J'y adjoindrai le film d'interview (Mais qu'est-ce qu'elles veulent ? de Coline Serreau), le docudrame (le Rimbaud de Dindo), la synthèse sur un sujet donné (La Spirale de Jacqueline Meppiel, Le Pays des sourds de Nicolas Philibert), l'essai métaphysique (Truth and Illusion de Vidor), le film à thèse (Terre sans pain), le poème rythmique (Pacific 231 de Mitry), la pure création plastique (le remarquable Posthume de Barille, Colin et Bohler), la saga d'un peuple (Route One de Kramer), le film militant (Borinage ou la série anti-rouge de Mosco), le puzzle de montage (Pelechian ou Good Times, Wonderful Times de Rogozin), et j'en oublie. Horizon illimité.

L'aire d'action des Films d'Ici ne proscrit pas la fiction lorsqu'elle se situe dans un cadre économique voisin de celui du documentaire, c'est-à-dire essentiellement celui du court-métrage. J'ai parfois essayé de profiter de cette ouverture. Mais la figure maîtresse est bien celle du hors-fiction.
Aujourd'hui, le documentaire présente de grands atouts au niveau de la communication : il y a toujours une case dans les grilles des décideurs télévisuels pour chacun des sujets qu'il propose. Bien difficile de trouver un documentaire totalement inédit alors que - faute de grilles adéquates - les fictions sans aucun public pullulent.
Depuis 68, les jeunes s'avèrent beaucoup plus sensibles au genre, presque autant que les vieux, lesquels considèrent comme sérieux les films sans acteurs, et farfelus les films joués.
Même la loi s'en mêle : il existe une exemption de droits de douane, spécifique aux documentaires, présumés de caractère éducatif, scientifique ou culturel. Si je tourne un film sur les tableaux de Van Gogh, j'en profite. Mais si c'est Pialat qui réalise un Van Gogh avec Dutronc, il fait tintin : c'est pas culturel, ni éducatif, ni scientifique.
L'avantage se situe aussi au niveau financier : comme on ne peut guère prévoir de ciné-chiffres miraculeux pour le hors-fiction, on doit, sauf cas exceptionnels, tourner uniquement avec les financements d'avant-tournage, préachats ou subventions. Ce qui fait que le risque est très réduit. En un temps ou règlements judiciaires et concordats sont une composante traditionnelle du paysage filmique, Les Films d'Ici font bande à part : on ne saurait les imaginer un jour en faillite. Voilà qui nous rassure fort, nous les cinéastes qui avons si peur de voir nos films retomber dans les mains de racheteurs ignares et paresseux.
Les Films d'Ici jouent donc franc-jeu : pas besoin pour nous de se battre afin d'arracher une rémunération. Notre employeur, très soixante-huitard, défendra nos intérêts avec la même ardeur que si c'étaient les siens.
Cette façon de procéder rend Les Films d'Ici d'un atypisme assez folklorique.
Aujourd'hui, la mode est au façadisme : les productions s'établissent dans les quartiers chics de l'Ouest parisien, occupant de vastes pièces vides de meubles, où l'on ne fout rien.
Les Films d'Ici, eux, font de l'anti-façadisme. Ils ne paient pas de mine. Pour les trouver, il faut monter jusqu'à Belleville, derrière les magasins orientaux, aller au fond d'une arrière-cour, pénétrer dans les locaux d'une boîte de post-production, suivre ensuite un couloir. Virage à gauche à angle droit. Marcher encore un moment. Une porte, qui semble être celle des chiottes, permet d'accéder à un escalier raide, large de 90 centimètres. Six marches, puis virage à gauche à angle droit. Douze marches, sous un plafond parfois à moins de deux mètres. Puis virage, toujours à gauche bien sûr, à 360°. Et miracle, au bout du labyrinthe, on découvre, sans cloisonnement aucun, cinq tables autour desquelles cinq groupes de personnes travaillent sur autant de films différents, sans parler du sixième qui se prépare dans l'espace non meublé essayant de faire couloir. C'est la ruche avec un grand R, une ruche infernale. On pense à la cabine des frères Marx, à la Pléiade chère à Pierre Braunberger, au Hors Champ de Paolo Branco. Le coulage, les structures sont réduits au maximum. Et pourtant, ou plutôt à cause de ça, ici naissent plus de trente films par an, dont beaucoup sont intéressants. C'est le producteur de Paris qui se situe au plus haut niveau : 107 mètres d'altitude. »
Luc Moullet
Texte initialement paru dans Les Films d'Ici, brochure éditée par la Galerie nationale du Jeu de paume à l'occasion de la rétrospective 10 ans de production des Films d'Ici, proposée par Danièle Hibon en 1994.