Article

Appartient au dossier : Concours « Dis-moi dix mots » de la Bpi

Wiki, par Lise Bossard

Coup de cœur du jury du concours « Dis-moi dix mots » édition 2015 organisé par la Bpi.

des centaines de photos de portrait
Stocklib©Anton Popov

An 2118. Année de l’avènement du WIKI. Le WIKI permet à chaque être humain de tout pouvoir savoir, de tout pouvoir être.

Depuis l’an 2076, il est inscrit dans la Déclaration Internationale des Droits de l’Homme que chaque fœtus doit obligatoirement subir une modification génétique dénommée « wikification », qui lui permettra une fois né d’être intégré dans un programme gouvernemental d’amélioration de la personnalité et des compétences. Cette altération génétique le rendra capable d’assimiler toute caractéristique physique ou mentale, qu’un autre individu sera prêt à lui donner ou lui échanger.

François s’est levé du mauvais pied ce matin. Il ne comprend pas pourquoi. Il attendait ce jour depuis longtemps. L’humour est une qualité qu’il avait toujours voulu acquérir. Il avait essayé par le travail, mais malgré toutes ses tentatives de blagues, ses stages au festival Juste pour rire à Montréal et son très coûteux manuel du petit plaisantin, François ne faisait rire personne. À son grand désespoir.

Heureusement, la révolution du WIKI avait eu lieu et François pouvait tenter une wikification. Il lui suffisait de trouver le bon partenaire, avoir quelque chose à lui proposer en échange et être génétiquement compatible. François n’était pas drôle, mais il avait un sacré sens des affaires. Tous les projets qu’il avait entrepris s’étaient transformés en affaires qui roulent. Cette caractéristique faisait de lui un partenaire convoité et il recevait chaque jour des demandes du monde entier pour son talent.

C’est d’ailleurs cette aptitude que Marguerite avait exigée de François en échange de son sens de l’humour. Marguerite était drôle, mais elle n’avait jamais su faire de cette aptitude un avantage pécuniaire. Elle avait réussi à monter son propre spectacle, mais des producteurs crapuleux l’avaient laissée sans le sou…

François et Marguerite avaient convenu de se rencontrer cet après-midi. Aucun des deux n’avait envisagé d’apprendre à se connaître : cela ne se faisait plus. L’école existait encore, certes, mais son fonctionnement avait été bouleversé par l’instauration du WIKI. Les professeurs devaient aujourd’hui également porter la casquette de détecteurs de talent, de chasseurs de tête. Ainsi, les enfants naturellement performants en sport ou en musique, étaient obligés de suivre ces voies, même si elles ne leur plaisaient pas. De toute façon, il ne leur venait que rarement à l’idée d’aller contre la volonté de leurs professeurs.

François avait bien suivi les conseils de ses professeurs. Il avait toujours été bon en mathématiques, puis était devenu le meilleur de sa promotion en école de commerce. Il avait le business dans le sang et était charismatique. Cependant, il ne faisait rire personne. Marguerite, elle, était un cancre. Les professeurs ne savaient pas détecter l’humour, qui n’est pas considéré comme un talent par les consignes du Ministère de l’éducation. Mais Marguerite, bien que médiocre à l’école, avait beaucoup de jugeote, et avait vite pris conscience de son naturel comique.

Il faisait beau. Le parc était nimbé de soleil. Marguerite, vêtue d’une robe bleue, attendait François en sirotant un diabolo à la terrasse d’un café. Elle se demandait de quoi ils parleraient et surtout si
elle arriverait à le faire rire. François arriva et elle fut vite rassurée. Le premier regard qu’il posa sur elle dessina un large sourire sur sa bouche. Marguerite n’en avait pas conscience mais son don se manifestait aussi physiquement. Son look, son regard, ses attitudes émanaient de drôlerie.

« Bonjour, je suis François, enchanté de faire votre connaissance.
– Bonjour, Marguerite, enchantée également. Je peux te tutoyer ?
– Tu as déjà commencé
– Euh oui je tutoie assez facilement.
– Je peux t’offrir un verre ?
– Avec plaisir. Un whiskey, sec on the rock. Il fit un clin d’œil à Marguerite. Marguerite comprit qu’il s’agissait-là d’une blague.
– … Je vois le niveau de tes blagues… Effectivement, tu as besoin de mon talent.
– Je sais, répondit François d’un ton dépité… J’AI BESOIN DE TON DON, cruellement.
– Sec ou on the rock alors ?
– Sec bien sûr. »

Marguerite s’en doutait : cet homme n’était pas drôle du tout, et le courant ne passait pas entre eux. Néanmoins, il avait l’air de vraiment vouloir son don… Il était désespéré et semblait être un homme gentil. Marguerite décida donc d’accéder à la requête de François. Elle le lui fit savoir et commanda un kir royal. Marguerite dévoila d’ailleurs un de ses secrets à François : pour être drôle, elle avait besoin de boire un kir royal, à jeun si possible. Enthousiaste, François en commanda un aussi. Et ils trinquèrent. Cette journée était la dernière durant laquelle ils seraient eux-mêmes.

