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Appartient au dossier : 40 ans / 40 romans

Huit romans pour parcourir quarante ans de littérature

Pour fêter ses quarante ans, la Bibliothèque publique d’information a demandé à quarante professionnels du livre (éditeurs, écrivains, journalistes…) de chroniquer chacun un roman, français ou étranger, emblématique à leurs yeux de ces quatre décennies passées. Parmi cette sélection forcément subjective, Balises a repéré huit romans dont l’actualité ne s’est pas démentie.

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Les années 1980 – Phrasé jazz et plaisanterie slave


Olivier Chantraine, écrivain, ouvre cette sélection en parlant du style « direct, efficace, incisif, savamment distillé, riche en progression mentale et économe en mots » dont use Philippe Djian dans 37,2 le matin :

« L’importance de la première phrase, voilà ce qu’en dit le maître : elle renferme, dans une certaine mesure, le roman tout entier, elle est à tout le moins la première pierre, celle sur laquelle toutes les autres vont venir s’appuyer au fur et à mesure. Elle va décider par sa taille et par sa forme de la direction et de l’humeur du livre à venir. Il est conseillé de la tourner et de la retourner dans tous les sens, d’en examiner les moindres détails avant de se précipiter car après il sera trop tard. »

Olivier Chanteraine, à propos de 37,2, le matin :


Caroline Broué, productrice à France Culture, évoque quant à elle les personnages tragi-comiques égarés dans La Plaisanterie, de Milan Kundera :

« Kostka, l’ami chrétien, Pavel et Helena, couple en instance de divorce, Jaroslav, le musicien, Markéta l’étudiante zélée et Lucy, la jeune ouvrière… Les personnages de Kundera appartiennent tous à un monde dans lequel tout est déréglé, tout est perdu, les rapports humains, les valeurs, les repères, les croyances. La Plaisanterie est un des premiers romans sur la vulnérabilité de l’homme dans le système totalitaire. Roman de la légèreté et de la tristesse, La Plaisanterie invite à ne plus penser à l’absurdité du monde, à l’absurdité de nos vies, juste le temps d’une blague. »

Caroline Broué, à propos de La Plaisanterie :


Les années 1990 – Houellebecq, Nothomb : rapports d’entreprises


Sylvain Bourmeau, producteur à France Culture, décrit Extension du domaine de la lutte, de Michel Houellebecq, comme « un roman à thèse qui saisit un état d’esprit de l’époque, celui du monde de l’entreprise du secteur tertiaire » :

« Extension du domaine de la lutte repose finalement sur la vision du monde du narrateur qui décrit la vacuité de ses expériences professionnelles et sociales. »

Sylvain Bourmeau, à propos de Extension du domaine de la lutte :

Marianne Payot, rédactrice en chef de L’Express, s’entretient quant à elle avec Amélie Nothomb, qui rappelle quelle a été sa démarche lorsqu’elle a rédigé son premier roman :

« Quand j’ai écrit Stupeur et Tremblements, je voulais que ma destinée de martyre s’accomplisse, ma véritable ambition était de devenir martyre. (…) Le titre vient de l’ancien protocole impérial japonais : “Il est stipulé que tout Japonais parlera à l’empereur avec une attitude de stupeur et tremblements”. »

Marianne Payot et Amélie Nothomb, à propos de Stupeur et Tremblements :


Les années 2000 – Murakami et Bolaño chez Kafka


Martine Laval, directrice de collection aux éditions Le Sonneur, critique et conseillère littéraire, s’est replongée dans Kafka sur le rivage, de Haruki Murakami :

« Kafka sur le rivage est un objet joyeux et néanmoins littéraire qui détourne le sempiternel roman initiatique, casse le personnage de l’ado, seul, abandonné, mal-aimé, presque candidat au suicide et lui invente bien au contraire une force, une fougue, des désirs. Avec ce Kafka-là, un avenir est possible, la vie peut sembler belle. (…) Chez Murakami rien n’est impossible, surtout pas le merveilleux, tout est plausible. En liant intimement imaginaire et réalité, il fonce de l’étrange au rationnel avec un talent désarmant, fait de drôlerie et de tendresse. »

