Article

Appartient au dossier : Concours « Dis-moi dix mots » de la Bpi

Ma Zénitude, par Isabelle Tréhet

Coup de coeur du jury du concours « Dis-moi dix mots » édition 2015, organisé par la Bpi.

enfant derrière une vitre
Stocklib © Marcin Pawinski

La nuit, moment crucial où tous les bruits remontent à la surface de la conscience, qu’on le veuille ou non. Une radio mal éteinte, voilà ce que je suis.

Le silence de la nuit ? Les maîtres à bord, le bruit des voisins, leur TV, leurs rires, leur musique, leurs disputes. Le bruit de la vie des autres m’envahit, me submerge comme un tsunami. Je suis allongée dans mon lit, fume une cigarette. Respirer et se libérer de toutes ces ondes parasites. Je monte le son de la radio. Un bruit mange l’autre à moins qu’il devienne plus assourdissant et va se glisser chez l’autre, le voisin. La satisfaction d’être toxique. Cette pensée m’amuse.

Il est 23 heures. Je change de station sur ma petite radio d’infortune. Une chanson de Renaud, bof, ou encore Queen. Sa voix m’a toujours transportée. Un bruit mange l’autre, chasse l’autre. J’aime décidément vraiment beaucoup cette idée. C’est une bulle qui déambule d’une pièce à une autre, chez le voisin. Un message qui n’a pas de destinataire qui se stoppera de lui-même. Je suis cette onde et par la radio, je vais partout. Le son est devenu un ami que j’ai apprivoisé.

La radio ne peut plus tout absorber. Je mets les boules quiès. Les voisins font une fête et hurlent à tue-tête un joyeux anniversaire. Leur joie de vivre m’est insupportable. Et je n’entends plus rien, qu’un bruit étouffé, comme une télévision mal réglée, comme une mauvaise série TV.

Et si je me faisais couler un bon bain ? De ma cigarette, il ne reste plus qu’un mégot et une odeur de tabac sur le bout de mes doigts. Dire que je disais à Gabriel, mon ancien compagnon de ne pas fumer au lit. Où est-il aujourd’hui ? Je secoue la tête. Quelle importance.

Il n’est pas de la fête ? Les voisins, il les connaissait. Je l’imagine juste à côté, à se joindre à l’euphorie générale de ce bel anniversaire. Il aurait osé venir si près sans me rendre visite.

Mes mains se crispent sur les draps et j’aimerais pouvoir l’avoir devant moi. Et si j’osais sonner pour leur demander de baisser le son ? Que me diraient-ils ? Cela doit être l’anniversaire de la plus jeune. Elle a six ans, si je me souviens bien. Et Gabriel adorait cette gamine. Il lui offrait toujours des cadeaux. Je veux savoir.

Alors, est-ce que je vais sonner ou rester à me morfondre dans ce lit ? Je me lève. Je ne les entends plus. Ils doivent ouvrir les cadeaux. J’ai les mains qui tremblent. Je suis derrière la porte d’entrée. Je ne bouge plus. Je ne voudrais pas qu’ils m’entendent et que lui me voit.

La porte de l’appartement des voisins s’ouvre brusquement. Je sursaute. Je regarde par l’œil de la porte. Je ne perçois que sa voix, la sienne bien familière. Est-ce lui ? Un doute. J’aimerais tellement que ce soit lui et qu’il vienne frapper à ma porte. Non, il ne le fera pas.

La bise de la voisine et de la petite Mathilde aux invités. C’est bien lui, avec cette veste marron qui lui va si mal. Mais il n’est pas seul. Un femme l’accompagne et lui tient le bras, doucement mais fermement. Elle marque son territoire, sa possession. Il a refait sa vie. Et de l’apprendre de cette manière brutale et froide me retourne l’estomac. Un acide qui remonte jusqu’aux bords des lèvres. Je me sens stupide avec mes boules quiès.

Je suis prise d’un fou-rire irrépressible. Il fuse haut et fort, arrive jusqu’à eux, à ces intrus. Libre, libérée. Du miel sur mon cœur en miettes. « C’est la télé » La voix de cette femme, grave et désagréable. Un peu sourde la voisine. Personne ne peut avoir ce rire gras d’âne. Et si c’est le mien et j’en revendique la signature, à mes invités impromptus. Mathilde avec sa logique implacable d’enfant demande : « Un âne qui rit, cela n’existe pas ! » Gabriel avec cette voix chaude si douloureuse à mes oreilles répond : « Pas dans la vraie vie, mais celui-là ou celle-là si, je peux te le garantir. Et même que c’est une fille. » Comme il s’est bien dire les mots qui font mal.

