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Appartient au dossier : Concours « Dis-moi dix mots » de la Bpi

Amalgame, par Jean-Marie Palach

3e prix du jury du concours « Dis-moi dix mots », édition 21015, organisé par la Bpi.
 

La route avec pancarte en carton indiquant Avignon
©Stocklib/Gunnar Pippel

Je faisais du stop quand un camion s’est arrêté. Une femme tenait le volant. 

– Bonjour ! a-t-elle lancé. Je peux vous prendre, je m’arrête à Montélimar.

Depuis plus de deux heures, je poireautais sur l’aire de Beaune-Tailly. A l’heure du déjeuner, un négociant en vins avait choisi l’endroit où me poster en me laissant des espoirs raisonnables d’attraper une autre voiture qui me rapprocherait d’Avignon.

J’avais quitté la capitale aux aurores avec la ferme intention de rallier mon objectif dans la journée. Pari audacieux, les automobilistes répugnent de nos jours à convoyer gracieusement des inconnus. Mais je n’avais pas le choix. Mon compte en banque virait au rouge. Le cachet de ma dernière prestation avait fondu. Je devais absolument trouver quelque chose. C’était pour cela que je fonçais plein sud. Plusieurs projets se montaient dans la Cité des papes, quelques semaines avant le festival. A 25 ans, je pouvais prétendre à beaucoup de rôles, à condition d’être sur place.

La chance m’avait d’abord souri. Porte d’Italie, un élégant quinquagénaire avait rangé mon sac à dos dans son Audi blanche et nous avions passé un moment agréable. Il décrivait la richesse des Bourgognes blancs – sa spécialité et le cœur de son commerce – et je l’informais de l’actualité théâtrale. Un échange de bons procédés qui meublait le monotone itinéraire. Mais après ce coup de pouce initial du destin, les augures s’avéraient moins favorables et je désespérais d’atteindre mon port avant la nuit. 

Aussi n’ai-je pas hésité. A Montélimar, je ne serais plus qu’à quatre-vingt kilomètres du but. Dans le pire des cas, je dormirais dans la ville du nougat avant de reprendre la route le lendemain.

– Volontiers ai-je répondu, en détaillant l’interlocutrice qui me tendait les bras.

C’était une jolie femme, le contraire de la caricature du routier, sympa, certes, dans l’imaginaire populaire, mais un tantinet lourd, adepte des blagues salaces et des images cochonnes affichées dans la cabine. Au lieu du physique rustaud de l’emploi, elle présentait un corps svelte, sain, harmonieusement proportionné, autant que je pouvais en juger à sa position assise. Ses vêtements la mettaient en valeur. Foin du jean quasi réglementaire, elle avait enfilé une jupe légère et un chemisier blanc, échancré, sous le tissu duquel pointaient des seins que je devinais fermes et généreux. 

– Vous êtes à votre aise ? me demanda-t-elle en me jetant regard bienveillant. 
– Oui, merci, tout va bien.
– Le siège est un peu dur, quand on n’a pas l’habitude, ajouta-t-elle.

Je m’abstins de répliquer que j’avais l’impression d’être au paradis et que la raideur éventuelle de la banquette valait mieux que la station debout, le pouce levé, dans l’aire de Beaune-Tailly.

Elle démarra. Je l’observais du coin de l’œil. Elle conduisait son mastodonte d’une main sûre. Des deux côtés, le paysage défilait. Adieu Bourgogne. Mon amazone ne devait pas avoir plus de 30 ans. Quand elle souriait, souvent, elle découvrait des dents d’une régularité parfaite, puis elle refermait ses lèvres sensuelles et se concentrait sur la route avec l’application juvénile d’une excellente élève. Jamais je n’aurais espéré faire une telle rencontre. Mentalement, je calculai la durée du voyage : quatre heures environ, à l’allure où elle menait sa monture rugissante. Je me fixai un challenge : conquérir cette fille magnifique que le sort m’envoyait à l’improviste. C’était un défi à ma mesure. J’en avais le talent et l’avais maintes fois prouvé, malgré mon jeune âge.  

Je dois l’avouer, séduire est mon obsession. C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai décidé de m’orienter vers le théâtre. Le prestige de l’artiste facilite la tâche. Il n’est pas rare, au soir d’une représentation, que les comédiens soient attendus par des groupies énamourées, prêtes à prolonger la magie du spectacle entre deux draps. Je ne rechigne pas à faire don de ma personne. Mais, sur l’autoroute A6, un après-midi de juin, l’opération s’avérait plus incertaine. La donzelle ignorait tout de moi. Je devais tenter de l’intéresser.

On ne ferre pas une sportive de haut niveau comme une amatrice d’opéra, un rat de bibliothèque comme une lectrice d’Harlequin, une militante du Front de gauche comme une militaire de carrière. Je cite ces catégories à dessein, ayant réussi à accrocher au moins un spécimen de chacune à mon tableau de chasse. A Chalon-sur-Saône, je lançai une première sonde.

– Vous devez être fatiguée, le soir. Qu’est-ce que vous faites pour vous changer les idées ?
– Je me douche et je dors. Pas l’énergie pour autre chose.

