Témoignages, ambiances de grève, discours, slogans… : de nombreux documentaires tournés à la fin des années soixante donnent à entendre autant qu’à voir les luttes sociales de l’époque. Au même moment, les cinéastes documentaristes font évoluer les rapports entre sons et images. Le ton ou la disparition d’une voix-off, le montage et le mixage des discours, les personnes interrogées, tous ces choix constituent pour eux des partis pris politiques autant qu’esthétiques. Balises attire votre oreille sur quelques extraits sonores issus de films projetés lors du cycle À l’œuvre. Être(s) au travail organisé par la Cinémathèque du documentaire. Ces séquences racontent les espoirs, les luttes, la violence et la désillusion qui fondent les révoltes ouvrières et étudiantes avant, pendant, et au lendemain de mai 68.
Jean-Pierre Thorn réalise Oser lutter, oser vaincre avec les ouvriers grévistes de l’usine Renault de Flins, entre mai et juin 1968. Tournées avec des moyens précaires, les séquences filmées sont montées avec des photogrammes, des intertitres, et des sons parfois désynchronisés, pour mettre en avant les enjeux politiques à l’œuvre. De fortes dissensions entre les ouvriers en lutte et les syndicats débordés par le mouvement se révèlent progressivement.
Jean-Pierre Thorn attire notre attention sur une séquence emblématique, au cours de laquelle le représentant départemental de la CGT s’oppose à plusieurs mots d’ordre proposés par les travailleurs grévistes de l’usine pour la manifestation à venir. Le ton, le vocabulaire, le positionnement : tout oppose des intervenants pourtant censés poursuivre le même idéal.
Écouter l’extrait d’Oser lutter, oser vaincre :
« Avant d’arriver à l’usine Renault de Flins pour tourner Oser lutter, oser vaincre, je me suis fait refouler d’un certain nombre d’usines dans lesquelles je voulais filmer, mais où les gens n’avaient pas confiance parce qu’ils ne m’identifiaient pas politiquement. Je ne connaissais pas du tout le mouvement ouvrier à l’époque, j’avais 21 ans et je venais juste de réaliser trois courts-métrages. Comme j’étais sympathisant de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, l’UJCML, j’ai finalement pu entrer à Flins grâce à un ouvrier « établi » chez Renault, militant de ce mouvement.
Oser lutter, oser vaincre est un film « bout de ficelle » : si on a des plans aussi courts, des photographies, des passages en noir… c’est tout simplement parce que je n’ai pas assez de pellicule. Après le début des États généraux du cinéma, durant lesquels toute la profession s’est mise en « grève active », la commission production a pris conscience de l’importance de film, et ils m’ont envoyé des équipes. Bruno Muel m’a laissé sa caméra synchrone avec un magnétophone, donc on a pu enregistrer l’image et le son en même temps. Puis Bruno est venu avec moi filmer les plus belles séquences. Mais tout le début du film est tributaire de cette urgence de filmer avec les moyens du bord.
La séquence qu’on entend intervient dans ce contexte, après dix minutes de film. Les ouvriers préparent une manifestation régionale pour populariser la grève de Renault, en fabriquant des pancartes. L’invention de slogans donne libre court à l’imaginaire des grévistes. Je démarre donc la séquence par un plan large où ils sont tous accroupis comme des enfants en train dessiner au sol. Sur la bande-son, je renforce cette impression de bricolage : vous avez les coups de marteau quand ils clouent les cartons sur des bouts de bois. À l’inverse, à l’arrière-plan, on entend une Internationale très formatée, telle qu’elle est souvent diffusée sur la sono durant les grèves.
J’y ajoute des sons d’ouvriers qui disent « si on échange nos idées, c’est mieux », et je les oppose à l’image du délégué syndical, responsable de l’Union départementale, qui ne vient pas de l’usine et arrive en costume-cravate. Il vient faire la leçon, parce qu’il n’est pas d’accord avec un certain nombre de pancartes. En particulier, la scène montre comment il retire deux pancartes, « Le capital à l’humanité » et « La terre aux paysans ». J’ai monté les sons importants, puisque je n’ai pas d’images synchronisées. La différence est manifeste, je crois, entre le discours spontané, assez maladroit des grévistes en colère et le discours très carré du permanent. Ce sont deux langages qui se déroulent à ce moment-là, en 68.