Le lendemain matin, nos deux protagonistes se rendirent au wikilab. L’intervention coûtant une petite fortune, les patients étaient traités comme des coqs en pâte. Ils furent accueillis avec un kir royal, ce qui fit très plaisir à François, puis on leur demanda d’enfiler une blouse pure soie. Ils signèrent les documents de décharge, garantissant à l’établissement qu’aucun d’entre eux ne se retournerait contre lui en cas d’insatisfaction. En effet, la wikification est une transformation irréversible de la personnalité.

Après les procédures classiques d’évaluation de la santé physique et mentale de François et Marguerite, les médecins du WIKI passèrent aux choses sérieuses. L’opération ne nécessitait aucune anesthésie. Au contraire, il était nécessaire que les patients soient conscients pour pouvoir mesurer l’avancée du changement de personnalité pendant la transformation. En revanche, les patients étaient placés sous tranquillisant et sous morphine, une manipulation globale du patrimoine génétique pouvant se révéler assez douloureuse, aussi bien physiquement que psychologiquement.

Les corps de François et Marguerite furent enveloppés dans une combinaison visqueuse et transparente, elle-même recouverte d’une bonne centaine d’électrodes. Ils furent ensuite plongés dans des bassins de gélatine translucide. L’opération consistait à manipuler leurs gènes via des impulsions électriques spéciales, dites nabilliennes, en référence au docteur les ayant mises au point dans les années 2010.

Quand toute l’équipe fut prête, François et Marguerite étaient déjà bien détendus et le signal de départ fut donné. Les premières impulsions furent envoyées, et nos deux protagonistes commencèrent à convulser sévèrement, ce qui était tout à fait normal. Les premières impulsions étaient les plus violentes pour l’organisme et avaient un effet immédiat. Lorsque les convulsions se calmèrent, François et Marguerite se mirent à balbutier des phrases d’abord incompréhensibles, puis de plus en plus explicites. Soudain, Marguerite cria : « CAPITAL ! »

François se mit à rire frénétiquement en sortant des bribes d’histoires drôles : « Hahahaha ! C’est l’histoire de Toto qui mangeait un caramel mou houhou ! »

Puis Marguerite et François s’engagèrent dans une joute verbale :

« Une fois les impôts déduits, une plus-value de cinquante mille euros sera faite par les investisseurs, voyez-vous…
– Haha quand les dinosaures n’arrivaient pas à élire leur chef, ils faisaient un tirageausore houhouhou !
– Pourquoi investir dans une technologie obsolète ? Mon objectif est de récupérer mon capital, avec des intérêts d’au moins…
– 7 nains et une princesse habitent dans une grotte dans l’état de Cuernavaca au Mexique HAHAHA…. »

Ce dialogue était anormal. Jamais le personnel médical n’avait assisté à une wikification aussi euphorique et étrange. Marguerite et François étaient de plus en plus agités et François s’était même mis à chanter un classique de Johnny Halliday. Paniqués, les médecins ne savaient pas quoi faire. Le responsable décida d’interrompre la procédure et stoppa les impulsions nabilliennes.

François et Marguerite se figèrent. Ils n’émettaient plus un son et fixaient le plafond avec leurs yeux exorbités. Soudain Marguerite cria sèchement : « CAPITAL ! »

François lui répondit avec un « TOTO ! »

« CAPITALEUH !
– TOTO !
– CA-PI-TAL !
– TOTOEUUUUUX !
 … »

François et Marguerite avaient perdu la raison et passèrent le restant de leur vie à prononcer ces mots. Leur cas n’était pas isolé, et la plus célèbre opération manquée fut celle d’un patron du CAC 40 qui avait voulu échanger quelques-uns de ses talents financiers avec une voyante, en échange bien évidemment de ses dons de voyance… La wikification se déroula sans encombre, mais le pauvre patron pensant pouvoir prédire l’avenir fit couler sa boîte et l’économie française par la même occasion. Il avait aussi une pustule qui lui avait poussé sur le bout du nez.

Publié le 17/06/2015 - CC BY-SA 4.0