Interview

Filmer la ville : Johannesburg

Cinéma - Politique et société

Affiche du film Jeppe on a Friday

Jeppe on a Friday est un film documentaire co-réalisé par Shannon Walsh, d’origine canadienne et par Arya Lallooo, sud-africaine.
En une journée, elles ont filmé le quotidien de cinq habitants de Jeppe, un quartier historique de Johannesburg.
Loin des clichés, le film s’attache à ces cinq personnages. Chacun d’eux a son propre parcours, son histoire personnelle. Ensemble, ils composent le visage d’une société sud-africaine complexe et vivante.
Ce film est projeté par la Bpi dans le cadre du cycle de cinéma documentaire : Imaginaire des villes, regards de cinéastes et d’artistes sur la ville.

Jeppe on a Friday (bande-annonce)par cinemasdafrique
 

Interview des réalisatrices

Traduction de Monique laroze

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Arya Lalloo et Shannon Walsh, Droits réservés

Avant de venir présenter leur film Jeppe on a Friday à Paris,Arya Lalloo (à gauche sur la photo) et Shannon Walsh (à droite sur la photo) ont répondu longuement par écrit à nos questions. Nous les en remercions chaleureusement. 

Pourquoi avoir choisi de filmer Johannesburg, et particulièrement le quartier Jeppe ?

Shannon Walsh :
Je vis en partie en Afrique du Sud depuis 2002. J’y suis d’abord allée à cause d’un travail que j’avais entrepris avec l’universitaire Claudia Mitchell autour de la jeunesse, la sexualité et la créativité artistique.
Je me suis découvert une relation amour/haine avec ce pays, fascinée par son histoire récente et son esprit révolutionnaire, et attirée par l’histoire de la lutte contre le racisme et les conflits sociaux.
Tout était en train de changer et de se redéfinir avec l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement, et c’était politiquement passionnant.
Il est vrai aussi que les Sud-Africains, au contraire des Canadiens, n’hésitent pas à s’exprimer vraiment, ont des opinions tranchées et ne se privent pas de les faire savoir. J’aimais leur approche frontale, qui laissait entrevoir de réelles possibilités d’action. C’est ainsi je me suis retrouvée à mener en Afrique du Sud mes recherches de maîtrise puis de doctorat.

Quand j’ai commencé à réfléchir à la réalisation d’un documentaire sur un quartier en Afrique du Sud, j’ai cherché un milieu à la veille du changement, et un endroit qui refléterait les contradictions de la société sud-africaine. Certains quartiers n’ont rien de particulier et sont homogènes. Mais Jeppestown commençait à s’embourgeoiser, tout en conservant une diversité d’usages et de coutumes plus représentative du pays dans son ensemble. C’était aussi l’un des quartiers les plus anciens de Johannesburg, un secteur de la ville qui avait été en grande partie déserté par les capitaux blancs depuis la fin de l’apartheid, mais où les blancs commençaient à se réinstaller. En outre, comme après mon doctorat j’avais obtenu un poste de chercheuse à l’université de Johannesburg dans le laboratoire du changement social en Afrique du Sud, cela avait du sens de baser le projet à Johannesburg.

Arya Lalloo :
Lors de notre rencontre en 2011, Shannon et moi étions toutes deux engagées dans la vie politique du ghetto urbain, mais de manière différente.
J’habite un quartier encore très « dégradé » du centre à côté de Jeppestown. Je m’y étais installée avant la grande rénovation urbaine qui s’est accélérée ces quelque six dernières années (avec pour catalyseur la Coupe du  monde de 2010). C’est ce qui m’a d’abord incitée à travailler avec Shannon sur un film avec pour thème le quartier. Je voulais montrer la réalité de Johannesburg au public tant local qu’international, loin du discours officiel qui ambitionne d’en faire une « grande ville africaine de classe internationale ». Dans cette approche, les gens qui habitent dans ces quartiers à l’abandon ne sont souvent même pas reconnus comme des personnes. On parle de « décanter » (comme pour un liquide trouble) pour expulser les habitants des bidonvilles, les petits commerces ne sont pas considérés comme légitimes, et plus généralement les quartiers ne sont pas vus comme des lieux de résidence mais comme des problèmes à résoudre. D’où l’idée répandue qu’il n’y a pas de vie dans cette ville, ce qui, comme on le voit dans le film, est totalement contraire à la vérité, mais permet d’entretenir l’illusion qui justifie un programme.
Jeppestown était tentant parce qu’il s’agit d’une banlieue ouvrière qui date des premiers temps de Johannesburg. L’identité du quartier est multiple : ce fut d’abord la résidence des magnats des mines, comme on le voit lorsque JJ visite l’hôtel de caractère historique, puis un district ouvrier, ce qui explique pourquoi on y trouve le foyer  pour hommes où Robert habite. On y trouve les traces d’une activité commerciale, et c’est là qu’apparaît Ravi.

