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Appartient au dossier : Concours « Dis-moi dix mots » de la Bpi

Gri-gri, par Dédé Anyoh

Coup de coeur du jury du concours « Dis-moi dix mots » édition 2015, organisé par la Bpi.

photo d'amulette moara en coton, perle de verre et terre
Museum de Toulouse (CC BY-ND 2.0)

Elle parle.

Elle a beaucoup à dire, mais je n’entends pas les mots qui sortent de sa bouche. Je suis trop occupé à la regarder, sa bouche. Ce petit bout de chair rose, en coeur, lisse, pulpeux, appétissant. Comment se lasser d’un spectacle si éblouissant?

De temps en temps, elle y porte sa tasse de thé, puis recommence son récit-­fleuve interminable dans lequel je ne plonge pas. Je la surprends à se pincer le coin de la lèvre inférieure.

Un peu de blanc sur du rose.

Le spectacle est plein de délicieux rebondissements.

Elle est belle. Tellement belle. Elle ne le sait même pas, et ça la rend plus belle encore. Comme quoi, la beauté est fragile. Un rien peut l’abîmer et l’excès d’assurance est son pire ennemi. La douceur est la meilleure amie de la belle face à moi, la force et le mystère aussi. Cette idée me fait sourire. Elle le voit.

– Ça te fait rire ce que je te dis?
– Oui.
– Et pourquoi?

Comme je n’ai aucune idée de ce que la belle raconte depuis une demi-­ heure, je brode une explication, avec du fil de rien.

– Parce que tu n’as pas conscience de ton pouvoir. Parce que moi non plus d’ailleurs. Parce que je sais que tu es étonnante et que tu n’as pas fini de le montrer. Alors ça me fait rire, et peur à la fois puis rire, parce que j’aime avoir peur. J’aime le risque, et le danger, qui procurent une excitation qui remue et rend vivant. Je me sens vivant avec toi. Comment fais-tu pour manier avec autant de souplesse et de dextérité le chaud et le froid? J’ai l’impression que tu as compris l’homme, mieux que je ne le comprendrai jamais, et ça me fait peur, et ça me fait rire.
– Toi, tu n’as pas écouté un seul mot de ce que je te racontais, pas vrai ?
– Vrai.
– C’est ça qui est formidable avec toi Pierre, tu as cette capacité à tout zapper autour de toi, et te concentrer sur on-ne-sait-quoi ! T’es dans ta bulle, et c’est fascinant quelque part, je dirais même poétique. Mais, fais bien attention Pierre, la réalité là, est plus cruelle que tes petites rêveries.
– Que me disais-­tu?
– Tu veux vraiment l’entendre ?
– Oui.
– Tu es sûr, certain?
– OUI!

Mais je regarde ses yeux désormais. Ils ne sont pas bleus. C’est rare une Béninoise avec des yeux bleus. Ça existe, il paraît. On m’a parlé un jour d’un petit garçon à la peau très africaine, très noire avec des yeux très européens, très bleus, mais je ne sais pas si je dois y croire. Pour croire j’ai besoin de voir.

Les yeux de Pépita, eux, sont d’un noir profond, dans lequel, contrairement à son flot de paroles, je me noie sans difficulté. 

Mais tout à coup, je ne sais plus nager. Je me débats avec l’eau, pour ne pas qu’elle m’avale. Mais plus je gesticule, plus je m’engouffre. Plus je m’enfonce et plus je panique et plus je suis pris au piège. Je n’arrive plus à respirer. Je me sens partir. Inexorablement.

***

Pierre se réveille dans une pièce sombre, éclairée par quelques bougies. Il y a des masques africains un peu partout, des objets étranges, une forte odeur d’encens. Il aperçoit alors la silhouette d’un vieil homme noir en boubou africain, et celle de Pépita. Leurs voix flottent dans l’air. Pierre entend comme des grognements, dénués de sens.


***
 

– Tonton Lonlon, ton gri-gri là, il est trop fort! Aujourd’hui j’ai essayé à maintes reprises de le quitter, et à chaque fois c’est comme s’il n’entendait rien ! Fais quelque chose, je ne l’aime plus, et il me court après comme un chien derrière la balle que son maître a lancé! Je ne peux plus continuer comme ça!
– Pourtant c’est toi ce maître qui a lancé la balle puisque tu l’a forcé à t’aimer non? Maintenant il faut assumer!
– Mais tonton, s’il te plait, aide-­moi! Les choses ont changé. Je suis amoureuse d’un autre.
– Tant pis pour toi ôh !
– Mais…! Comment je vais faire moi!? Tu ne peux pas me laisser en détresse comme ça! Je t’en supplie! Je t’en supplie! Je t’en supplie!
– Bon Pépi, relève­-toi d’abord, et calme-­toi aussi! Apporte-­moi l’objet qui se trouve sur la table.
– Oui tonton, tiens.
– Merci. Tu vois cette cage? Il y a un coeur emprisonné à l’intérieur. C’est un coeur de pigeon. Il représente le coeur de ton ami. Pour le libérer du sortilège d’amour que tu lui as lancé, il faut ouvrir la cage et libérer le coeur.
– Ouvre la cage alors!
– Heyyyy !!! La gamine là, vraiment ! Tu crois que c’est trop facile comme ça? Ma fille, je n’ai pas la clé!
– Il faut la défoncer alors cette cage!
– Si tu la défonces, le pauvre garçon va mourir.
– Ah oui carrément! Je n’ai pas envie d’arriver jusque là. Bon, comment il faut faire alors? Qui a cette clé?
– Toi seule.
– Moi? Ah bon? Mais où ça?
– Je ne sais pas. Et tu ne le sais pas non plus, pas encore.
– C’est compliqué ton histoire là. Comment je fais pour trouver cette clé de malheur?
– Il faut que tu arrives à l’aimer plus fort qu’il ne t’aime. Alors la clé, viendra à toi naturellement. Le faux-­amour, ne pourra être conjuré qu’avec de l’amour véritable.
– Quoi? Mais ça n’est pas possible! Je ne peux pas décider de l’aimer, comme ça, l’amour, ça se contrôle pas!
– Il fallait y penser avant Pépi.
– Mais tonton, si j’arrive à tomber amoureuse de lui, est-­ce qu’il pourra continuer à m’aimer aussi?
– Non! Qu’est ce que tu crois? La clé a un pouvoir plus fort que ta raison ou ta volonté, elle t’obligera à ouvrir la cage. Ce gri-­gri, haaaa, il rigole pas! Je t’avais prévenue pourtant. Mais ton oreille là, est plus fermée même que la cage que tu veux ouvrir.
– Donc, si je comprends bien, nous sommes condamnés à nous aimer à contretemps?
– C’est ça, ma fille, tu as bien résumé l’épine que tu as sous le pied. Et c’est une excellente leçon que tu vas recevoir! Désormais, tu auras conscience de l’importance que sont la patience, la ténacité, la prudence, et surtout tu écouteras plus attentivement la parole des vieux qui ont plus vécu que toi! Allez, ramène-­le chez lui, et n’oublie pas ce proverbe africain que mon grand-­père me répétait sans cesse, essaye de bien faire rentrer ça dans ton oreille fatiguée : On ne fait pas de feu sous un arbre en fleurs!

Publié le 11/06/2015 - CC BY-SA 4.0

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