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Appartient au dossier : Polyphonie documentaire aux Films d’Ici

La croisée des voix
La production documentaire selon Les Films d’Ici

Le catalogue de la société de production documentaire Les Films d’Ici contient à ce jour plus de 700 films. Unitaires ou en séries, pour la télévision et le cinéma, parlant d’art comme d’histoire, intimes ou politiques, les films de Stan Neumann, Patricio Guzman, Éric Pittard ou Marie Dumora forment une vaste polyphonie documentaire. Cet automne, la Cinémathèque du documentaire permet de découvrir une cinquantaine de ces œuvres.

En 1968, Richard Copans est un jeune chef opérateur sortant de l’école lorsqu’il participe à la fondation du collectif Cinélutte. Le cinéma documentaire y est considéré avant tout comme une arme politique et éducative. La société de production Les Films d’Ici naît à la fin des années soixante-dix afin de poursuivre et de structurer le travail de production initié par Cinélutte, en proposant des films se déroulant ici et maintenant et qui s’affranchissent des utopies de l’époque.

Fin 1979, Richard Copans rencontre Robert Kramer, réalisateur américain qui collaborera à plusieurs reprises avec la société de production. La démarche documentaire de ce dernier amène le producteur à un constat fondateur : « J’ai commencé à formuler consciemment qu’il n’y avait pas de dichotomie entre le désir de cinéma et le désir de changer le monde. » De ces envies mêlées de dramaturgie et de mémoire, de témoignage et de narration, d’esthétique et de politique, vont naître plus de 700 films, portés par une équipe de producteurs de plus en plus nombreuse.

Hommes marchant aux côtés d'une voiture
Chili, la mémoire obstinée, Patricio Guzmán (1996)

Les territoires du cinéma

Beaucoup de ces documentaires ancrent leur propos dans un territoire donné dès leur titre, fût-il trompeur : L’Horloge du village (Philippe Costantini, 1989), Le Ventre de l’Amérique (Luc Moullet, 1996), Le Ciel dans un jardin (Stéphane Breton, 2003), Retour en Normandie (Nicolas Philibert, 2006), Rue Santa Fe (Carmen Castillo, 2007)… D’autres évoquent un déplacement : Point de départ/Starting Place (Robert Kramer, 1993), Emmenez-moi (Marie Dumora, 2004), Mallé en son exil (Denis Gheerbrant, 2017).

Tous ces films racontent donc que le cinéma est d’abord une question d’espaces. En fonction de la manière dont il est filmé, un lieu se charge de différentes histoires. La chambre sans âme du motel de El Sicario, chambre 164 (Gianfranco Rosi, 2010) se révèle, par exemple, être un lieu de rétention et de torture. Lorsque Patricio Guzmán arpente le palais présidentiel ou le stade national de Santiago dans Chili, la mémoire obstinée (1996), l’histoire refoulée du coup d’État du 11 septembre 1973 et celle de la dictature se révèlent en même temps aux spectateurs et aux protagonistes. En filmant un lieu réel de manière singulière, chaque réalisateur le déplace vers les territoires de l’imaginaire, comme Luc Moullet tente de déplacer la capitale de la France dans des campagnes désertes dans Imphy (1995).

Pour la collection Architectures, Stan Neumann et Richard Copans font même des lieux les personnages principaux de leurs films en explorant, avec des dispositifs cinématographiques à chaque fois renouvelés, des bâtiments du monde entier. En déambulant dans les structures, en valorisant les matériaux, ils racontent comment chaque espace est investi de missions éducatives, culturelles, répressives, ou domestiques au sein de la cité.

Ces œuvres nées grâce à une société de production française racontent également que le cinéma se nourrit de circulations géographiques. Aux Films d’Ici, des réalisateurs étrangers viennent raconter leur quotidien lointain, comme Avi Mograbi filmant Août, avant l’explosion en Israël (2001). Certains vont explorer d’autres pays que le leur : c’est Robert Kramer au Viêtnam dans Point de départ /Starting Place (1993), ou Richard Dindo suivant Mounia dans Genet à Chatila (1999). Et puis il y a ceux qui filment au coin de la rue, et dévoilent une réalité à la fois proche et éloignée : Marie Dumora accompagnant des enfants placés dans un foyer de l’Est de la France dans Avec ou sans toi (2001), ou Éric Pittard contant la mort d’un jeune homme dans une cité toulousaine dans Le Bruit, l’odeur et quelques étoiles (2002).

Un foisonnement d’images

Il ressort de ces films que le genre documentaire ne se réduit pas à un sujet, mais se définit par la manière de raconter une histoire vraie. Chaque auteur choisit alors le support visuel qui convient le mieux à sa narration. Dans El Sicario, chambre 164, Gianfranco Rosi filme les croquis et les notes qu’esquisse un ancien criminel pour expliciter les histoires de drogue et de meurtres qu’il raconte anonymement. Hervé Le Roux explore le rapport d’Édouard Manet à ses muses en voyageant de tableau en pastel dans À quoi pense madame Manet (sur son canapé bleu) (2017). Éliane de Latour monte des photographies pour évoquer le quotidien et les rêves des détenus dans Si bleu, si calme (1995). Quant à la Valse avec Bachir dans laquelle Ari Folman tente de se remémorer sa participation à la guerre du Liban en 1982, il s’agit d’un film d’animation (2008).