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L’artisan Ravi dans sa boutique © Manielle Brits 

Sous l’apartheid, les travailleurs noirs étaient souvent logés près des zones industrielles, telle que l’usine de recyclage où Vusi décharge des camions en fin de journée. Après l’apartheid sont arrivés beaucoup de migrants africains comme Arouna, et pour en rajouter à cette extraordinaire diversité, son nouvel avatar est celui d’un quartier artistique branché, sous l’influence de promoteurs comme JJ, qui jouent de l’idée qu’il n’y avait pas de vie sur place avant leur arrivée.
Faire le film était à la fois une manière de révéler les tensions à l’œuvre dans ce petit milieu, et de garder une trace d’un quotidien qui ne perdurera plus longtemps sous sa forme actuelle. J’avais aussi le désir de présenter au monde le caractère particulier de notre ville « indomptable » à travers les gens qui la font vivre et la politique qui les façonne au quotidien. C’est pour cela que Shannon et moi n’avons pas eu pour le film une approche purement intellectuelle. Même si nous avions toutes deux une opinion politique bien tranchée sur les conflits inhérents au processus d’embourgeoisement, nous avons choisi de traiter comme égales et normales les différentes réalités de ce quartier, et de ne pas le réduire à sa violence ou sa pauvreté. Considérant l’opinion majoritairement répandue sur Johannesburg CBD (Central Business Centre) c’était déjà une approche politique.


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En 2010, Shannon, vous avez mené un projet comparable dans sa forme : « À Saint-Henri, le 26 août ». Pouvez-vous comparer la manière dont vous avez filmé ces deux villes ?

Shannon Walsh:
À Saint-Henri, le 26 août
était le premier documentaire d’une série sur les quartiers réalisée en collaboration. Comme je suis originaire de London (Ontario) – et anglophone – je suis à vrai dire une étrangère aussi au Québec. Mais à Saint-Henri, le processus était quand même complètement différent. Mon co-auteur, Denis Valliquette, avait grandi à Saint-Henri, et c’est avec lui que j’avais commencé à discuter de la signification politique du territoire, à la lumière d’ouvrages comme ceux de LeFebvre, de Certeau et Tiqqun. Nous nous intéressions à l’ “usage” et aux pratiques superposées qui donnent vie à un territoire, comme la manière dont les jeunes transforment un terrain vague en royaume imaginaire, ou dont les glaneurs se déplacent dans le territoire d’une façon bien spéciale.
À Saint-Henri avait aussi surgi de mon désir de rendre hommage au cinéma du Québec, et à la grande tradition artistique de cette province. J’étais fascinée par l’œuvre littéraire d’Hubert Aquin, ce même Aquin qui allait  réaliser en 1962 pour l’ONF Le 5 septembre à Saint-Henri, le film qui est en fait la source d’inspiration de toute cette série. Il date du tout début du cinéma direct au Québec, et a réuni tout un groupe de cinéastes autour de l’exploration du même quartier sur une seule journée. Cinquante ans plus tard, il m’a paru passionnant de leur rendre hommage en revisitant leur approche et en redécouvrant le quartier, tout en découvrant notre propre réalité contemporaine et notre propre pratique du cinéma direct.
Mais à Johannesburg c’était tout autre chose. Le contexte de l’Afrique du Sud impliquait des exigences totalement différentes, tant sur le plan de l’éthique que celui de la forme. Ici il était essentiel de garder l’esprit ouvert et « d’oublier » par certains côtés le rapport aux films sur Montréal, de permettre aux réalisateurs avec qui nous travaillions d’exprimer la voix particulière du cinéma direct sud-africain, et de rendre le rythme et le sentiment de Jeppestown. Alors là aussi nous avons visionné beaucoup de films ensemble et avons passé des mois à discuter de cinéma, mais l’approche était quelque peu différente. Par exemple, alors qu’à Saint-Henri le film se laissait aller à une certaine dérive formelle, à Johannesburg nous avons délibérément choisi de suivre certains personnages sur un temps assez long. Et aussi il était pour nous hors de question de présenter une image idéalisée du quartier de Jeppestown. Ce thème de la représentation a suscité beaucoup de discussions,  ce qui avait moins le cas à Montréal.