Martine Laval, à propos de Kafka sur le rivage :



Éric Marty, professeur en littérature française contemporaine à l’Université Paris-VII, a quant à lui relu dans le désordre les 1012 pages du roman posthume de Robert Bolaño, 2666Il explique :

« 2666 est un chef d’œuvre inachevé, il est devenu un mythe à la Kafka sur l’absolue trahison des dernières volontés de Bolaño par son éditeur. Le scénario mythologique, toujours le même, prescrit qu’un livre devient mythique quand il est un chef-d’œuvre qui échappe à son auteur par les manigances de deux protagonistes célèbres : la mort et la société. »

Éric Marty, à propos de 2666 :


Les années 2010 – Le métamorphe Volodine et l’érudit Énard


En abordant Terminus radieux, récompensé en 2017 par le prix Médicis, Pierre Jourde,  écrivain, analyse le style en perpétuelle métamorphose d’Antoine Volodine, auteur aux multiples hétéronymes : Manuela Draeger, Lutz Bassmann, ou encore Elli Kronauer.

« Antoine Volodine est un cas à part dans le champ littéraire. C’est un des rares écrivains qui vient de la littérature de genre : la science-fiction. Il est parvenu à créer un univers cohérent et très informé par la Russie, l’Extrême-Orient, la Mongolie. Il publie sous toutes sortes d’hétéronymes. Chacun de ses hétéronymes a sa manière à lui de venir enrichir l’univers volodinien. »

Pierre Jourde, à propos de Terminus radieux

Pour refermer cette sélection, Éric Naulleau, chroniqueur littéraire et écrivain, évoque Boussole, de Mathias Énard : 

« Un grand livre se signale par le dialogue qu’il ouvre avec d’autres livres avant même de prendre place parmi eux dans notre bibliothèque. Il nous invite à considérer sous un angle nouveau des objets sur lesquels vous ne portiez plus que le regard de l’habitude. Il semble concentrer et magnifier toutes les précédentes publications de l’écrivain. »

Éric Naulleau, à propos de Boussole :

Quelle meilleure conclusion pour un marathon de chroniques littéraires ?

Publié le 22/12/2017 - CC BY-SA 4.0

Sélection de références

2666

Roberto Bolaño
C. Bourgois, 2008

Avec 2666, l’écrivain chilien Roberto Bolaño nous offre une étourdissante chevauchée dans les mondes d’hier et d’aujourd’hui tendue vers d’inévitables apocalypses où l’histoire – la grande – qu’elle soit celle des Aztèques, de la Seconde Guerre mondiale, de la traversée contemporaine de la violence en Amérique latine ou du combat des Black Panthers est le théâtre d’expériences confuses, multiples et précaires où l’individu se trace une route indécise.

Actrices et acteurs tantôt jouets de forces impondérables ou brillants, par éclats, de leurs singularités, qu’ils soient professeur d’université, boxeur malmené, général priapique d’armée en attente de déroute, baronne aux vies aventureuses, journaliste-détective sur les pas d’assassinats de femmes inexpliqués… entrecroisent leurs destins.
Figure de cette composition carnavalesque, Benno von Arcimboldi, écrivain à l’existence douteuse construite sur les emprunts, totem à l’horizon qui régule les espoirs et les désirs, est une pierre d’angle prolifique car « il est nécessaire qu’il y ait beaucoup de livres, beaucoup de beaux sapins, pour qu’ils veillent du coin de l’œil le livre qui importe réellement, la foutue grotte de notre malheur, la fleur magique de l’hiver ».

2666 est l’ultime signature romanesque de Roberto Bolaño. L’œuvre est inachevée par le décès de son auteur. Elle en tire peut-être une subtile vaillance qui suspend l’épuisement, laisse de l’air et fait poésie.

