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Appartient au dossier : Dans la bulle des auteurs et autrices de BD

Dans la bulle de Xavier Mussat

Près de vingt ans après ses débuts dans la bande dessinée, Xavier Mussat sort, en 2023, un nouvel album très graphique : « Les Pistes invisibles ». Artiste aux multiples facettes, il dévoile à Balises les sources d’inspiration qui ont nourri la création de cette œuvre singulière, le 28 novembre, à l’occasion du « Jeudi de la BD » que la Bpi organise le 28 novembre 2024.

Xavier Mussat entre aux Beaux-Arts d’Angoulême en 1989 pour suivre un cursus de graphisme publicitaire. Il commence sa carrière dans la publicité, comme illustrateur et maquettiste, puis se tourne vers le dessin animé. En parallèle, il écrit pour la maison d’édition Ego comme X, qu’il a cofondée avec Loïc Néhou, Fabrice Neaud, Céline Puthier et Thierry Leprévost (et qui cesse son activité en 2017).

En 1998, il se lance dans la BD. Son premier album autobiographique, Sainte Famille (Ego comme X, 2001) est aussitôt remarqué par la critique. En 2002, en résidence à Angoulême, il s’attaque au second, Carnation, qui sera publié en 2014. Entre temps, Xavier Mussat écrit des livres pour enfants, anime des ateliers, enseigne l’expression visuelle en écoles d’art, joue de la guitare. Malgré le succès de Carnation, il interrompt son activité de bédéiste pour se consacrer au dessin, sous une forme plus abstraite, au sein du label Apocope qu’il crée en 2016.

C’est un fait divers qui le fait revenir à la BD, l’histoire d’un Américain qui a vécu trente ans seul, en forêt, à l’abri des regards. Il améliorait son quotidien en commettant de menus larcins dans les camps de vacances situés aux alentours. Le récit s’impose à lui, confie-t-il à Télérama. Cet album est très différent des précédents. C’est une fiction, qui joue sur les sens et propose un graphisme novateur, comme il l’explique au magazine culturel : « Pour le dessin, j’ai utilisé un système de montage. J’ai dessiné les images en noir, à la main, mais uniquement les formes pleines, puis je les ai numérisées et colorisées sur une palette graphique. » Xavier Mussat s’est inspiré de ses lectures pour façonner ce récit sensoriel. Il les présente à Balises.

Publié le 18/11/2024 - CC BY-SA 4.0

Johnny s'en va-t-en guerre

Dalton Trumbo
Actes Sud, 2003

J’avais lu ce livre il y a plusieurs années, après avoir vu le film adapté par Dalton Trumbo lui-même (c’est un cas assez rare d’œuvre littéraire portée à l’écran par son auteur). Le propos antimilitariste du récit m’avait d’abord encouragé à le lire, mais finalement, c’est autre chose que j’ai retenu : l’incarnation du corps du personnage par la prise de conscience progressive de sa disparition. Mutilé de guerre, privé de ses membres et d’une partie de son visage, il avance lentement dans l’exploration immobile de ce qu’il lui reste, et la découverte de la perte de son corps le condamne à l’impossibilité de communiquer de quelque manière que ce soit. Enfermé à l’intérieur de lui-même, réduit à l’infirmité totale et définitive, il réinvente son rapport au mouvement en ravivant des pans de sa mémoire pour quitter cet état carcéral. La convocation du souvenir réanime, avec une immense précision, tout ce qu’il ne pourra plus expérimenter : des images de grands espaces naturels, la lumière, les échanges avec sa famille, le trouble amoureux, les sensations dans toute leur complexité.

J’ai été extrêmement marqué par cette prouesse d’écriture dans la description à la fois de la perte et de la réanimation de la sensorialité. J’ai beaucoup repensé à ce livre en écrivant Les Pistes invisibles, quand j’essayais de camper ce personnage que j’avais décidé de priver de représentation. Il fallait lui rendre un corps par ce même procédé de convocation des souvenirs, avec cette précision dans tout ce qu’ils avaient de sensoriel.

À la Bpi, niveau 3, 821 TRUM 4 JO

Indian Creek. Un hiver au cœur des Rocheuses

Pete Fromm
Gallmeister, 2016

Au moment d’écrire mon dernier livre, j’ai recherché des récits d’expériences en pleine nature. Si j’avais à l’esprit les souvenirs vivaces de mes promenades en forêt, alors qu’enfant je vivais à proximité d’elles, je connaissais les limites de cette mémoire empirique, pourtant très précise en sensations physiques.

