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La part animale de Frederick Wiseman

Alice Rosenthal est doctorante en cinéma à l’université Rennes 2. Elle décrypte comment, dans ses films, Frederick Wiseman révèle la domination humaine sur les animaux. L’œuvre du réalisateur américain fait l’objet d’une rétrospective intégrale à la Bpi, entre septembre 2024 et mars 2025.

Cet article est à retrouver dans le dossier central du magazine Balises n°13 (automne/hiver 2024-2025) : Perspectives animales.

Photogramme du film Primate, faisant apparaitre un singe soumis à un expérience scientifique. Une femme prends des notes et un homme l'observe.
Primate, de Frederick Wiseman (1974). © Zipporah Film

Des animaux dominés par les humains

Étudiés en laboratoire (Primate, 1974), transformés en viande (Meat, 1976), ou parqués dans un zoo (Zoo, 1993), les animaux mis en lumière par Frederick Wiseman sont contrôlés par les êtres humains. Fidèle à sa vision exhaustive, sans interview ni voix off (à l’exception de Primates), le cinéaste suit leur quotidien « de leur survie choyée en captivité jusqu’à leur méthodique et rationnelle mise à mort ». C’est que l’animal a, dans ces institutions, une dimension utilitaire : successivement objet d’étude scientifique, source de nourriture ou de divertissement, les bêtes sont objectifiées. 

Pas étonnant, donc, que l’atmosphère de ces documentaires soit oppressante. Du grondement perpétuel des machines dans Meat au claquement des portes grillagées dans Primate et Zoo, la riche partition des sons d’ambiance joue un rôle clef. Les cris stridents des singes de Primate, parqués dans des cages, ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les hurlements des patients de l’unité carcérale psychiatrique dans Titicut Follies (1967), premier film du cinéaste. N’oublions pas que Wiseman, en plus de réaliser et de monter ses films, porte une attention toute particulière à l’enregistrement du son.

Cette situation de domination fait d’ailleurs éclore des scènes grotesques sous l’œil du documentariste qui s’en donne à cœur joie. Qu’il s’agisse de l’obsession des scientifiques de Primate pour l’érection des singes ou de la promotion pour les œufs en tube dans Meat, ces scènes mêlent la comédie à la tragédie tout en renforçant l’absurdité de l’ensemble.

Une certaine égalité de traitement à l’écran

Si Wiseman souligne la domination humaine sur les bêtes au sein de ces établissements, il n’en demeure pas moins – et c’est là une grande force de ses documentaires – qu’il la contrebalance en accordant une attention égale aux humain·es et aux animaux à l’écran.

Cette égalité de traitement est tout d’abord rendue sensible par l’importance du geste face à la parole : « Tous mes films n’accordent pas une aussi grande importance au discours : Aspen, Meat, Primate, Zoo étaient beaucoup plus visuels, gestuels. Quand il est possible de raconter une histoire avec les seules images, j’essaie de le faire » (Frederick Wiseman au Festival Cinéfeuille, entretien avec Charlotte Garson, 2002). Filmer les animaux semble inciter Wiseman à minimiser les longues conversations qui ponctuent sa filmographie. Les paroles ne sont d’ailleurs pas toujours compréhensibles : dans Meat, les ouvriers de l’abattoir se contentent d’interjections pour faire avancer le bétail. Quant aux remarques des visiteur·euses de Zoo, elles sont couvertes par les bruits d’ambiance – notamment par les sons produits par les animaux qu’ils et elles observent.

La question du regard est d’ailleurs essentielle. Les animaux des films de Wiseman sont constamment observés par les humain·es, que l’on pense aux microscopes de Primate, ou à la panoplie d’appareils photo et autres caméras de Zoo. Toutefois, bien qu’offertes au regard, les bêtes observent également. Les regardant·es sont regardé·es. En témoigne ce jeu de champ-contrechamp dans Zoo présentant successivement un visiteur avec ses jumelles et un orang-outan qui lui rend son regard.