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Les personnages de « Jeppe on a Friday » sont très différents. Comment s’est passé le casting ?

Shannon Walsh
Arya and moi avons exploré le quartier en nous laissant porter par les circonstances : nous nous baladions dans les rues en faisant connaissance de tous ceux que nous pouvions rencontrer. Nous nous sommes aussi baladées avec les autres réalisateurs, à la recherche de rencontres de hasard qui pourraient nous guider. En même temps nous tenions à faire partager notre point de vue particulier sur la dynamique et les contradictions de la société sud-africaine, et du coup il était important, au final, de nous assurer que nous pouvions représenter une certaine diversité de vues.

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JJ, l’agent immobilier © Manielle Brits           

Ainsi par exemple, nous avons tout de suite compris que le personnage de JJ, le jeune entrepreneur qui tente de faire de la promotion immobilière, serait fondamental.

Arya Lalloo :
Le choix s’étant porté sur Jeppestown, nous nous sommes interrogées sur la manière de décrire sa vie, son caractère, ses complexités et son rythme. C’est ce qui a orienté le casting : il fallait trouver un groupe de personnages qui pourraient révéler les aspects intimes et profonds du quartier, et qui pourraient travailler ensemble pour refléter les tensions qui s’y jouent. Nous  avons adopté une démarche assez complète, en restant fidèles à la tradition du cinéma vérité et en passant beaucoup de temps en repérages dans le quartier.
Au cours de ce processus s’est élaborée la palette des personnages, et grâce à eux le film a pris une direction plus claire. Par exemple nous savions depuis le début que nous voulions représenter la nature panafricaine du district, mais c’est seulement quand nous avons rencontré Arouna  lors d’une pause déjeuner dans son restaurant que cet aspect du récit s’est réellement mis en place. Donc même s’il est vrai que nous avions décidé de traiter certains aspects spécifiques de Jeppestown à travers des personnages qui les représenteraient, l’irruption de personnes bien réelles dans ces rôles a fait prendre au film, et en mieux, une autre dimension qui à mon avis en fait toute la force. Notre point de vue est bien là, mais il n’est en rien didactique ou cérébral. Le cœur du film c’est le monde intérieur des personnages, avec leurs spécificités et leurs histoires personnelles, et le spectateur se sent impliqué dans cette traversée de l’intime et de l’individuel

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Malgré leur diversité, tous les personnages sont confrontés à des difficultés et tous sont animés d’une grande force vitale. Ils évoluent dans un même quartier – à priori pas très vaste– mais ne se rencontrent jamais. Est-ce que c’est, pour vous, l’image de la société sud-africaine : un ensemble de personnes qui « avancent » mais qui ne se croisent jamais et qui s’ignorent même ?

Shannon Walsh :
Une caractéristique essentielle de Johannesburg, c’est que les gens luttent pour arriver à quelque chose. C’est une ville bâtie au moment de la ruée vers l’or, et beaucoup la voient toujours comme « la ville de l’or » où tous les rêves peuvent se réaliser. Mais en même temps, ces désirs qui pourraient les unir, les gens les vivent souvent dans la solitude. Johannesburg est aussi une ville faite de bulles – de mondes qui s’ignorent, même s’ils partagent le même territoire. C’est une ville de murs et de clôtures de sécurité, et ces séparations sont également très intériorisées. Les différences de race et de classe, rigidifiées par l’apartheid, ne s’effacent pas en une seule nuit. 