A la Bpi, niveau 3, 868.49 BOLA 4 DO

37°2 le matin

37°2 le matin

Philippe Djian
J'ai lu, 2000

C’est « une histoire con » d’après Philippe Djian, celle de ces deux amants vivant de débrouille et de petits boulots, liés l’un à l’autre par une passion hasardeuse. Une histoire sulfureuse, surtout, indissociable du film de 1986 qui vit Béatrice Dalle donner ses traits à Betty, personnage volcanique qui cache ses fêlures sous l’apparence d’une voluptueuse spontanéité. A travers elle, Djian élabore un drame de la solitude en même temps qu’une délectable comédie sociale où les perdants, quelquefois, osent prendre leur revanche…

Troisième roman de Philippe Djian, 37°2 le matin est le véritable acte de naissance de l’écrivain qui, avec un sens du rythme qu’il tire de sa lecture de modèles américains, de Faulkner à Brautigan en passant par Kerouac, vient rappeler qu’une langue oralisée n’est nullement incompatible avec de hautes exigences de style.

A la Bpi, niveau 3, 840″19″ DJIA 4 TR

Boussole

Boussole

Mathias Enard
Actes Sud, 2015

Alors que l’obscurité se fait sur Vienne, Frantz Ritter se prépare à une nuit d’insomnie. Tenu éveillé par son obsession pour l’insaisissable Sarah, ce musicologue entraîne le lecteur vers l’Orient, au gré d’un brillant voyage artistique et historique.

Mathias Enard, dans le tourbillon d’érudition qu’est Boussole, dessine les contours d’un monde aux mille et une splendeurs et n’entreprend rien de moins qu’une petite histoire des relations entre Orient et Occident. Musiciens, écrivains, peintres ou historiens peuplent cette fiévreuse insomnie d’amour, avec pour point commun leur passion pour l’Est. Les fantasmes de déserts infinis et de sables d’or des orientalistes du 19e siècle se mêlent alors à l’âpre réalité : la rupture de liens séculaires entre les peuples et la destruction de patrimoines inestimables… Le chant d’amour qu’est Boussole se propose d’œuvrer à une réconciliation sur l’autel de l’art et de la sensualité.

A la Bpi, niveau 3, 840″20″ ENAR 4 BO

Extension du domaine de la lutte

Extension du domaine de la lutte

Michel Houellebecq
M. Nadeau, 1994

“Une théorie complète du libéralisme, qu’il soit économique ou sexuel”, c’est ce qu’élabore Michel Houellebecq dans son premier roman en partie autobiographique, déjà provocateur et controversé. Refusé par tous les éditeurs, Extension du domaine de la lutte est pourtant aujourd’hui une œuvre culte, symbole de la déréliction du monde moderne et du mâle occidental.

Chez Houellebecq, la vie oscille entre le bureau et les supermarchés, à l’image de ses deux héros, cadres moyens dans une entreprise informatique, bientôt dépêchés en province pour former leurs collègues à un nouveau logiciel. D’échecs en échecs, ils font l’expérience d’un monde cynique et déshumanisé, dominé par le libéralisme sous toutes ses formes. Ils sont l’aliénation, la violence, la solitude affective et la misère sexuelle. Avec eux, Michel Houellebecq a donné forme au désenchantement du monde.

A la Bpi, niveau 3, 840″20″ HOUE 2

Kafka sur le rivage

Haruki Murakami
Belfond, 2005

Les héros d’Haruki Murakami franchissent souvent une frontière qui sépare le monde réel d’un monde parallèle où ils recherchent une vérité qui n’appartient qu’à eux… Kafka sur le rivage est peut-être son plus beau roman, qui joue sur ce passage d’un monde à l’autre, dans un registre à la fois tragique, poétique et ironique. Deux quêtes initiatiques s’y mêlent, celle d’un jeune adolescent abandonné par sa mère, poursuivi par une terrible prophétie, et celle d’un vieillard, qui sait parler aux chats et dont l’apparente candeur masque une sagesse singulière. Au bout de leur voyage, se trouve la porte qui sépare deux mondes, le nôtre et un monde fantastique, symbolique et spirituel.

