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Les chemins de l’exil dans le cinéma de Patricio Guzmán

Le réalisateur Patricio Guzmán quitte le Chili en octobre 1973, un mois après le coup d’État. Il vit depuis lors en Europe, sans cesser de filmer son pays natal. Ses documentaires sont profondément marqués par cet exil sans fin nous explique Julien Joly, docteur en cinéma, dans le cadre du cycle « Chili, cinéma obstiné » que propose La Cinémathèque du documentaire à la Bpi à l’automne 2020.

« Mon pays a sombré dans la terreur de la guerre, dans l’obscurantisme, et, là-bas, j’ai perdu les clefs de mes songes, de ma liberté, de mon identité. […] Toute création en exil est la recherche permanente de ces clefs perdues »

Atiq Rahimi, La Ballade du calame

La vie et l’art de Patricio Guzmán sont indissociables de la notion d’exil. Cette condition particulière, indéfinissable, a forgé les contours et les subtilités de ses choix et de ses engagements. L’exil a également façonné le regard unique de celui qui fit le choix de quitter le Chili en octobre 1973, à la suite du coup d’État militaire du 11 septembre 1973.

Une traversée de l’espace et du temps

L’exil ouvre chez Patricio Guzmán une distance physique et temporelle. Lorsque le cinéaste obtient, dans les années soixante-dix, la possibilité de finaliser le projet filmique La Bataille du Chili, témoignage des derniers mois de l’Unité Populaire avant le coup d’État, la négation du réel, le partage d’un Chili et d’une époque idéalisés deviennent inhérentes à l’œuvre du réalisateur.

Puis, Patricio Guzmán construit progressivement la possibilité du retour au pays par le biais du cinéma. Entre souvenirs et méconnaissance de la réalité du présent post-dictature, l’artiste réenclenche à la fin des années quatre-vingt son désir filmique, son insatiable curiosité pour saisir l’air du temps chilien. À travers l’œil de la caméra, le documentariste saisit les lumières et les ombres du Chili post-Pinochet.

À force de temps, d’expériences, de détresses et de renaissances, l’exil de Patricio Guzmán entre Cuba, Espagne puis France (au début des années quatre-vingt-dix) devient également une source de syncrétismes culturels, identitaires et symboliques qui influent sur son art. Il accumule plusieurs vies au sein de son existence, forgeant une identité transnationale nourrie de multiples lectures et approches du monde. Les frontières du national perdent en vigueur, au profit d’une vision plus globale, plus universelle.

Patricio Guzmán, La Cordillère des songes © Atacama Productions, 2018

Une poétique de la mémoire

Entre mémoire et Histoire, singulier et universel, Patricio Guzmán s’obstine à révéler les oublis, les silences d’hier qui rejaillissent sur les équilibres d’aujourd’hui. L’exil a éloigné l’artiste de sa terre natale, où violences et traumatismes ont longtemps régné en maîtres. Par le biais du documentaire, le but est de débusquer cette histoire ignorée, mise sous silence.

Le documentariste n’a donc de cesse d’interroger les mémoires et héritages de l’Unité Populaire de Salvador Allende (1970 – 1973), véritable laboratoire révolutionnaire anéanti par la violence des répressions militaires. Autre pilier du cinéma de Patricio Guzmán : donner la parole à celles et ceux qui sont restés, qui n’ont pas vécu l’exil mais d’autres douleurs, physiques, psychiques, mortifères. L’art du cinéaste est celui d’un espace offert pour que les mots, les émotions soient partagés. Une sorte de catharsis peut ainsi commencer pour les spectateurs et les protagonistes des films tout autant que pour le cinéaste.

L’éloignement entre l’individu et son pays, amplifié par l’accélération de l’Histoire et des modèles de société frénétiques, accroit la sensation de Patricio Guzmán d’être un étranger dans le Chili contemporain. Sa dernière trilogie, ouverte en 2010, insiste sur ce décalage sans pour autant décourager un cinéaste avide de révéler les faiblesses de son pays et de mettre en lumière les alternatives, les possibilités d’un autre monde. Pour ce faire, il propose des lectures et des approches poétiques et spirituelles, interrogeant ce qu’est l’identité chilienne. Par la puissance du sensible qui émane de son cinéma, c’est notre humanité qui se trouve questionnée.

Depuis la trilogie de La Bataille du Chili jusqu’au récent La Cordillère des songes, la condition d’exilé possède des échos majeurs et lancinants sur les documentaires de Patricio Guzmán. Le plaisir créatif embrasse souvent les douleurs, les tristesses de regards distanciés, parfois étrangers, entre une société et un de ses enfants. Pourtant, ces aventures artistiques viscérales sont nécessaires au cinéaste. Elles domptent ses labyrinthes intérieurs tout en prolongeant luttes et engagements, pour que le Chili dépasse enfin l’inertie que la dictature a installée.

Publié le 22/09/2020 - CC BY-NC-SA 4.0

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