Sélection

Appartient au dossier : La Chambre d’Écho(s)

La Chambre d’Echo(s) #1 : Nirvana, In Utero (1993)
Mainstream et intégrité

Ça joue ! La Chambre d’Echo(s) vous propose de réécouter autrement des albums mythiques. C’est d’abord un rendez-vous dans la bibliothèque où chacun amène ses disques en complément de la sélection des bibliothécaires, puis une chronique web.
Les disques de légende sont intemporels, mais pas sans histoire(s), de même que notre manière d’écouter.

Pochette du disque In Utero

 

Nirvana, Serve the Servants (extrait)

Nirvana en quelques dates

1989 : fort d’une solide réputation dans les réseaux underground de Seattle et de ses environs, Nirvana, « petit groupe de rock sans importance » d’après son leader Kurt Cobain, sort son premier album, Bleach sur le label local, Sub Pop.

1991 : sur les recommandations d’un groupe respecté (Sonic Youth), le trio participe à la tournée The Year Punk Broke (qui rassemble sur les mêmes scènes, outre Nirvana, Dinosaur Jr., Babes in Toyland et Sonic Youth), quitte le label indépendant Sub Pop pour la major Geffen. C’est le baiser du tueur : le « petit groupe de rock sans importance » enregistre avec Butch Vig (producteur du Dirty de Sonic Youth, et futur leader de Garbage) son deuxième album, Nevermind, dont le single Smells Like Teen Spirit devient en quelques semaines l' »hymne officiel du peuple adolescent » (Stéphane Malfettes, American Rock Trip).

1993 : soucieux de son intégrité, le groupe impose à Geffen d’enregistrer son troisième album, In Utero, avec l’intransigeant Steve Albini, producteur très respecté dans le milieu du rock alternatif. Geffen est catastrophé par le son, peu MTV-compatible. Le producteur de REM, Scott Litt, est appelé à la rescousse pour remixer les singles Heart-Shaped Box et All Apologies. Albini est dépité : « J’ai enregistré, avec leurs imperfections, l’excellent album d’un excellent groupe. Ils ont préféré en faire un album moyen ». La mort de Kurt Cobain en 1994 éteint la controverse.

2013 : Geffen publie une « 20th Anniversary Edition Deluxe » de In Utero, comprenant l’album « officiel » sorti en 1993, les mixs originels de Steve Albini, de nombreux inédits et un remix de 2013 de cet album dont la postérité a finalement reconnu la trempe encore supérieure à celle de Nevermind

Considéré comme un chef-d’oeuvre, dans quelle version l’ultime album du groupe de Kurt Cobain est-il vraiment gravé ? Celle publiée de son vivant, mais sous la pression, en 1993 ? Ou celle de 2013, qui rend justice au travail avec Albini ? Quel son rend justice à ces chansons ? Sur YouTube, des passionnés « comparent les mixes »… 

Un disque bicéphale

Nirvana vit mal le succès planétaire de son album Nevermind, sorti en septembre 1991. Présenté par les medias comme l’oeuvre phare du mouvement grunge et d’une jeunesse supposée en manque de repères, le disque a été vendu à ce jour à plus de 30 milllions d’exemplaires. Désireux de se débarasser de cette image de porte-parole, le groupe publie courant 1992 une compilation d’anciens titres, Incesticide, caractérisés par le son âpre des débuts. En décembre 1992, sous le nom de The Simon Ritchie Bluegrass Ensemble, le trio s’enferme avec Steve Albini au studio Pachyderm Studios, à Cannon Falls, campagne du Minnesota. Albini interdit au groupe de venir avec son entourage. Discipline qui porte ses fruits :  In utero est enregistré live en six jours, les prises voix et guitare additionnelle sont ajoutées ensuite, le tout est mixé en huit jours. Albini se fait payer 100 000 US $ mais refuse de toucher un pourcentage sur les ventes du disque. Cette intégrité sera d’autant plus radicale lorsque Geffen, l’entourage du groupe puis le trio lui-même lui demandent de remixer les prises. Les medias s’en donnent à coeur joie. Albini va jusqu’à refuser de transmettre les bandes à Scott Litt. Le mixage final de ce dernier monte le volume général du disque et passe en arrière plan la basse et la batterie. Le mix initial d’Albini, très mat, laisse place à un son plus brillant, davantage spatialisé.

Albini et Cobain s’étaient pourtant entendus pour modeler un son hardcore, en témoignent les titres Scentless apprentice et Milk it. Le titre préssenti de l’abum, I hate myself and i want to die (je me déteste et je veux mourir) est finalement délaissé par le groupe, craignant d’être poursuivi pour incitation au suicide. Se souvenant d’un poème écrit par sa femme – la rockstar Courtney Love, fasciné par l’organicité du corps humain, Cobain propose In utero. La pochette de l’album représente un nu écorché féminin doté d’une paire d’ailes. Quant à lui, le titre Rape me (viole-moi) est dans un premier temps censuré par certaines radios FM. Les supermarchés Kmart et Walmart refusent de commercialiser le disque avec ce titre figurant sur la pochette. Se souvenant que ces enseignes étaient les seuls lieux où acheter des disques dans leurs petites villes natales de l’Etat de Washington, les membres de Nirvana acceptent de publier une seconde version, Rape me devenant Waif me.

In utero et son image

In utero n’opère pas seulement un compromis musical entre aspirations pop et son brut :  il opère aussi un virage dans l’image du groupe. S’opposant à toute promotion de masse lors de la sortie de l’album en septembre 1993, Nirvana envoie le single Heart-shaped box en cassette (souvenez-vous…) et vinyle aux radios alternatives et universitaires mais ne prévoit pas d’emblée de CDs pour le grand public. Pour autant, le trio – devenu quatuor avec l’arrivée du second guitariste Pat Smear, confie la réalisation du clip vidéo à Anton Corbijn. Celui-ci s’est rendu mondialement célèbre pour avoir photographié les grandes icônes pop et rock, du groupe à la fin tout aussi tragique que Nirvana, Joy Division, au très politiquement correct Bono de U2, en passant par Tom Waits, Madonna, Depeche Mode… Si en 1991 le grand public a découvert les cheveux longs et gras, les chemises de bûcheron et les habits déchirés du groupe dans le clip de Smells like teen spirit, le clip de Corbijn donne désormais à voir un Kurt Cobain en marinière et veste Jean-Paul Gaultier, et des couleurs saturées en Technicolor. Pour autant, cheveux longs et gras, jeans troués et personnages dépressifs sont toujours de la partie. L’écrivain apocalyptique William Burroughs est approché par Cobain pour figurer dans le clip.

Lors de la tournée In utero, le groupe joue devant les statues du nu écorché et des arbres morts utilisés dans le clip de Corbijn. Nirvana souhaite à nouveau casser son image, cette fois-ci de groupe de rock au son sale, en jouant en semi-acoustique le 18 novembre 1993 lors d’une session MTV Unplugged aux studios Sony à New York. Outre qu’on découvre le formidable potentiel pop, voire blues, du groupe, celui-ci joue  sur un parterre de fleurs et chandeliers allumés. Kurt Cobain se donne la mort début avril 1994, alors même qu’il dessinait, comme en témoignent ses Journals, sa propre guitare pour la marque Fender, et que le groupe entrait en studio pour un nouvel album.

A la Bpi, les albums de Nirvana sont disponibles à l’espace musique, niveau 3, 780.65 NIRV 4.

Publié le 30/01/2016 - CC BY-SA 4.0

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