Inuit, par Catherine Nowak

– Bonsoir Jean. Je t’appelle au secours. Peux-tu passer dans l’heure?
-…
– Son état s’est aggravé. Tu sais qu’elle était devenue bizarre depuis quelques jours. Tout à l’heure elle s’est effondrée. Elle ne répond plus à rien. Je ne sais pas quoi faire. C’est terrible !
– ….
 – Si, je pense que tu pourrais. Je reste persuadé qu’il suffirait de pas grand-chose pour qu’elle revienne à elle… Le tout c’est de trouver le bon geste. Viens s’il te plaît !
– …
– Faire appel à un professionnel pour si peu ? Pas tout de suite. On dirait qu’elle fait son intéressante ! Qu’elle le fait exprès alors que j’ai tant de boulot ! J’ai un article à rendre dans 24 heures, au plus tard ! Viens donc voir si tu peux faire quelque chose, et ensuite j’aviserai !
– …
– Je l’ai frappée trop fort ? Tu exagères, je ne suis pas violent à ce point. D’ailleurs les autres en ont subi autant, voire plus, sans faire d’histoires : quand j’ai besoin d’elles, elles sont toutes là, fidèles et serviables, dès que je les sollicite.
-…
–  Que je suive les pas de Georges P. ? Il n’en est pas question !
– …
– Notre père spirituel ? Tu plaisantes j’espère ! Quand je pense que ce type a profité d’un accident technique pour faire son coup  vicieux ! Je n’ai rien à voir avec lui !
– …
– Je sais, les journaux en ont beaucoup parlé à l’époque. Quelle affaire… Il faut avoir l’esprit dérangé pour concevoir une idée pareille !
– …
–  La passion du jeu n’est pas une excuse pour en arriver à une décision frisant la folie pure. Si G. P. avait été trahi de la pire façon, était-ce une raison pour faire disparaître celle qui avait été en quelque sorte un pilier de son œuvre ?
– …
– Le voudrais-je que je n’y arriverais pas ! G. P. n’avait aucune urgence lui,  aucun patron qui l’attende au tournant ! Or j’ai juste quelques heures, pas plus, pour finir et rendre ce foutu papier !
Tu ne veux toujours pas venir, plutôt que continuer notre  échange de courriels ? Je t’en prie.
– …
– Et si tu passais juste pour un quart d’heure ? Il y a urgence ! Après je te jette dehors, c’est juré ! Je t’assure que je n’arriverai pas à rendre l’article dans les délais si elle reste dans cet état. Je ne peux gérer ces  deux difficultés à la fois. D’ailleurs je fais déjà d’incroyables efforts pour t’écrire de façon claire dans ces conditions ;  je crois que cela t’échappe.
-…
– Non et non. C’est trop bête d’engager des dépenses quand on peut se débrouiller sans. D’ailleurs quel bon professionnel serait à disposition pour l’ausculter à l’heure qu’il est ?  Tu ne peux pas venir, c’est sûr?
– …
– Alors je vais tenter de la sauver tout seul. Peut-être va-t-elle répondre si je la secoue un peu en essayant de la relever. J’essaie. Oh, sa… tête… je ne sais pas quoi faire avec, elle ne tient plus. C’est affreux ! Sa tête s’est détachée !
– …
 – Eh bien tant pis et bonsoir. Je vais contacter d’autres copains. J’espère encore que l’un d’eux pourra  ’aider. Car appeler un infor aticien, juste pour une lettre qui ne fonctionne pas sur le clavier, ça  e ferait quand  ê e très  al au cœur. Je  e donne encore un te ps de réflexion jusqu’à  ce soir  inuit.

En ho  age à la  é oire de
l’écrivain Georges PEREC,  e bre de l’OULIPO
et auteur du  livre La disparition 
écrit sans aucune ent utiliser la lettre e.