Arya Lalloo :
Il est vrai que l’Afrique du Sud est une société fracturée, et d’une certaine manière Jeppestown est comme un microcosme amplifié de l’environnement social éclaté et aliénant qui définit l’Afrique du Sud. C’est pour moi ce qu’il y a de plus traumatisant dans le quotidien parce que cela retentit sur tous les aspects de la vie. Cela prend aussi différentes formes : dans certaines zones, des villes entières sont encore divisées en deux selon la race  – c’est la marque laissée sur l’espace par l’apartheid –, dans d’autres des populations très aisées (et multiraciales) sont entourées de quasi-bidonvilles satellites où se concentre, opportunément bien dissimulée, la force de travail à leur service. Il faut donc en permanence s’adapter à différentes sortes de fractures qui ne cessent de se renforcer entre Sud-Africains, et qui les mettent toujours sur la défensive, les rendent suspicieux et leur inspirent la peur des autres. Rien ne va de soi, et cela génère un climat d’anxiété, d’incompréhension, et de préjugés qui se perpétuent. On trouve dans le film de nombreuses allusions à cette atmosphère, l’exemple le plus évident étant la relation entre Arouna et Robert.
Ceci dit, il y a aussi des exceptions. Dans une société comme la nôtre les lignes finissent évidemment par bouger parce que les gens ne peuvent pas toujours être aussi rigides. L’être humain est plein de contradictions, et dans certains moments du film parmi mes préférés on voit des relations étonnamment chaleureuses, comme par exemple l’intimité entre Ravi et son employé Patrick, ou l’humour et la familiarité entre Vusi et sa « Madame »méfiante de la banlieue chic.

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L’Afrique du Sud est connue pour sa violence. Dans votre film, celle-ci n’apparaît presque pas. Certes Arouna évoque les événements xénophobes de 2008 mais à présent son restaurant est un modèle pour les communautés étrangères, et Vusi lorsqu’on l’interroge dément l’existence de violence entre « trieurs de poubelle ». Avez-vous voulu en finir avec cette association Afrique du Sud = violence ?

Shannon Walsh :
Nous avons beaucoup réfléchi à la représentation de l’Afrique du Sud comme d’une société violente, or la réalité que nous vivons là-bas au quotidien n’est pas (seulement) celle-là. Peut-on parler de la vie quotidienne des Africains sans mots qui renvoient à la violence, au génocide, au viol et à la corruption ? Sous cet aspect, le fait de nous exprimer de manière plus nuancée, en montrant, par exemple, comment la question du genre intervient dans la vie quotidienne ou comment les divisions se créent à travers les rumeurs, les soupçons, les suppositions – a participé pour nous d’une action politique contribuant à redéfinir les représentations.

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Vusi ramasse les déchets © Black Woodhams   

Arya Lalloo :
Il est impossible d’en finir avec cette association. Cela fait trop partie de l’image qu’on se fait de Johannesburg à partir des informations, de films ou de la vie réelle. Je ne suis pas d’accord avec l’idée que le film suggérerait que la violence est absente : regardez les grilles anti-cambrioleurs dans le restaurant d’Arouna, les chiens qui aboient au passage de Vusi ou le nombre de personnels de sécurité privée à Maboneng. Peut-être le film ne présente-t-il pas la violence comme on pourrait l’attendre d’un reportage sur un quartier de Johannesburg, mais il faut comprendre qu’on ne voit pas tout le temps des gens courir dans la rue les armes à la main. Je voulais présenter une perspective différente, montrer que tout n’est pas blanc et noir, que même si la violence fait partie de la trame de notre quotidien, tout autour la vie continue dans toute sa complexité, beauté et horreur mêlées. Nous arrivons à vivre dans ce climat, et nous éprouvons bien des moments de camaraderie à l’intérieur de cette société conflictuelle à laquelle on a fini par nous résumer. Ainsi le “quotidien” peut être un jour tout à fait normal, mais comme la violence ici est si foncière et complexe, ces moments “de répit” sont lourds de son éventualité.  Nous attendons toujours qu’il se produise à nouveau quelque chose, parce qu’un ami s’est fait braquer la semaine passée, ou parce qu’un reportage nous a fait peur, ou parce que nous avons été confrontés  récemment à quelque  phénomène de violence plus ou moins grave. Il me semble que le film exprime cette violence inhérente à notre société à travers la vie des personnages et leur façon de naviguer dans la ville et dans leur propre vie, sans porter de jugement, ou, comme je l’ai dit, sans la réduire à cela. C’est important pour moi, car c’est une des raisons qui font qu’on comprend si mal Johannesburg. J’ai visité d’autres grandes métropoles et j’y ai retrouvé des aspects de ce qui rend Johannesburg si incertain, mais ici c’est juste à plus grande échelle, ou alors ces conflits violents sont plus strictement contenus et masqués dans d’autres sociétés.