Une attention plastique traverse, de fait, l’ensemble des films produits aux Films d’Ici. Chaque œuvre repose sur un parti pris cinématographique, adapté au sujet et reflétant le style de son réalisateur. Dans L’Horloge du village (1989), Philippe Costantini fait parler face caméra les habitants et vacanciers d’un village portugais, ils évoquent des petits riens. Le réalisateur construit ainsi une impression d’intimité, celle d’habiter un lieu pourtant inconnu. À l’inverse, Arnaud des Pallières rend irrépressiblement étranger un parc d’attraction familier dans Disneyland, mon vieux pays natal (2001). Les espaces sont filmés par bribes et des fragments d’histoires recueillies sur place sont simultanément susurrés à notre oreille par le réalisateur-narrateur. Le dispositif esthétique confère aux images une inquiétante étrangeté presque fantastique.

Luc Moullet est sans doute le plus emblématique des documentaristes formalistes, lui qui découpe chaque plan précisément dans le temps et l’espace, et laisse toujours apparaître avec humour les mécanismes de la création. Avi Mograbi utilise également la mise en abyme pour approfondir la dimension politique de ses documentaires. Dans Août, avant l’explosion, il s’auto-filme chez lui en train de disserter sur le film en cours et divise l’écran en plusieurs images pour faire dialoguer des personnages qu’il joue lui-même. Dans Z32 (2009), il donne à voir sa réflexion sur la meilleure manière de filmer le témoignage d’un ancien soldat de Tsahal. En même temps qu’ils racontent une histoire, ces documentaires laissent entrevoir le film en train de se faire.

Split-screen d'Avi Mograbi
Août, avant l’explosion, Avi Mograbi (2001)

Les voix des conteurs

Si des réalisateurs comme Luc Moullet ou Avi Mograbi n’hésitent pas à se mettre physiquement en scène dans leurs films, ils sont plus nombreux encore à en être le narrateur par le biais d’une voix-off, comme Patricio Guzmán, ou à intervenir hors-champ pour poser des questions aux protagonistes, comme Denis Gheerbrant dans Et la Vie (1991). Ces narrateurs parlent à la première personne et ne revendiquent pas l’omniscience. Ils créent de ce fait avec leurs personnages et les spectateurs une relation d’égalité, voire d’intimité lorsque perce l’hésitation, par exemple quand Philippe Costantini accoste des vacanciers dans L’Horloge du village. La respiration du narrateur reste audible quand Edgardo Cozarinsky raconte la vie et l’œuvre du Citizen Langlois (1995). Loin de toute norme journalistique, ces voix de conteurs chaudes ou traînantes donnent de l’épaisseur au récit.

Elles ne le confisquent pas pour autant, et laissent à d’autres le temps de raconter leur histoire. Dans Si bleu, si calme, Éliane de Latour fait de huit détenus les narrateurs du film. À la voix d’Éric Pittard s’ajoutent, dans Le Bruit, l’odeur et quelques étoiles, celles des amis de Habib, tué par un policier, et les chansons interprétées par le groupe Zebda devant la caméra. Ce dernier joue le rôle du chœur tragique dans ce documentaire en forme d’opéra, composé d’un prologue, de trois actes et d’un épilogue, de reconstitutions et de récits face caméra.

Une mémoire du monde

Le Bruit, l’odeur et quelques étoiles n’est pas le seul documentaire à traverser les territoires de la fiction pour mettre en scène son propos. Dans Valse avec Bachir, à la recherche de souvenirs manquants, Ari Folman réimagine les lieux et les faits grâce au dessin. Le narrateur de Route One/USA de Robert Kramer (1989), Doc, est un personnage fictif issu de son film de fiction précédent, Doc’s Kingdom. Et qui pourrait dire jusqu’à quel point sont réelles les anecdotes, mêlées d’extraits romanesques, égrenées par Arnaud des Pallières au fil de Disneyland, mon vieux pays natal ? Plus que de la connaissance, ces films transmettent une mémoire du monde, en entremêlant de façon subjective les lieux, les images et les voix.

Le volume, la diversité et la singularité des documentaires produits par Les Films d’Ici rappellent enfin que le genre a été soutenu à partir des années 1980 par une politique culturelle volontariste, et notamment par le développement d’acteurs audiovisuels incontournables – avant tout La Sept, chaîne à vocation culturelle devenue Arte, et son unité documentaire, dirigée par Thierry Garrel.

Cette production impressionnante dit aussi que les œuvres ont été accompagnées, aux Films d’Ici, par une équipe de producteurs aux affinités diverses, prêts à monter des projets ambitieux : Richard Copans bien sûr, puis très vite Yves Janneau et Serge Lalou, avant d’être rejoints par d’autres. Bref, tous ces films racontent, par fragments, ce qu’a été un certain genre documentaire en France ces trente-cinq dernières années. D’ailleurs, Richard Copans reconnaît une forme d’unité, derrière la diversité des productions : « Le catalogue pris dans son ensemble a une cohérence. C’est une œuvre. Une œuvre à plusieurs voix, mais un corpus identifiable avec son identité. Dans un texte de catalogue, on se définissait comme un territoire : ICI. » Ici, lieu rare où peuvent dialoguer des voix singulières.

Article pqru dans le numéro 27 du magazine de ligne en ligne

Publié le 03/09/2018 - CC BY-NC-SA 4.0

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