C’est vraiment passionnant sur le sens, d’abord parce que ça raconte que la grève de 68 n’était pas seulement fondée sur des revendications économiques immédiates. « Les usines aux ouvriers », ça veut dire « on n’en peut plus de ce système, et on le conteste ». D’un autre côté, la scène est capitale parce qu’elle souligne que la hiérarchie syndicale vient s’opposer aux ouvriers, en disant « non, aujourd’hui ce ne sont pas nos revendications, ce n’est pas notre mot d’ordre ».
Surtout, je monte la séquence avec des intertitres, qui sont une caractéristique d’Oser lutter. J’avais vu Octobre d’Eisenstein à la même époque, et j’étais complètement fasciné par la pulsion des mots. Donc quand le permanent arrive, je le souligne avec les mots « réprimant », « contrôlant », « divisant », qui viennent scander les images. J’avais aussi monté des pièces de théâtre de Brecht, et j’étais obsédé par cette idée de briser le naturalisme, qui est l’esthétique de la bourgeoisie.
La séquence donne ensuite à entendre une interview d’un jeune ouvrier, que j’ai faite à la moitié du tournage environ. Il s’agit de Claude, un ouvrier très cultivé, qui était un meneur dans cette bande de syndicalistes prolétariens. C’est une interview extraordinaire de lucidité : il pensait le mouvement alors même qu’il était en train de le vivre. Ce son off, pour moi, c’est le sommet de la scène, alors je l’ai mis sur fond noir. Ça aussi, ce sont des choses que je me suis permis dans le film pour casser la linéarité et le consensus, et créer un kaléidoscope pour que les gens soient à même de lire l’histoire. Et puis je trouve que c’était une forme d’honnêteté que de dire : je n’ai pas de pellicule, je témoigne d’un monde en pleine révolution, et je donne à entendre ces sons en ne mettant pas d’image, plutôt que de remplir par un plan illustratif.
Une image, c’est toujours une construction, un regard sur le monde, et je trouve vraiment important de ponctuer et de mettre à distance par l’intervention des titres. Dans mes autres films, je l’ai assumé avec plus de finesse, mais là je suis encore dans des formes d’intervention très primaires, qui font qu’aujourd’hui j’ai beaucoup de mal à voir le film, parce que j’ai le sentiment d’avoir triché, au sens où j’ai magnifié une réalité que je connaissais mal. Le film témoigne de la folie de notre génération. Heureusement qu’on n’a pas pris le pouvoir ! On a une vision tellement schématique, sans complexité, du réel… Le souffle qui nous animait s’appuyait sur cette simplification du monde. D’ailleurs, quelque temps après le film, je suis allé vivre à l’usine, pour partager la condition ouvrière et faire évoluer ma vision du monde.
Une fois le film monté, il a existé parce qu’il y avait une demande sociale énorme. Toutes les semaines, il y avait une projection. Je passais mon temps à vérifier les bobines, les réparer… Il y avait une soif de revenir sur 68, et on avait les seules images, la télé n’avait pas filmé. Ma génération n’a jamais pu accepter que le Parti communiste ait sabordé le mouvement de masse pour tenter en vain de gagner des élections, et qu’il n’ait jamais fait son auto-critique sur ce point. Du coup, on était dans une utopie de penser que cinq ans, dix ans après, ça allait repartir, on ferait la révolution, donc il fallait montrer ces films. Aujourd’hui, on a tendance à tout gommer, à être dans le consensus. Le film constitue un témoignage irremplaçable sur ces tensions énormes qui ont mis en échec le mouvement ouvrier, c’est aussi pour ça qu’il faut le voir. »
Portrait du cinéma militant dans les années 1970 à travers l’histoire du film Le Dos au mur de Jean-Pierre Thorn qui retrace la grève à l’usine Alstom de Saint-Ouen de 1979. L’ouvrage étudie la culture ouvrière et politique en banlieue rouge pour présenter le contexte sociologique, politique et industriel dans lequel le film a été réalisé. Il est accompagné du DVD du film.
À la Bpi, niveau 3, 791.115 PER
Je t'ai dans la peau, de Jean-Pierre Thorn
Film flamme Marseille
Commune, 2014
À la Bpi, niveau 3, 791.6 THOR
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