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Appartient au dossier : Métamorphoses surréalistes

L’intelligence artificielle, nouvel horizon surréaliste ?

Pour le collectif d’artistes Obvious, l’intelligence artificielle et la neuroimagerie sont des outils d’exploration de l’inconscient. Leur démarche, à mi-chemin entre arts et sciences, leur permet de poursuivre l’ambition surréaliste : « libérer la pensée de tout contrôle exercé par la raison. » Elle trouve un écho singulier dans l’exposition « Surréalisme » au Centre Pompidou, qui célèbre le centenaire du mouvement.

Biphasic Tears of Joy © Obvious (2024)

Dans son Manifeste du surréalisme (Le Sagittaire-Simon Kra, 1924), André Breton appelle à faire advenir une nouvelle forme de langage : « automatique » et capable de libérer le fonctionnement brut de la pensée, au-delà des carcans de la raison. Dans son sillage, des dizaines d’artistes se sont attaché·es à transgresser les frontières de la représentation, en convoquant l’inconscient au cœur même du réel. Ce fût notamment le cas de Salvador Dalí et son procédé paranoïaque-critique, Claude Cahun et ses autoportraits introspectifs, ou encore Max Ernst et ses collages hallucinatoires.

Le collectif Obvious, créé en 2017 par Hugo Caselles-Dupré, Pierre Fautrel et Gauthier Vernier, réinterprète cette ambition, cette fois-ci à l’aide de l’intelligence artificielle et de la neuroimagerie. « Notre pinceau est numérique, notre toile est virtuelle, et notre encre est faite de données », affirment-ils sur le site de la galerie Danysz qui a accueilli leur série d’œuvres « Imagine » cet automne à Paris.

Le cerveau comme palette

Leur démarche s’appuie sur le modèle open source MindEye, développé en 2023 au Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui rend possible la reproduction d’images mentales grâce à l’intelligence artificielle et l’imagerie par résonance magnétique (IRM). Cette technique repose sur les Generative Adversarial Networks (GANs), des réseaux neuronaux artificiels capables d’apprendre les règles de composition d’une œuvre, en associant des images remémorées et des zones d’activation du cerveau.

« C’était un indice de la porosité entre imagination et réalité », se souvient Gauthier Vernier que nous avons rencontré en novembre 2024. Fasciné par ces résultats, le collectif a initié une collaboration avec des scientifiques du Sorbonne Center for Artificial Intelligence (SCAI) et créé Obvious Research. Pour entraîner leur algorithme, les artistes et les scientifiques se sont d’abord soumis à un protocole expérimental exigeant : des séances d’imagerie cérébrale prolongées, durant « des dizaines d’heures » dans un appareil d’IRM. Chaque session impliquait d’observer puis d’imaginer des séries d’images aux accents surréalistes, tandis que des algorithmes enregistraient les motifs d’activation neuronale.

En haut, des images générées par IA observées pendant quelques secondes avant de disparaître. En bas, les images reconstruites sur la base du souvenir des sujets, mesuré dans un appareil d’IRM ©Obvious

Gauthier Vernier raconte avoir voulu, dans un second temps, « pousser le principe plus loin (…), en ne générant plus des images que l’on regarde, mais des images que l’on imagine seulement dans l’IRM ». Résultat : les tableaux issus de ce processus oscillent entre hallucination et réalité. Les images, saturées de couleurs, oniriques, sont composées de formes émergentes – un volcan, un regard, un lac – qui surgissent comme des rêves partiellement dévoilés. Les ondes cérébrales des artistes sont transcrites dans des œuvres d’art originales, concrétisant ainsi une nouvelle forme de création « néo-surréaliste ».

Sciences et arts se nourrissent réciproquement

Cette exploration n’est pas sans rappeler l’histoire du surréalisme, toujours en dialogue avec les disciplines scientifiques de son temps. Didier Ottinger, directeur adjoint du Centre Pompidou et commissaire de l’exposition « Surréalisme » accueillie dans le musée parisien jusqu’en janvier 2025, souligne dans une conférence que les artistes surréalistes sont « convaincus que la poésie et la science peuvent se marier ». Gaston Bachelard, « avec ses travaux sur la physique quantique », poursuit-il, leur avait notamment montré que « le monde pouvait basculer dans un autre sens que celui de la rationalité froide, objective et mécanique ».