Tissant étroitement réalisme et fantastique, culture occidentale et culture japonaise, l’écriture limpide, inventive et extrêmement poétique de Murakami absorbe totalement le lecteur dans son univers si particulier. Humour, amour, sagesse, folie, tous les ingrédients d’une trame romanesque d’une extraordinaire créativité sont réunis dans ce roman jubilatoire. Il faut plonger complètement dans ces histoires enchevêtrées de nos deux héros pour en apprécier toutes les trouvailles, en décrypter tous les symboles et continuer d’en imaginer le sens que l’auteur, avec une très grande maîtrise, suggère mais laisse ouvert. Quelque soit le sens que chaque lecteur leur attribuera, le souvenir de la merveilleuse bibliothèque Komura où trouve refuge le jeune Tamura, ou celui des rencontres du vieux Nakata -chats, fantômes ou humains- laisseront en lui une empreinte durable, souriante et mélancolique…

Auteur japonais aux influences occidentales prégnantes, Murakami est nourri de musique, de littérature et de philosophie. Volontairement anti-conformiste, refusant de faire entrer la littérature dans des cases, mêlant tous les genres, il a créé une œuvre particulièrement foisonnante, parfois déroutante, mais toujours passionnante.

A la Bpi, niveau 3, 895.6 MURA.H 4 UM

La Plaisanterie

La Plaisanterie

Milan Kundera
Gallimard, 1985

Pas drôle, La Plaisanterie ? Certes non, si l’on considère que celle qui donne son titre au roman de Milan Kundera vaut à son héros, Ludvik, d’être rayé des listes du parti communiste, de subir toute sa vie l’opprobre de ses pairs, et de le conduire à un désir de vengeance obsessionnel et vain…

Drôles, les thèmes du premier roman du romancier tchèque ne le sont pas non plus – de la surveillance généralisée à l’Est du rideau de fer aux lourdes désillusions qu’apporte le passage à l’âge adulte -, pas plus que sa construction chorale qui nous montre l’impossible communication entre les êtres. Mais la Plaisanterie contient déjà l’insondable légèreté propre à Kundera, qui pour être souvent cynique et parfois sentencieux, ne se départit jamais d’un humanisme profond et de son regard plein d’une dérision communicative à l’égard de ses personnages.

A la Bpi, niveau 3, 885 KUND 4 ZE

Stupeur et tremblements

Stupeur et tremblements

Amélie Nothomb
Le Livre de poche, 2001

Lorsqu’elle est embauchée chez Yumimoto, Amélie croit qu’elle a trouvé un paisible emploi de traductrice. C’est sans compter sur sa terrible incompétence et son incroyable incapacité à se conformer aux règles tacites qui régissent les rapports humains dans une entreprise japonaise…

Récit de la « foudroyante chute sociale » de son héroïne, Stupeur et tremblements est l’arme fatale pour convaincre les sceptiques qu’Amélie Nothomb n’est pas qu’un personnage médiatique. On y trouvera son puissant sens du rythme, son talent particulier pour les images-choc, son humour acidulé et sa capacité à instiller une dose d’angoisse métaphysique dans ce qui se contente pourtant à première vue d’être une savoureuse chronique des mœurs japonaises.

A la Bpi, niveau 3, 841 NOTH.A 4 ST

Terminus radieux

Terminus radieux

Antoine Volodine
Seuil, 2015

Cette fois-ci, c’est la fin. La Deuxième Union soviétique et son rêve de fraternité planétaire ont échoué. La guerre s’est accompagnée de catastrophes nucléaires. Dans cet univers post-apocalyptique, quelques êtres survivent et errent à travers les steppes. Sont-ils encore vivants ? Rien n’est moins sûr. Dans les romans de Volodine, la mort se confond avec la vie et les rêves. Le temps et l’espace peuvent s’allonger ou se rétrécir. Comme dans les mythes et les contes, un personnage peut prendre l’apparence d’un animal. Pourtant, rien ne semble plus réel que cet univers imaginaire d’une singulière cohérence où l’on se surprend à rire au milieu du désastre. Antoine Volodine est un grand sorcier.

À la Bpi, niveau 3, 840″19″ VOLO 4 TE

40 ans / 40 romans - tout le podcast

Au cœur de la rentrée littéraire, l’anniversaire du Centre Pompidou est l’occasion rêvée de porter un regard sur quarante ans de création romanesque. Un tour du roman en 40 titres avec des écrivains, traducteurs, artistes, comédiens, éditeurs, libraires, journalistes, universitaires, étudiants, lycéens et lecteurs, sur scène, pour des échanges joyeusement polyphoniques.

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