protestation qu’a été 1968, au cours duquel des bases politiques divergentes ont fait front commun.

Un conflit territorial

En 1966, le gouvernement japonais annonce la construction d’un nouvel aéroport international dans la région de Sanrizuka, proche de Tokyo. L’événement, destiné à promouvoir le développement économique du pays, provoque un conflit territorial violent entre les autorités aériennes et les agriculteurs de la région, qui devient un modèle pour les mouvements citoyens au Japon. L’aéroport doit être construit sur un territoire composé de terres impériales, de villages, et de champs cultivés par des petits paysans dont beaucoup sont arrivés après la guerre, encouragés par l’État. Le gouvernement a annoncé la construction de l’aéroport sans consultation préalable, et la plupart des agriculteurs a appris la nouvelle dans les médias. Les autorités supposaient que les paysans n’opposeraient aucune résistance, et accepteraient de vendre leurs terres. Elles ne s’attendaient pas au mouvement de lutte incroyable qu’ils commencèrent à mettre en place, en s’organisant en ligues de défense pour proclamer leur droit à disposer de leurs terres. 

Les agriculteurs sont bientôt rejoints dans leur combat par un groupe d’étudiants de gauche issus de la ligue Zengakuren, qui quittent les barricades de leur campus et les combats de rues pour investir la campagne. Là, ils expérimentent de nouvelles formes de combat et de coopération. Les étudiants s’installent dans des « cabanes solidaires », vivent en communauté, aident à organiser la résistance, protègent les agriculteurs, parlent de politique, et travaillent bénévolement dans les champs. Avec eux, ils vendent des produits locaux et organisent des concerts qui permettent de récolter des fonds et d’informer sur la situation.

Ogawa arrive à Sanrizuka en janvier 1968, au moment où les autorités aériennes commencent à effectuer des relevés topographiques avec l’aide de la police, et alors que la violence s’intensifie. Il a l’intention de réaliser un documentaire sur le conflit, mais il comprend rapidement que, pour expliquer la situation, il doit tourner non pas un seul, mais une série de films. La chronologie des événements et les expériences vécues sur place deviennent donc la matière de sept films que réalise le collectif à Sanrizuka. Ils sont tournés et montés dans le but de montrer clairement comment vivent les paysans assiégés. Ogawa comprend en effet qu’il n’est pas suffisant de documenter les combats qui sont sur le point d’avoir lieu. Avec les membres du collectif, il s’installe alors dans le village de Heta, un des centres de la résistance, et établit des liens durables avec les gens qu’il filme.

Raconter la lutte

L’Été à Sanrizuka montre l’arrivée du collectif à Sanrizuka. Le début du film donne un aperçu du territoire grâce à un document cartographique en forme de plan de bataille. Le lieu est envisagé comme une surface à conquérir – le film se termine de manière triomphale avec une vue aérienne de Sanrizuka sur une musique de Beethoven. L’Été à Sanrizuka raconte ensuite une série de rencontres : entre les cinéastes et le lieu et, plus important, entre les cinéastes et les paysans, qui acceptent progressivement leur présence, et les considèrent finalement comme des égaux. Ce premier film suit principalement les étudiants de Zengakuren dont la vie quotidienne se confond avec l’engagement, mais les films suivants montrent la plupart des événements du point de vue des paysans.

Entre les séquences d’action et de confrontations, des groupes de jeunes étudiants et d’agriculteurs discutent du moyen de forger une alliance pour faire front commun. Tous savent que le conflit territorial n’est qu’un aspect de la lutte : défendre Sanrizuka constitue un acte de résistance symbolique contre la destruction d’un mode de vie, contre la violence du capitalisme, et contre toutes sortes d’abus de pouvoir de la part de l’État. Les étudiants plaident pour une violence défensive et l’action directe, en prônant des méthodes issues des tactiques de guérilla utilisées par les communistes vietnamiens pendant la guerre du Viêt Nam. Ils creusent des tunnels, construisent des tours de guet, et utilisent des lances et des faux comme armes.

Dans L’Été à Sanrizuka, les cinéastes adoptent le point de vue des personnes qu’ils filment et s’affirment non comme des observateurs, mais comme des participants à la lutte. Pour gagner la confiance des gens avec lesquels ils vivent et combattent, ils établissent des règles claires : les sujets doivent toujours être conscients qu’ils sont filmés, que les cinéastes sont de leur côté, et que toute agression policière sera filmée comme une forme de violence contre les spectateurs. Le film tire sa tension et sa vitalité d’un usage très inventif du son. Le volume sonore intense des confrontations et des nombreuses discussions entre paysans et étudiants laisse parfois place à des moments de silence, uniquement perturbés par le roulement de tambour menaçant qui alerte les paysans de l’approche des autorités aériennes.
Tomura Issaku, président du Hantai Dōmei, la ligue de fermiers de Sanrizuka-Shibayama contre la construction de l’aéroport, a déclaré à propos du film: « Les paysans ont été surpris par l’arrivée de l’équipe d’Ogawa, qui est venu non seulement pour combattre, mais pour vivre parmi nous. Sans savoir s’ils resteront avec nous jusqu’à la victoire finale, nous leur devons déjà beaucoup, car ce film nous a tous encouragés à continuer notre lutte. »

La lutte à Sanrizuka ne s’est pas arrêtée dans les années 1970, ni après la construction de l’aéroport. Les mouvements de résistance, actifs jusqu’à nos jours, ont notamment permis de retarder la construction de l’aéroport pendant des années. Les films d’Ogawa à Sanrizuka sont des portraits intimes de personnes vivant en état de siège, et ils font partie des documents les plus forts jamais filmés sur une lutte sociale. Le collectif s’est éloigné de Sanrizuka dans les décennies suivantes pour continuer son travail aux côtés des paysans dans les montagnes de Yamagata au nord du Japon. On trouve pourtant des échos de l’état d’esprit des paysans de Sanrizuka et de leurs batailles dans tous ses films postérieurs.

Ricardo Matos Cabo

Publié le 27/03/2018 - CC BY-SA 3.0 FR

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