La démarche d’Obvious s’inscrit dans cette réflexion. Le « pinceau numérique » et la « toile virtuelle » des artistes du collectif ne sont pas de simples effets de style, mais une véritable tentative de cartographier les territoires de l’imagination. Comme Grace Pailthorpe, neurochirurgienne et artiste, qui explorait les liens entre surréalisme et psychanalyse, les nouvelles technologies numériques sont vues comme des moyens de libération personnelle et de développement de la créativité. « Nous sommes des cartésiens créatifs » qui ambitionnent de « faire tomber les frontières entre art et science », revendique Gauthier Vernier.

Stagnant Elixir’s Sweet

© Obvious (2024)

Un nouveau territoire de l’inconscient

Six ans après la vente aux enchères historique de leur Portrait d’Edmond Bellamy – première œuvre générée par intelligence artificielle à atteindre de tels sommets (425 000 dollars) –, le collectif Obvious poursuit sa quête artistique avec les algorithmes pour langage. Ils prolongent ainsi l’esprit d’expérimentation des surréalistes et leur incessante volonté d’exploration de l’inconscient, ce « territoire à conquérir ».

Qu’auraient fait André Breton et ses compagnon·nes s’ils et elles avaient eu les outils de neuroimagerie et d’IA à leur disposition ? Gageons qu’afin d’échapper aux cadres préétablis de la représentation, ils et elles les auraient accueillis avec enthousiasme.

Publié le 09/12/2024 - CC BY-SA 3.0 FR

Pour aller plus loin :

Surréalisme. Catalogue de l'exposition [Centre Pompidou, 2024 - 2025]

Centre national d'art et de culture Georges Pompidou
Éditions du Centre Pompidou, 2024

250 chefs-d’œuvre du surréalisme, issus de collections publiques et privées internationales, sont présentés, témoignant de la longévité du mouvement et de la variété des thèmes ayant inspiré ses représentant·es. 150 documents et archives retracent également son évolution politique, entrecoupés d’extraits du Manifeste du surréalisme d’André Breton. © Électre 2024

À la Bpi, niveau 3, AR BUR EXP

AR BUR EXP

Surréalisme

Didier Ottinger
Éditions du Centre Pompidou, 2011

Présente les représentant·es majeur·es du mouvement surréaliste avec un texte chronologique et la reproduction de plus de 50 œuvres.

À la Bpi, niveau 3, 704-733 SUR

La Beauté sous algorithmes. Quand la machine bouscule nos codes culturels

Hugues Dufour
Fyp Éditions, 2024

Une réflexion sur la transformation du paysage culturel à l’heure du numérique et de l’intelligence artificielle. L’auteur examine la façon dont les algorithmes semblent influencer voire parfois dominer la culture en analysant les interactions entre l’art, la technologie et la perception humaine. © Électre 2024

À la Bpi, niveau 3, 7.01 DUF

(In)actualité du surréalisme (1940-2020)

Olivier Penot-Lacassagne
Les Presses du réel, 2022

Études sur le surréalisme après l’entre-deux-guerres, période réputée comme la plus éclatante du mouvement. Après 1940, le surréalisme est déconsidéré voire récusé. Les contributeur·rices examinent les discours, les récits et les débats portés par les artistes dans un contexte de mutations sociales et culturelles ainsi que leur réception par les existentialistes, les communistes ou les lettristes. © Électre 2022

À la Bpi, niveau 3, 704-733 PEN

Histoire du mouvement surréaliste

Gérard Durozoi
Hazan, 2004

Retrace l’histoire du mouvement depuis 1919 jusqu’à sa dissolution en 1969, après la mort de Breton. Tous ses aspects sont envisagés : littérature, philosophie, politique, photographie, cinéma, sculpture, peinture. Contient un dictionnaire de 50 pages.

À la Bpi, niveau 3, 704-733 DUR

Avec « Surréalisme », un voyage de l'autre côté du miroir

Conçue à la façon d’un labyrinthe, l’exposition « Surréalisme » est une plongée inédite dans l’exceptionnelle effervescence créative du mouvement, né en 1924 avec la publication du Manifeste d’André Breton. Associant peintures, sculptures, objets, films, photographies et littérature, l’exposition présente les œuvres d’artistes emblématiques comme Salvador Dalí, René Magritte, Dora Maar ou Leonora Carrington, mais aussi celles, moins connues, d’artistes internationaux comme Remedios Varo, Ithell Colquhoun, Hector Hyppolite ou Tatsuo Ikeda. Présentation par les commissaires Didier Ottinger et Marie Sarré.

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