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Appartient au dossier : 5 défricheurs du hip-hop en France

Les défricheurs du hip-hop en France #2 : crew Aktuel Force

Dans les années 1970 à New York, DJ Kool Herc joue en boucle les breaks de certains morceaux, c’est-à-dire les passages contenant uniquement des percussions, pour échauffer la foule en discothèque. Des danseurs effectuent des figures de plus en plus acrobatiques : le breakdance est né, et devient rapidement l’un des piliers de la culture hip-hop. En France, Aktuel Force est l’un des premiers groupes de danseur·ses à se former, dès 1984. Balises vous raconte la fondation de ce crew pionnier du breakdance français, alors que la Bpi propose le cycle « Cultures hip-hop » au début de l’année 2024.

Portes du studio Aktuel Force, situé au Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne. Photographie par Timothée Lejolivet, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons.

Premiers pas

Le breakdance arrive en France au début des années 1980, à la fois en tant que pratique de rue et en tant que spectacle. Du côté des représentations, le New York City Rap Tour, première tournée de musique hip-hop sur le territoire français, organisée en 1982, met le Rock Steady Crew sur le devant de la scène. Le journaliste Alain Maneval, animateur d’une des dates de la tournée, anime également l’émission Mégahertz sur TF1. Il invite notamment sur son plateau Crazy Legs et Mr. Freeze, du Rock Steady Crew. DJ Dee Nasty se souvient : « La danse a pris comme une traînée de poudre. En l’espace de quinze jours, tous les mecs de tous les quartiers de la France entière se mettaient à breaker sur des cartons. Et tout ça à cause de l’émission Mégahertz, qui a fait un reportage sur la venue de NYC Rap Tour à Paris. » Deux ans plus tard, dans l’émission télévisée H.I.P. H.O.P., Sidney embauche de son côté un crew parisien, les Paris City Breakers (PCB), pour assurer le show et jauger les autres danseur·ses : le hip-hop atteint un public encore plus large.

À la même période, loin des scènes et des plateaux de télévision, des b-boys étasuniens font grande impression sur de jeunes français·es en breakant au Trocadéro. Rapidement, les Halles du centre de Paris, la boîte de nuit du Bataclan, ou encore la « salle Paco-Rabanne » située dans le nord-est de la capitale, deviennent des lieux d’entraînement et de défis fréquentés par des breakers venus de toute la banlieue parisienne, en particulier de Seine-Saint-Denis.

Un pilier du hip-hop

Gabin Nuissier est de celleux-là. Né à la Martinique et arrivé en Seine-Saint-Denis à huit ans, il découvre le breakdance au pied de sa cité de Dugny, en 1982. Le sens de l’observation, le dépassement de soi et l’esprit de défi inscrit dans la danse plaisent immédiatement à ce pratiquant des arts martiaux, autant que les rencontres provoquées par les battles. « À cette époque, se souvient-il, on ne disait pas hip-hop mais “zulu”, pour la Zulu Nation d’Afrika Bambaataa. C’est un acteur incontournable. Aux États-Unis, les gangs s’affrontaient […]. Afrika Bambaataa a dit : “Arrêtons et essayons de discuter, de se confronter sur le terrain artistique”. C’est toute la force et l’esprit de la culture hip-hop ! »

Gabin Nuissier se lie d’amitié avec des adolescents venus de différentes communes de Seine-Saint-Denis, et rejoint plusieurs crews, dansant au pied des immeubles et au Bataclan. Puis, le 22 avril 1983, le couturier Paco Rabanne, promoteur des cultures noires, ouvre le Centre 57, un centre d’art accueillant gratuitement les crews. Parmi 350 autres groupes, Gabin Nuissier et ses acolytes, Bouda, Blaise, Xavier, Rodrigues, plus tard Kool Shen et Joey Starr, viennent s’entraîner dans ce qui est rapidement appelé « salle Paco-Rabanne ». Des producteurs viennent régulièrement repérer des danseurs et, un jour, les amis sont embauchés sur un clip. Paco Rabanne leur distribue des baskets et des tee-shirts sur lesquels est inscrit « Actuel » : ils se nommeront donc Actuel Force. Pour ne pas être confondus avec la revue Actuel, qui a décliné un partenariat avec eux, leur nom est changé en 1986 pour Aktuel Force.

Le crew participe notamment au festival de smurf et de breakdance Fêtes et forts, organisé dans une casse automobile au Fort d’Aubervilliers en juillet 1984, ainsi qu’aux free jams du terrain vague de La Chapelle, organisées par Dee Nasty à l’automne 1985. Les jeunes hommes y défient d’autres crews, comme les 3000 City Breakers, les 42d Street, les Street Kids ou les Raguenet Bad Guys. La même année, la pratique de la danse permet à Gabin Nuissier de décrocher un poste d’animateur. Cependant, à la fin des années 1980, l’attrait pour les danses hip-hop diminue, en même temps que de nombreux danseurs prennent le micro.

