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États-Unis : la fracture idéologique s’invite sur les campus 

Hier cœur battant des luttes pour la paix et les droits civiques, les campus américains sont aujourd’hui le théâtre d’une guerre culturelle opposant conservateur·rices et progressistes. Les débats sur les droits des minorités, les conflits mondiaux et la liberté d’expression y cristallisent les divisions d’une nation déjà profondément polarisée.

Photo montrant une manifestation de protestation anti-israélienne sur le campus de l’Université Georges Washington, à Washington DC, en 2024. Certains manifestants portent un keffieh. Au second plan, un bâtiment de l'université arborant le drapeau des États-Unis.
© Ted Eytan – Protestation anti-israélienne sur le campus de l’université George Washington, Washington-DC, États-Unis

Le 2 ​janvier 2024, Claudine Gay, directrice d’Harvard, annonce sa démission à la suite d’accusations de débordements antisémites au sein de son université. La question du conflit au Proche-Orient avait récemment fait irruption sur de nombreux campus, soufflant sur les braises d’une rupture idéologique entre opposant·es et soutiens à l’État d’Israël. Face aux blocages et aux vifs débats qui s’en sont ensuivis, le Congrès a décidé d’ouvrir une enquête sur l’« antisémitisme endémique » de certaines facultés.

Cette controverse s’inscrit dans l’histoire mouvementée des campus américains, dont les origines remontent au 17e siècle. Harvard est la première université américaine à être créée en 1636. Les puritains protestants qui la fondent veulent s’émanciper de l’anglicanisme alors très puissant. Ils choisissent ainsi un emplacement isolé, loin des villes, afin de créer une communauté de penseurs. Ce modèle se répand ensuite dans tout le pays et les campus deviennent des micro-sociétés avec leurs propres équipements : amphithéâtres et salles de classe, dortoirs, complexes sportifs, église… Des cités à part entière, au sein desquelles le corps enseignant endosse un rôle quasi parental, tandis que le sport et les confréries (fraternities, puis sororities), avec leurs rites initiatiques, structurent la vie sociale estudiantine.

Le reflet d’un pays polarisé

Cette organisation et ces rituels font écho aux conflits qui traversent cette société polarisée. Ainsi, les campus américains ont un rôle central dans les débats qui animent le pays, à l’instar de celui de Berkeley en Californie, qui s’affirme dans les années 1960 comme le point d’ancrage de la contre-culture et de l’opposition à la guerre du Vietnam. Les universités deviennent des terrains de lutte contre l’interventionnisme guerrier et plus largement contre l’autorité du pouvoir installé.

Après l’assassinat de Martin Luther King en 1968, des affrontements violents ont lieu dans de nombreuses facultés américaines devenues le terrain des luttes raciales. La fin de la ségrégation dans le Sud entraîne la création de départements universitaires traitant des discriminations raciales, et des demandes pour l’octroi de chaires à des enseignant·es-chercheur·euses issu·es de minorités. Les universités et leurs dirigeant·es essuient alors les désapprobations acerbes de la part des républicain·es, qui voient les campus comme des lieux de critique de la pensée conservatrice. Ces tensions posent les premières pierres de la guerre culturelle dans les facultés américaines.

Des zones de « guerres culturelles »

Ces dernières décennies, l’université américaine est au cœur de l’affrontement entre deux conceptions des valeurs morales du pays. Donald Trump, en campagne pour la présidence, accuse régulièrement les principaux établissements d’enseignement supérieur de « wokisme » voire de « djihadisme » et menace de les taxer fortement en cas de réélection. La théorie woke, qui a resurgi en parallèle du mouvement Black Lives Matter en 2015, est devenue le cheval de bataille des républicain·es, qui accusent les universitaires et étudiant·es de confondre recherche et militantisme académique.

Les républicain·es multiplient alors les mesures d’interdiction et de censure dans certains États, comme en Floride où le gouverneur Ron DeSantis a supprimé les cours de sociologie dans les universités de l’État. Au Texas, des instructions ont été données par une administratrice aux enseignant·es pour équilibrer l’étude de livres sur la Shoah avec des ouvrages présentant des « points de vue opposés ». Ces entraves manifestes à la liberté académique se multiplient et alertent les ONG, dont l’association Pen America qui s’interroge sur un « prisme déformant » de l’apprentissage de l’histoire américaine, basé sur des contre-vérités.