Indian creek se déroule dans un paysage dont j’ignorais tout et que j’essayais de me représenter pour en faire le décor de mon récit : la nature sauvage du nord des États-Unis. II y a, dans ce texte autobiographique, un point de vue très opposé au naturalisme romantique et démonstratif d’Henry David Thoreau. L’auteur y raconte les six mois qu’il a passé seul dans ces grands espaces sauvages, son inexpérience, ses tâtonnements, ses erreurs, son apprentissage… Les descriptions de paysages ont une précision qui fabrique à elle seule la sensation d’écrasement, de vertige, de solitude. La mission de garde forestier de Pete Fromm se limitant à la surveillance d’un élevage de saumons et à briser chaque jour la glace formée à la surface de l’eau, l’ennui devient un élément central dans cette histoire. II faut y remédier en inventant quelque chose. C’est une sorte de point commun avec mon histoire, inspirée d’un fait divers et racontant la survie en forêt d’un ermite. Là aussi, il était question de l’invention d’un mode de vie.

Mon ermite a eu recours aux cambriolages, alors que Pete Fromm s’est improvisé trappeur. Mais les deux personnages partageaient cet état de précarité : la brutale immersion en milieu hostile, sans préparation, cette naïveté qui les rendait à la fois vulnérables et très réceptifs, et puis le cheminement vers la maîtrise de l’invention.

À la Bpi, niveau 3, 821 FROM 4 IN

Construire un feu

Jack London
Libertalia, 2013

C’est un texte court que l’auteur a écrit deux fois, avec deux fins différentes. La deuxième version a ceci d’étonnant qu’elle conclut dramatiquement le récit par la mort du personnage, alors que la première version l’épargnait. Un trappeur s’aventure seul avec son chien sur une route enneigée dans le Grand Nord. Présomptueux, il sera vaincu par le froid avant d’arriver à bon port. II y est question de lutte pour ne pas mourir gelé. Le feu qui pourrait le sauver s’éteint à cause d’une somme d’erreurs d’appréciations et de l’entêtement du trappeur, vaincu par son excès d’assurance. C’est dans cette démarche de réécriture que Jack London a fabriqué le vrai feu de cette histoire.

On trouve sans doute, dans cette deuxième fin tragique, une évolution de l’écrivain dans sa vision de l’humanité, assombrie par les tensions de son époque, les inconséquences humaines et les perspectives d’embrasement du monde. II choisit donc finalement de condamner l’homme et d’épargner son chien, sauvé par le bon sens d’un atavisme non corrompu.

Ce texte m’a accompagné comme un écho dans mon histoire inspirée de la vie de l’ermite Christopher Thomas Knight qui avait réussi l’étrange exploit de survivre 25 ans dans le froid des forêts du Maine sans allumer un seul feu pour se réchauffer.

À la Bpi, niveau 2, 821 LOND 4 TO

 

La Route

Cormac McCarthy
Éditions de l'Olivier, 2008

Difficile de citer ce livre après qu’il a été adapté au cinéma, puis en bande dessinée. Je l’ai lu avant que la moindre image ne soit fabriquée et m’en suis fait une représentation qui ne me semble pas présente dans la noirceur se ses adaptations. J’y ai lu une grande importance de la lumière, à la fois dans les paysages et dans le lien affectif entre un père et son fils. Je crois que les excès gothiques de cette noirceur froide magnifiée par les adaptations sont la contre-forme des éclaircies souhaitées par l’auteur. Je me souviens aussi de cette poésie de la liste de provisions, qui fabrique un rythme incessant. C’est presque le remplissage d’un caddie dans un supermarché avec une tension de tous les instants.

J’avais ce texte à l’esprit en racontant l’histoire de mon ermite cambrioleur, cette façon d’écrire la simplicité des gestes pour passer d’une maison à une autre, pour y prendre ce qui s’y trouve dans le but de survivre. Je me suis d’ailleurs rendu compte que c’est un motif persistant dans les films ou les séries post-apocalyptiques : les personnages passent autant de temps à combattre des zombies qu’à faire leurs courses dans des maisons abandonnées. La Route est une réécriture réaliste du mythe des morts-vivants puisque les hommes, privés de ressources, ont recours au cannibalisme. Contrairement au schéma habituel, le personnage du père ne se protège pas de la transformation en zombie par le combat, mais en refusant de manger la chair des autres.