Enfin, cette domination est contrebalancée par les effets de parallélisme dans les choix de cadrage. Dans Meat, le morcellement du corps des bêtes, taillé en morceaux de viande, vient contaminer la mise en scène du corps des humains. Aux gros plans sur les carcasses des vaches répondent les gros plans sur les mains ou les bottes des ouvriers de l’abattoir. De même, lorsque les singes sont manipulés dans Primate, Wiseman choisit au montage d’alterner des plans à hauteur de regard humain et à hauteur de regard de singe. Par cette simple variation, il fait affleurer l’expérience animale – contre toute objectification. Un des plans les plus troublants de Primate reste d’ailleurs celui d’un singe, cadré de dos, dont une large surface de la peau a été rasée « lui conférant une saisissante apparence humaine  ».

L’héritage de Wiseman dans la représentation documentaire des animaux

Dans les productions documentaires actuelles sur les animaux, c’est sans doute du côté du Sensory Ethnography Lab (SEL) que l’héritage de Frederick Wiseman est le plus frappant. Laboratoire expérimental rattaché au département d’anthropologie de Harvard, le SEL s’intéresse ponctuellement aux rapports entre hommes et animaux – en témoignent les sorties de Sweetgrass (2009) de Lucien Castaing-Taylor et Ilisa Barbash, sur la transhumance de moutons dans le Montana, et de Leviathan (2012) de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, tourné à bord d’un chalutier de pêche intensive.

Bande annonce de Sweetgrass (2009), de Lucien Castaing-Taylor et Ilisa Barbash.

Cet héritage s’affirme, tout d’abord, par les prises de vue longues mettant en lumière l’expérience animale. Dans Zoo, Wiseman choisit de conserver un plan de 2 minutes 30 sur un crocodile que des soigneurs souhaitent changer de bassin. Paniqué, l’animal se débat et s’enroule autour d’une corde.

Héritage, également, par le refus de toute interview, voix off ou musique. Cette importance du geste permet d’ailleurs de souligner la pénibilité de certaines professions liées à l’exploitation des animaux et assumées par les classes populaires. Les équarisseurs dans l’abattoir de Meat tout comme les marins de Leviathan s’apparentent moins à des tortionnaires qu’à des galériens, en corps à corps avec les carcasses des bêtes, dans une alliance de souffrance.


Alice Rosenthal est doctorante en cinéma (label Recherche-Création et label EUR-CAPS) à l’université Rennes 2, sous la direction d’Antony Fiant et le tutorat du documentariste Frederick Wiseman.

Publié le 09/10/2024 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Frederick Wiseman. Chroniques américaines

Maurice Darmon
Presses universitaires de Rennes, 2013

Frederick Wiseman, né en 1930, réalise et produit depuis 1967 des films qui sont diffusés à la télévision publique. Il y dépeint la société, ses institutions et ses lieux de pouvoir, de loisir et de consommation. Sans commentaire ni musique, le propos de ses œuvres est construit uniquement grâce au montage, aboutissant à un résultat entre vérité et fiction.

À la Bpi, niveau 3, 791.24 WIS

L'Animal écran

Jean-André Fieschi
Bibliothèque publique d'information / Centre Pompidou, 1996

Ouvrage publié à l’occasion de la manifestation Animalia cinematografica, organisée par la Bibliothèque publique d’information au Centre Georges Pompidou, du 5 au 11 décembre 1995

791.22 ANI

« Le documentaire animalier peine à faire sa mue »

Damien Maestre
Socialter hors-série | HS9 | 2020-12-04 | p. 48-53 , 2020

Le documentaire animalier reste un produit télévisuel massivement consommé. Un succès qui a longtemps poussé l’industrie sur la voie du spectaculaire, à coup de mises en scène et de trucages. Si des années 1930 à nos jours le genre a grandement évolué, certains regrettent que le documentaire animalier demeure extrêmement formaté. Aujourd’hui, des réalisateurs militent pour l’émergence d’un véritable « documentaire d’auteur ».

À consulter à la Bpi, sur le portail cairn.info

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