Entre justice sociale et liberté d’expression

Entre justice sociale et liberté d’expression, la guerre culturelle des campus américains a sans doute trouvé dans la political correctness (le politiquement correct) son champ de bataille le plus miné. Ce mouvement, qui vise à éviter d’offenser ou de désavantager certains groupes sociaux ou ethniques, se traduit notamment par l’application d’une discrimination positive (affirmative action) comme mode de recrutement des étudiant·es.

Les conservateur·rices accusent ce politiquement correct de privilégier le multiculturalisme au détriment de la liberté de penser et d’exercer une forme de discrimination à rebours (reverse discrimination). Ils l’accusent, en outre, d’être responsable d’une décadence morale qui gangrène le pays. À l’inverse, de nombreux·euses intellectuel·les y voient la possibilité de remettre en cause la pensée univoque et hégémonique de l’enseignement supérieur américain, comme Clyde Plumauzille, chargée de recherche au CNRS, qui se réjouit, dans un épisode de La Série documentaire (France Culture, 2020), que les étudiant·es s’approprient un droit de regard nécessaire sur le savoir qui leur est délivré.

À l’heure d’un scrutin présidentiel serré et d’une campagne plus violente que jamais, l’université américaine semble s’inscrire simplement comme le reflet d’une société polarisée qui n’arrive pas à s’écouter.

Publié le 28/10/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Affiche du film "At Berkeley", de Frederick Wiseman. Une photo de l'entrée du campus apparait, des étudiant·es entrent et sortent

At Berkeley

Frederick Wiseman
Blaq Out (éd.), Zipporah Films (prod.), 2013

Un semestre sur le campus de la plus prestigieuse université publique américaine : Berkeley (Californie). Le film montre les principaux aspects de la vie universitaire et les efforts de l’administration pour maintenir l’excellence académique et la diversité du corps étudiant face aux restrictions budgétaires drastiques imposées par l’État de Californie. À travers les différentes facettes de cette institution mythique le film nous donne accès au débat sur l’avenir de l’enseignement supérieur aux États-Unis.

Film consultable à la Bpi

La Face cachée de Harvard. La Socialisation de l'élite dans les sociétés secrètes étudiantes

Stéphanie Grousset-Charrière
La Documentation française, 2012

La description des formes de socialisation développées par les sociétés secrètes estudiantines de Harvard, les Final clubs, montre comment, au cœur des grandes universités américaines, se maintient une élite de prééminence qui organise un système oligarchique dissimulé derrière un régime démocratique.

Á la Bpi, niveau 2, 305.37 GRO

Université et Démocratie. La Pensée éducative de John Dewey

Christophe Point
Hermann, 2023

Une exploration de la philosophie de l’éducation de John Dewey, centrée sur la question des universités, dans ses rapports avec l’idéal démocratique, à travers ses textes et des récits de grandes expérimentations universitaires américaines du 20ᵉ siècle. © Électre 2023

Á la Bpi, niveau 2, 371.4 DEW

Université et société aux États-Unis

Alain Touraine
Éditions du Seuil, 1972

L’université a eu successivement une fonction d’adaptation au changement économique et à l’intégration nationale, de consolidation d’une élite dirigeante, enfin, de production scientifique et technique. Cette dernière place l’université au cœur des forces et des rapports de production et lui donne un rôle politique. C’est contre sa participation au pouvoir de classe que s’est soulevé le mouvement étudiant de 1964 à 1970. Il a mis en cause les liens de l’université et des dirigeant·es, s’est mêlé au soulèvement des Noir·es, a animé la lutte contre la guerre au Viêt-Nam, a exprimé le refus de l’abondance.

À la Bpi, niveau 2, 30 TOUR 1

« L’université américaine : la fin de la tour d’ivoire ? », Michael C. Behrent | Revue Esprit 2024/7 - juillet-août 2024

L’université américains est en crise : elle rassemble un professorat précarisé, des étudiants endettés et une administration hypertrophiée. Et elle est vue comme l’un des fronts sur lesquels se joue une vaste guerre culturelle. [Résumé de l’éditeur]

En ligne, sur la plateforme Cairn info, à consulter à la Bpi

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