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Shannon, votre film « H2Oil » avait nécessité des recherches approfondies, « Jeppe on a Friday » semble un film plus « direct ». Est-ce  pour vous deux manières différentes de filmer ?

Shannon Walsh :
H2Oil s’appuyait sur un gros travail de recherche, absolument, mais il était aussi le résultat  de tout le temps passé avec les résidents de Fort Chipewyan et de l’observation de leur lutte. Dans le cas de Jeppe on a Friday, le film donne l’impression d’un happening – tourné sur une seule journée – mais il a fallu plus d’un an de recherche avant le tournage, c’est vraiment sur ce terreau que le film a grandi. C’est un cinéma très réfléchi dans sa méthode, et, pour Arya comme pour moi il était d’une importance critique d’étudier le quartier sous tous ses aspects avant même de faire tourner la caméra. J’ai également écrit sur le quartier, en développant des points de vue qui ne sont pas dans le film. Ces deux documents seront disponibles d’ici quelques mois :
Walsh, S. (2013) “We won’t move: The suburbs take back the center in urban Johannesburg.” CITY: Analysis of urban trends, theory, policy, action. Taylor & Francis. 2013.
Walsh, S. (2013) The Nomad, Refugee, the Developer, and the Migrant: Four stories of inner-city travelers in Johannesburg in G. Lean, R. Staif, and E. Waterton (Eds) Travel and Transformation. Surrey, UK: Ashgate.

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On parle parfois au sujet de vos films de « cinéma direct », est-ce que vous vous reconnaissez dans ce courant ?

Shannon Walsh :
Je rattache certainement mon travail au cinéma direct, même si je n’ai pas l’impression que ce soit ma seule manière de faire. Je travaille actuellement sur un essai documentaire sur l’Arrogance, ainsi que sur un long métrage de fiction. Mais il est vrai que le cinéma direct a une force incroyable, et je pense que mon travail en ethnographie et anthropologie me portait vers ce courant stylistique. Évidemment, le fait de travailler au Canada (tout particulièrement au Québec) avec son extraordinaire tradition de cinéma direct a été déterminant.

Arya Lalloo :
Tout au long de la réalisation je me suis laissée guider par les notions de flânerie et de dérive[1] si liées au Cinéma vérité. J’avais une conscience aiguë du regard réducteur et voyeur qu’on attribue aux pionniers du cinéma vérité, particulièrement  Jean Rouch, qui reste une figure très controversée en Afrique. Cette controverse est illustrée par sa  confrontation avec Ousmane Sembene, révélatrice d’une relation durable et très problématique entre le cinéma direct, l’ethnographie et les représentations de l’Afrique. C’est une question délicate, qui suscite de ma part des opinions compliquées. Ma collaboration avec Shannon m’a permis d’explorer ces questions complexes parce qu’à nous deux nous avions deux “paires d’yeux”, celle  du “dedans” et celle du “dehors”, et qu’elle voyait des choses que je ne pouvais pas voir, et vice-versa. Pourtant j’étais inquiète car je pouvais percevoir dans le film d’Hubert Aquin, le premier du format « un jour dans la vie d’un quartier » tourné en cinéma direct, des éléments justifiant le reproche de regard réducteur que Sembene faisait aux films ethnographiques. Dans son commentaire en voix off, Aquin offre une vision idéalisée de la classe ouvrière, dans le registre “Regardez, ce sont des personnes”. Évidemment je ne voulais pas pour mon film de ce ton-là. Je ne m’étonne pas que des personnes vivent au centre de Johannesburg  puisque c’est précisément de là que je viens. Ce ton est inséparable du regard que les observateurs du “centre” portent sur les marges et ce qu’ils en imaginent. Il était donc très important de déconstruire les aspects ethnographiques du cinéma vérité (on peut soutenir que de là procède sa tendance réductrice).  Et nous l’avons fait en encourageant l’équipe à se ménager des instants de réflexion sur sa pratique, quand le film s’écarte volontairement de la seule observation : par exemple les personnages parlent directement à la caméra, et l’on entend la voix des réalisatrices.
Ces interruptions clarifient la relation qui existe entre observateurs et observés, et révèlent qu’il existe un point de vue construit au-delà d’un simple enregistrement sur le vif. Pour moi ce sont des moments qui, au lieu d’éloigner le spectateur de l’univers du film comme on pourrait le croire, le rapprochent vraiment des personnages. Grâce à ces instants, il comprend qu’il se passe dans leur vie bien autre chose que ce qu’ils choisissent de partager avec le public, qu’ils sont des personnages réels qui participent à un film.

