C’est justement ceux-là que son cinéma a choisi : des sons et des images qui n’appellent pas de commentaire. Loznitsa ne nous place face à personne en particulier et si l’on est tenu malgré tout en dialogue avec le monde, c’est avec les situations de vie d’une population qu’il nous présente avec une certaine distance. Pourtant, ces groupes ne sont pas des objets pittoresques, même si le cinéaste les tient à distance. Si de ceux-ci sortent des figures singulières, elles sont là pour inscrire ce qui, du point de vue photographique, révèle la profondeur d’une intériorité des êtres. (…)

Du bruit de fond, qui charge et définit l’étendue émergent des éléments distincts. L’étendue c’est l’espace qui s’étire jusqu’à la limite du visible et de l’audible, c’est-à-dire un espace de la réalité qui ici est confronté à celui du rêve. Un bruit de fond épais et flou, dont on ne sait s’il relève du vent dans des feuillages ou de la pluie ? Ce pourrait même être de la mer, tant ce bruit est blanc ; mais Loznitsa n’est pas un marin, c’est un terrien, son espace d’expression est la ville, la campagne et la forêt. Ce bruit de fond c’est celui du cinéma direct. Il le conserve pour en faire une première couche sonore, un sédiment qui va porter les surgissements, aussi courts soient-ils, ils sont l’expression d’un lieu, d’une heure ou d’une époque de l’année.
Ces éléments émergents traversent toute l’œuvre, ce sont des signes le plus souvent saisonniers, la palette reste simple, même si les occurrences sont nombreuses. Surgissements placés méticuleusement un à un, calés dans la profondeur de champ. Cris de choucas, stridences des martinets traversant l’espace, cris de hulotte ou coucou lointain : les oiseaux y tiennent une bonne place. Viennent les animaux de la ferme : vaches, taureaux, poules, coqs, oies, chevaux, indices du rapprochement d’un logis avec, toujours en annonce, l’aboiement des chiens. Ils s’appellent et se répondent de loin en loin toujours cartographiant les espaces invisibles. Ces émergences sont communes à de nombreux pays à toutes les saisons, ils nous placent juste devant la simple écoute de leur provenance dans la force d’expression qu’ils portent.
Plus près ce sont les bruits de circulation : les pas sur toutes les natures de sol et par tous les temps - neige dure ou mouillée, épaisse ou fine, sur la terre gelée ou souple du sous-bois, sol boueux, caillouteux, sablonneux, pas sur branchages tombés au sol mais aussi en ville sur pavés secs, mouillés ou enneigés avec la résonance des ruelles, pas en cadence des soldats marchant en rangs. Circulations des véhicules : charrettes tirées par un cheval, moto-chenilles de Lumière du Nord, train sifflant dans le lointain mais aussi tout ce qui marque le mouvement, de l’activité lente de la fenaison aux cadences de L’Usine, une trame qui s’entrebâille, laissant surgir les sons proches pour aussitôt les résorber.

Ses films sont des contes, des contes au récit simple, sans paroles, des contes ouverts sur le temps et qui nous placent au beau milieu d’un monde où des êtres souvent esseulés vivent en adéquation avec leur espace. Leurs pays s’offrent dans la force de leur désolation (Lumière du nord). De « pures fantaisies de l’imagination » dit de ses films Loznitsa, fantaisies qu’il construit patiemment, son par son, avec Vladimir Golovnitsky son comparse, son magicien du son. Des films réalisés avec la durée, c’est cette durée qui permet d’entrevoir ce qui pourrait apparaître et qui, par la force du temps, finit par émerger, par être rendu visible.
À ce moment de compréhension, la reconstruction du son peut commencer. Pour Maidan comme pour Paysage, ce n’est pas ce qui est à l’image que l’on entend, c’est un autre moment du même, un autre lieu dans les sphères de perception, un ouïr différent d’un voir, mais pas si éloigné pour autant, tenant un certain écart avec le cadre. On fait le son à part et on le réorganise selon des critères qui s’inscrivent d’abord « en lutte avec les images choisies », dit-il. Le son est une autre fiction qui travaille les images. Ce n’est pas un commentaire – voix off ou musique – c’est un autre terrain d’existence du vivant, la part vivante du film, « son sang », disait le preneur de son Antoine Bonfanti. Image et son ne bougent pas ensemble, voilà retrouvée l’autonomie du vivant.
Loznitsa sait même arrêter le mouvement des êtres dans l’image, les figures normalement actives de l’écran, les personnages, pour laisser passer les sons (Portrait, Paysage), leur demandant de ne plus bouger pour une à deux minutes de pose dans un paysage glacé, balayé en un panoramique, d’où émergent des sons ne provenant justement pas de l’image. On dit ces sons hors-champ dans le langage cinématographique dominant, je les dirais hors-temps. La part visuelle du film s’arrête partiellement pour mieux laisser agir les sons en action, laisser du temps pour le surgissement de ce que l’on n’entend jamais : l’état sonore de l’étendue, cette architecture virtuelle toujours aussi surprenante qu’inattendue. (…)

Si quelques rares fois la musique habite le paysage (Life, Autumn, Dans la brume), elle habite l’espace comme dans la vie, quand on joue pour passer le temps – l’instrumentiste assis dehors s’essaye à retrouver une ritournelle oubliée, appuyant sur les boutons sans trop y penser et le motif se met à tourner seul, comme une source s’écoule. À ces moments, la musique habite tant les lieux que les animaux peuvent dialoguer avec elle de leurs meuh ou leurs beeeh. Les vieux chantent et dansent les quelques pas dont ils se souviennent encore.
Tout y est pauvre, tout y est riche de l’essence des sons du monde : pas, tracteurs, cris d’animaux, tout y a valeur et y tient une place centrale. L’image répond à un son au détour d’une séquence : un poème se tisse, animaux et hommes y dialoguent. (…)
Le cinéma de Loznitsa est par sa construction sonore non seulement une opération d’ouverture, d’internationalisation – notamment par l’absence de voix off, mais aussi par la prise de recul qu’il opère, une incitation à nous faire préférer la distance, à nous tenir dans cet écart au monde pour parvenir à le saisir et le comprendre dans son essence. Dans le même temps, il nous invite à en jouir par l’œil et par l’oreille dans la durée qui est pour cela nécessaire, c’est la réponse qu’il a choisi de tenir face à un monde qui ne cesse de se refermer nous entraînant dans sa chute.
Daniel Deshays
Article paru dans son intégralité dans le numéro 88/89 de la revue Images documentaires.