De la rue à la scène

C’est le cas de Kool Shen et Joey Starr, membres d’Aktuel Force qui fondent le groupe Suprême NTM en 1989. On aperçoit d’ailleurs le crew dans le clip Tout n’est pas si facile, sorti en 1995. À cette époque, Gabin Nuissier forme de nouveaux et nouvelles danseur·ses, notamment la b-girl Karima Khelifi, commence à monter sur scène, et donne des spectacles de rue. En 1993, il est contacté pour proposer une master classe au Théâtre contemporain de la danse, à Paris, avec Easy Rock du Rock Steady Crew, Storm et Emilio Scalambro. La rencontre est fructueuse, puisqu’Aktuel Force fait ensuite la première partie du Rock Steady Crew à Suresnes. Puis, le théâtre de Suresnes programme un spectacle entier d’Aktuel Force… et le directeur du Théâtre contemporain de la danse, Olivier Meyer, leur propose une tournée, Sobédo, avec d’autres compagnies. La troupe se produit notamment au Casino de Paris : le hip-hop est désormais, aussi, une danse scénique.

Aktuel Force devient une compagnie, qui enchaîne les spectacles et les tournées dans les années 1990 : Évolution, Pyramide, Babel, Le temps qui danse… Simultanément, Gabin Nuissier poursuit une mission de transmission, à travers des cours, des ateliers et des master classes. Quarante ans après la naissance d’Aktuel Force, un studio du Centre national chorégraphique de Rennes et de Bretagne porte le nom du crew, et le breaking devient une discipline olympique lors des Jeux olympiques de Paris 2024.

Publié le 08/01/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

un graffiti sur une toile sur lequel est écrit "hip"hop".
Hunt sur Wikimedia Commons, CC BY 2.0

« Gabin Nuissier, l’histoire de la danse hip-hop en France », par landerssarrazin | Down With This, 2012

Dans ce long entretien en deux parties, Gabin Nuissier revient sur ses débuts et sur la formation du crew Aktuel Force. Il évoque également les créations scéniques de la compagnie, les enjeux de la transmission, et la philosophie qui préside à la pratique des danses hip-hop.

La deuxième partie de l’entretien est à lire ici.

Cours de hip-hop au collège Lurçat de Saint-Denis avec Gabin Nuissier.

« Gabin Nuissier, le parrain français du breakdance », par Carine Arassus | Seine-Saint-Denis le Mag, 2022

Retour sur le parcours de Gabin Nuissier, membre cofondateur d’Aktuel Force qui a grandi en Seine-Saint-Denis, et qui vit et travaille toujours dans ce département francilien.

« Le terrain de Stalingrad, lieu mythique de l’histoire hip-hop » | Autour de Paris, 2020

Entre 1985 et 1989, le terrain vague situé au 18 boulevard de la Chapelle à Paris a permis la renaissance d’une culture hip-hop menacée par le déclin. Retour sur l’histoire de ce lieu, assorti de nombreux témoignages d’acteurs de l’époque, dont Pascal Blaise Ondzié, cofondateur du crew Aktuel Force.

Danser hip-hop

Rosita Boisseau
Nouvelles éditions Scala, 2021

Partie de rien, avec juste la peau sur les os, mais dure comme il faut à force de se frotter au bitume, la danse hip-hop a quitté la rue pour investir les théâtres, les plateaux télé et les réseaux sans se couper de ses racines. Dans un contexte hexagonal unique en son genre, où la création et le show savent cohabiter, elle a su résister à l’institutionnalisation, continuer à creuser sa veine chercheuse tout en composant avec le divertissement grand public et en s’impliquant dans le circuit des battles. Protéiforme, multiple, elle essaime dans tous les contextes jusqu’à devenir un mouvement artistique populaire majeur.

Ce livre tente de ramasser les enjeux toujours bouillonnants de ce mouvement en France. Les cinq chapitres qui le composent se focalisent sur les histoires spécifiquement françaises de la communauté, sur l’importance du collectif, des battles, sur la place des femmes et enfin sur la pluralité des styles de danses. La complicité avec le photographe Laurent Philippe, qui a collecté un nombre impressionnant d’images sur le phénomène, offre à cette traversée du hip-hop une embarcation visuelle magique. [Résumé de l’éditeur]

À la Bpi, niveau 3, 792.8 BOI

Danse hip-hop : Respect !

Claudine Moïse
Indigène, 2004

À l’occasion du Festival de danse international de Montpellier qui met le hip-hop à la une de son édition 2004, Claudine Moïse fait le point sur vingt ans de hip-hop et tente, à travers des interviews de chorégraphes et de danseurs, de dire le sens de cette danse, sa force politique et toute la révolte sociale qu’elle exprime. © Électre

À la Bpi, niveau 3, 792.84 MOÏ

Regarde ta jeunesse dans les yeux. Naissance du hip-hop français, 1980-1990

Vincent Piolet
Le Mot et le reste, 2015

Se fondant sur une centaine d’interviews d’artistes connus, comme Kool Shen ou Stomy Bugsy, ou underground, Vincent Piolet relate la naissance du hip-hop français et son passage d’un mouvement de contre-culture à un phénomène de masse. Il expose le contexte social qui a accompagné et porté l’essor de ce style musical. © Électre 2015

À la Bpi, niveau 3, 780.639 PIO

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