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Quels sont vos projets à présent ?

Shannon Walsh :
Comme je l’ai déjà dit, je travaille sur un nouveau documentaire et sur un long métrage de fiction. J’ai aussi en projet la troisième partie d’un documentaire collectif sur un quartier de Hong Kong (ndlr : où elle réside actuellement).

Arya  Lalloo :
Mon prochain film traitera de Steve Fataar, un musicien de couleur originaire d’Afrique du Sud, qui s’était fait un nom sur la scène internationale dans les années 60. C’est le fondateur du groupe sud-africain The Flames, qui au sommet de sa gloire fut signalé comme le groupe préféré de Mick Jagger et Paul McCartney, et fut « adopté » par les Beach Boys. C’est donc un thème culturel local, mais aussi un épisode passablement méconnu de musique internationale assez insignifiante. Mais il ne s’agira pas d’un film musical au sens traditionnel. Steve a choisi de renoncer à la scène internationale en 1971 pour rentrer dans son pays au plus fort de l’apartheid. Le film tentera d’explorer l’idée de liberté individuelle et de montrer comment elle s’accomplit de la manière la plus surprenante et la plus improbable. C’est une biographie intime et complexe, avec pour toile de fond une période très singulière de l’histoire politique et culturelle, sur le plan national et international.
Je voudrais pour finir, faire une remarque : Comme le dit le réalisateur sénégalais Moussa Sene Absa : « La culture c’est comme l’armée. Si on n’a pas d’armée à soi, on aura l’armée du voisin. Si on ne préserve pas sa culture, on aura la culture des autres.” En Afrique du Sud, nous ne manquons certainement ni de culture ni d’histoires à traiter. Le plus grand défi que nous cinéastes africains devons relever aujourd’hui, ce n’est pas de trouver des histoires, mais de lutter pour un lieu où exprimer notre point de vue et de trouver les moyens qui puissent rendre justice à nos histoires et à notre point de vue. Ceci implique nécessairement le développement  de nos communautés culturelles et la coopération avec des personnes qui ailleurs dans le monde partagent ce point de vue : il s’agit tout simplement de mettre les moyens en commun et de travailler ensemble. Mais dans les négociations préparatoires, il est essentiel de ne pas faire de concessions sur certains points essentiels, afin de ne pas tomber dans la représentation exotique de soi ou, pire, dans l’autocensure. C’est un vrai danger quand la plupart du monde développé regarde, ou veut regarder, la réalité africaine avec des œillères, à supposer qu’il veuille la regarder…  C’est frustrant, mais il est pour moi très positif que de plus en plus d’artistes et de cinéastes africains défrichent de nouveaux territoires à leur manière à eux, et je suis très heureuse de faire partie de ce milieu-là. Je suis aussi très heureuse d’avoir découvert en Shannon une collaboratrice créative qui, quoiqu’originaire d’un des pays les plus sûrs et les plus développés au monde, est tellement sensible et attentive à ces problèmes complexes.

Remerciements à Shannon Walsh et Arya Lalloo pour leur confiance et leur disponibilité et à Monique Laroze pour la traduction.

[1] En français dans le texte

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Publié le 02/10/2013

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