L’évocation de ma voisine nue sous la douche me chavira. Un picotement de désir me parcourut la moelle épinière. Je convins que ma question était idiote. Elle ne pouvait que s’écrouler sur un lit lorsqu’elle rejoignait enfin son hôtel. Je devais réparer la mauvaise impression produite.

– Et le week-end, ou pendant les vacances ?
– Ça dépend des périodes et de mes fréquentations. A une époque, j’adorais le slam.
– Grand Corps Malade ?
– C’est le plus connu, je l’ai vu une fois, à Lyon, mais d’autres aussi.

Chouette, je pouvais faire dériver la conversation vers mon domaine de prédilection.

– Et les autres spectacles, le théâtre ?
– J’aimerais, mais je n’ai pas la culture de base. J’ai peur de ne pas tout comprendre.

Sa franchise me ravit. Une fille jolie, naturelle et modeste, ça ne court pas les rues. Nous étions à hauteur de Macon. J’avais le temps de dérouler mon avantage mais je devais m’appliquer, trouver le ton juste, ni méprisant ni démagogue.

– Vous devriez essayer. Le théâtre en appelle plus à la sensibilité qu’à la culture, surtout les pièces contemporaines. A la rigueur, vous louperez une ou deux références, ça ne vous empêchera pas d’avoir un avis, d’éprouver des émotions et d’aimer ou de détester l’œuvre, bref, d’avoir votre propre jugement.

Elle ralentit le quinze tonnes. J’avais touché la cible. Derrière nous, un bus klaxonna. Caroline — nous avions décliné nos identités — reprit son rythme de croisière. Mes mots lui ouvraient des horizons.

– Vous croyez vraiment ? murmura-t-elle, rêveuse.
– Oui, vous êtes intelligente, curieuse. Ce serait dommage de vous interdire un plaisir fait pour vous.

Nous approchions de Villefranche. Je ne devais pas mollir. Mon expérience m’avait enseigné la crédulité du public. Caroline délaissa le ruban de bitume et me dévisagea. Une question la taraudait.

– Le théâtre, vous semblez connaître, vous êtes de la partie ?
– Artiste, depuis cinq ans. Je descends dans le Sud répéter une pièce. Nous la jouerons pendant le festival.

Cette fois, ma conductrice réagit en appuyant sur l’accélérateur. La distance qui nous séparait du véhicule précédent se réduisit en une poignée de secondes. Puis Caroline revint à son allure ordinaire. Je me jurai de lui éviter de trop brutales révélations, notre sécurité et mon intégrité physique étaient en jeu. 

– Quel métier merveilleux ! s’exclama-t-elle. Je ne pensais pas rencontrer un jour quelqu’un comme vous. En fait, je ne vous l’ai pas dit, mais c’était mon rêve, quand j’étais gamine, de devenir comédienne et puis l’eau a coulé sous les ponts…

En parlant, elle haussa les épaules. Sous l’impulsion, ses seins sortirent à moitié de leur cachette. Elle n’y prêta pas attention, tandis que je frisais l’apoplexie. 

Ensuite, elle me bombarda de questions sur les répétitions, les manies et les superstitions de mes collègues, leur mode de vie. Mes anecdotes la subjuguaient. Je m’y mettais en valeur, sans ostentation et, chaque fois que notre dialogue s’y prêtait, je l’exhortais à se lancer dans l’aventure, prendre des cours, s’essayer dans une troupe amateur. Elle avalait mes conseils comme du miel et me remerciait de mes encouragements. 

En devisant de la sorte, les minutes et les heures défilèrent à grande vitesse. Les panneaux indiquèrent Villefranche, Lyon et Vienne sans que mon aspirante à la scène ne se lasse de mes confidences. Je la sentais mûre pour l’estocade. Lorsqu’une énorme friandise en plastique signala l’entrée au royaume du nougat, je décidai de frapper. Mais je redoutais une réaction incontrôlable et je tenais à la vie. Aussi attendis-je le ralentissement du péage pour passer à l’action.

D’un geste lent, je dirigeai ma main gauche vers ma proie. Elle perçut le mouvement et chercha du regard l’objet que je tentais de saisir. Il n’y avait aucun objet. Je posai ma main sur sa cuisse droite. Le poste du péage n’était plus qu’à cinq mètres. Caroline, préoccupée par le franchissement de la barrière, n’accorda plus d’attention à mes intrigues.

Après avoir présenté à la guichetière la carte exigée, elle gara le quinze tonnes. Dans l’attente du verdict, je caressais sa cuisse. Chaque seconde supplémentaire augmentait mes perspectives de victoire. Caroline attrapa ma main, la souleva délicatement et planta ses beaux yeux dans les miens. Puis elle m’annonça la sentence, à regret.

– Franchement, vous m’êtes très sympathique. J’ai apprécié votre compagnie et vous reverrai avec plaisir, mais je ne souhaite pas aller au-delà.  

Et, pour me consoler, elle conclut.

– Désolée, je ne suis pas attirée par les femmes.

Publié le 05/06/2015 - CC BY-SA 4.0

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