À la Bpi, niveau 3, 821 MCCA.C 4 RO (et en version originale à la même côte)

La très bouleversante confession de l'homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la Terre ait porté

Emmanuel Adely
Éd. Inculte, 2014

Sans rapport apparent avec mon dernier livre, ce texte m’a fortement marqué dans ce que l’invention de la langue produit. La voix âpre, caillouteuse et violente, assène le récit en temps réel de l’exécution de Ben Laden par des soldats américains. C’est une performance d’Emmanuel Adely qui transporte son écriture dans des zones de bestialité, de patriotisme hystérique et parfois de vulgarité virile, pour entamer un chant aussi glaçant que fascinant.

L’édifice aurait pu crouler sous cette effroyable description. Mais le texte tient sur la construction du rythme, sur la pulsation presque enivrante à 120 BPM. La voix martèle en puisant sa force de persuasion dans l’héritage des chansons de geste épiques du Moyen Âge et dans le phrasé d’un morceau de rap. J’ai beaucoup pensé à cette écriture sonore, cette sensation de bruit dans les oreilles. Je cherchais à écrire Les Pistes invisibles en abandonnant ma propre voix et en inventant celle d’un personnage. Je voulais que ce récit tienne sur l’unique timbre vocal d’un monologue. J’ai cherché une façon de créer une langue en manipulant le rythme, en portant mon attention sur le vide, l’espace entre les mots, le blanc tournant. J’ai cherché des sonorités, une mélopée.

À la Bpi, niveau 3, 840″20″ ADEL 4TR

Le Dernier Ermite. L’histoire incroyable d’un homme qui a vécu seul pendant 27 ans dans les forêts du Maine

Michael Finkel
JC Lattès, 2017

Michael Finkel s’est passionné pour l’histoire de Christopher Thomas Knight, qui m’a inspiré Les Pistes invisibles. II est le seul à être parvenu à le rencontrer pour le questionner et recueillir son témoignage. Ce livre fourmille d’informations pour tenter de comprendre l’expérience de Knight, assez inexplicable à ce jour.

Je connaissais l’existence de ce livre quand j’ai commencé mon album. J’étais dans une position que je ne voulais pas fragiliser : je tentais d’interpréter cette histoire au travers d’un récit de fiction. Toute mon imagination tenait sur le fil des quelques informations en ma possession et ce que je projetais à partir d’elles. Je craignais qu’à trop en apprendre sur Knight, mon travail soit happé par la tentation d’une adaptation, qu’une biographie trop précise éteigne la recherche de sens. Alors j’ai maintenu ce livre à distance jusqu’au moment où j’ai connu mon dessein, ce vers quoi j’essayais de me diriger. J’ai accepté de le lire quand j’ai su que je ne m’y perdrai pas. J’y ai découvert une quantité de détails biographiques étonnement connectés avec ce que j’avais écrit. J’y ai puisé des choses qui ne pouvaient pas être inventées et qui m’ont permis, par exemple, de raconter la scène d’un rocher transformé en éléphant par illusion optique.

Pour aller plus loin

Les Pistes invisibles

Xavier Mussat
Albin Michel, 2023

Un homme délaisse sa vie du jour au lendemain. Sans préméditation, il s’enfonce dans une forêt pour y disparaître. Il y restera 25 ans, vivant de ce que lui offre la nature et de menus larcins dans les cabanes avoisinantes. À rebours de la conventionnelle aventure épique en milieu naturel, l’auteur fait l’étrange récit introspectif de son invisibilisation. Sa confession, rythmée de paysages tantôt naturalistes, tantôt mentaux, dessine des pistes et un portrait invisibles à ceux qui le traquent, mais qui transparaîtra au fil des cases. (Résumé de l’éditeur)

Xavier Mussat | Apocope

Expérimentations sonores et dessinées, pour se faire une petite idée des réalisations de Xavier Mussat,
À explorer également : son blog sur les travaux réalisés avec des enfants ou des étudiants au cours d’ateliers, et son compte Instagram.

Carnation

Xavier Mussat
Casterman, 2014

Chronique d’inspiration autobiographique sur la relation amoureuse intense et exclusive entre deux artistes, faite d’attraction, de répulsion et de dépendance, qui va les couper du monde avant de les séparer.

À la Bpi, niveau 1, RG MUS C

Sainte famille

Xavier Mussat
Ego comme X, 2002

Premier album de l’auteur, en noir et blanc. Cette BD biographique sur le passage à la vie adulte du dessinateur et ses rapports avec ses parents figurait dans la sélection du Festival d’Angoulême 2003, dans la catégorie du meilleur premier album.

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