Comment sauver la face ? C’est méconnaître ma capacité à rebondir et encore à te surprendre ! J’entame avec la voix d’un canard nasillard. Ma réponse et un rappel à nos jeux amoureux. Quand tu te moquais de mon rire, j’imitais ta voix de canard. Et tu me disais : Que peux faire un canard et une ânesse ensemble ? Je riais de plus belle et tu m’embrassais. Et ta voix à ce moment-là, je m’en foutais. Je devenais sourde à tout ce qui n’était pas toi, séduite et me noyant dans tes yeux noirs si noirs. Un frisson. Puis le présent est là cruel.

Après avoir été une radio mal éteinte, je deviens une télé, un juke-box. Les dernières nouvelles du soir, une visite au musée en entrée, un attentat en plat de consistance et en dessert un concert à la Freddy Mercury. Après radio gaga, voilà télé gaga. Le son qui t’habille et t’habite jusqu’à la sortie. Etre toxique, parasite. Leurs pas s’éloignent. Je reste debout un long moment derrière cette porte. J’ai froid. Je remonte le son de la radio. Je vais prendre un bain avec un bon verre de vin. Je suis bien. Je baigne dans ma zénitude.

Le lendemain, je me réveille nauséeuse. Ce qui s’est passé la veille ne pouvait être qu’un rêve, un cauchemar éveillé. Il est tard. Il est 13h. Je tourne en rond dans cet appartement à ranger des choses inutiles. Il me faudra bien sortir. Je n’ai plus rien dans le frigo. Croiser la voisine ou encore la petite Mathilde. Je n’en ai pas le courage. Je fume à la fenêtre de ma chambre, pestant à mi-voix sur mon attitude de la veille. Quelle idiote. Et , si cette fille n’assurait que l’intérim avant de passer à la suivante. Elle est vraiment pas belle et a une voix dérangeante, entêtante comme un parfum trop fort. C’est ça, elle n’est que transitoire.

Chanter pour alléger son chagrin. Faire disparaître ce petit point aigu de compression sur la poitrine. Non, rien ne sera comme avant. Faire son deuil. Commencer par jeter ce mégot et toutes ses cigarettes serait un bon début. Dans le placard, je trouve encore une de ses chemises moches à carreaux. L’appeler pour lui rendre et puis non, la jeter dans le vide-ordure ou la donner au premier nécessiteux venu. Une bonne action et un bel enterrement.

La sonnerie à l’entrée retentit. Je reste immobile. Qui est-ce ? Le facteur. La voisine. Gabriel. Une peur sourde m’habite. Je ne regarde pas dans l’œil de la porte et j’ouvre la porte d’un coup sec et rapide. Personne. Un plaisantin. Une course précipitée dans la cage d’escalier. Des rires étouffés. Encore ces gamins tout heureux de leur bonne blague. Je crie très fort : « Ce n’est pas drôle ! » Je fais claquer mes talons et fait mine de rentrer chez moi. Je n’ai pas à attendre longtemps. Une silhouette enfantine puis plus précise. Mais c’est Mathilde toute tremblante qui tient un paquet à la main, minuscule. Je reste dans l’ombre et je la vois poser ce cadeau sur mon palier. Elle ouvre la porte de l’appartement attenant et crie rageusement : « Maman, c’est pas juste. Ce cadeau c’était pour moi. Pourquoi Gabriel lui en a donné un à elle, ce n’était pas son anniversaire ? » Sa mère répond : « Petite chipie, cela ne te regarde pas. Ce sont des histoires de grandes personnes. » « Mais j’ai vu, il a dû se tromper ! » « Tu l’as ouvert ! » rétorque sa mère faussement indignée.

Je n’entends plus rien. Je regarde le paquet, le papier a été déchiré mal scotché. Je rentre chez moi. Je secoue le mystérieux cadeau, le soupèse. Vais-je me décider à l’ouvrir ? Et puis non. Il est vide. Elle a gardé le cadeau la petite peste. Je m’imagine qu’est-ce que cela pourrait être.

Une autre sonnerie. Des remords de ma messagère. Je laisse de longues minutes s’écouler avant de me décider. J’ouvre en soupirant. Personne et sur le paillasson, une peluche. C’est vrai ce cadeau, il n’est pas pour moi. Je me penche. Je le donnerai à Mathilde demain. Je reconnais bien l’humour de Gabriel. Un âne. J’irai parler à Mathilde dans un jour, une semaine et lui raconterait l’histoire d’amour incongrue d’une ânesse et d’un canard. L’histoire ne se termine pas forcément très bien et la fin est encore à écrire. Une ânesse amoureuse d’un canard, çà n’existe pas dans la vraie vie.

Publié le 16/06/2015 - CC BY-SA 4.0

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet