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Justin Morin : un détour par la fiction

Dans son premier roman On n’est plus des gens normaux, paru à la Manufacture de livres, Justin Morin questionne les liens familiaux et décrit les répercussions intimes d’une tragédie. Balises a rencontré à la Bpi, le 24 septembre 2024, le journaliste et auteur, invité du festival Effractions, du 12 au 16 février 2025.

Portrait de Justin Morin à la Bpi, devant des rayonnages de livres
Justin Morin à la Bpi – Crédits photo : Anne Bléger

Ce matin-là, Justin Morin arrive au Centre Pompidou les cheveux ébouriffés par son casque de vélo. La soirée précédente, il a enregistré La Grande librairie, invité par Augustin Trapenard avec James Ellroy, Yasmina Reza et Philippe Jaeneda. Une sacrée distinction pour ce jeune journaliste de 34 ans, dont le premier roman remarqué, On n’est plus des gens normaux, est paru à la rentrée littéraire de septembre 2024, aux éditions La Manufacture de livres.

Des études de journaliste

Justin Morin ne se destinait pas spécialement à devenir romancier. Après des études au Centre de formation des journalistes (CFPJ) à Paris, le Normand, qui a grandi dans les environs de Rouen – « une ville à laquelle je reste très attaché » -, commence sa carrière à la radio. Il fait ses armes à RMC et France Bleu Normandie, avant de rejoindre Europe 1 en 2016. Aux informations générales d’abord, puis au réputé service Police-Justice. Il se spécialise en affaires judiciaires, suit des faits divers et travaille sur des enquêtes policières. C’est dans ce contexte qu’il couvre le procès qui est au cœur de son livre.

Tout commence le 14 août 2017, dans la commune de Sept-Sorts en Seine-et-Marne, par un drame qui bouleverse à jamais la vie d’une famille. Ce jour-là, P., un homme d’une trentaine d’années, percute avec sa voiture la terrasse d’un restaurant, tuant instantanément Angela, 13 ans, et faisant des dizaines de blessé·es. La piste de l’attentat est rapidement écartée, laissant place à une incompréhension totale. En avril 2021, durant les audiences aux assises de Melun, Justin Morin rencontre les parents de la jeune fille décédée et la sœur de l’accusé. À l’issue du procès, où P. sera condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, le journaliste est profondément bouleversé par la dignité des parents, par leur amour, mais aussi par la sœur de l’accusé, qui n’abandonne pas son frère, « fût-il un monstre ». Il décide alors d’écrire un récit documentaire questionnant les liens familiaux et la manière dont ils sont « travaillés par le temps et par un drame comme celui-là ».

Travailler sur le temps long

Dès le début de sa carrière, Justin Morin souhaitait travailler sur le temps long. Le traitement quotidien de l’information qu’il a pratiqué en radio ne lui a pas permis de satisfaire cette envie : « On fait un sujet pour le lendemain matin, et après on passe à autre chose. On est dans le rythme, on se dit que c’est dommage, mais on enchaîne, sans se poser trop de questions. » Mais à l’été 2021, les planètes s’alignent. Il quitte Europe 1 après la prise de contrôle de Vincent Bolloré, comme de nombreux·euses autres collègues. La naissance de sa fille, un an plus tôt, lui a aussi fait prendre conscience « d’une nouvelle forme de vulnérabilité. L’empathie ressentie n’est plus seulement de l’empathie, il y a autre chose, un sentiment plus sombre, […] de la peur », écrit-il au début de la deuxième partie de son livre, consacrée au déroulement du procès.

Pour mener à bien son projet, il suit le master de création littéraire à Paris 8, un cursus ouvert à des étudiant·es souhaitant poursuivre un travail personnel d’écriture. « Je souhaitais mettre toutes les chances de mon côté, pour que le livre aboutisse », confie-t-il.

Une démarche personnelle de création

La démarche, au départ, est journalistique : « Je voulais faire un récit documentaire en rencontrant les protagonistes, du côté des victimes et du côté du criminel. » Les parents d’Angela acceptent de le voir à l’issue du procès. Une relation de confiance s’installe : ils livrent leur douleur, leur perte abyssale. La narration des faits, sur laquelle s’ouvre le livre, et les conséquences du drame sur la famille sont pourtant exposées sans pathos, sans voyeurisme, mais dans toute leur crudité : « Ça a été un des gros enjeux de l’écriture. […] Il fallait une écriture assez sèche, mais je ne voulais pas non plus édulcorer ce qui leur était arrivé. […] Ce que Sacha et Betty m’ont raconté était extrêmement violent. Il y avait une nécessité d’honnêteté, pour que les lecteurs et lectrices de ce texte comprennent l’épreuve que la famille avait traversée. »

Mais pour la sœur de l’accusé, les choses ne se passent pas comme prévu. Celle-ci refuse finalement, après plusieurs rencontres, d’être associée au projet. Comment, dès lors, aller au bout de l’idée initiale ? Comment adopter le point de vue de la sœur du criminel ? C’est en plongeant dans la fiction qu’il trouve la clé. Dans la troisième partie du livre, Justin Morin invente le personnage fictif de Lisa, la sœur de P. : « Ce qui m’intéressait, c’était de décaler le regard et de prendre la position de la sœur. […] Alors l’idée m’est apparue : utiliser les émotions que j’avais pu ressentir dans la salle d’audience. Et avec ce matériau du réel, raconter une histoire pour que les lecteurs et lectrices puissent saisir ce que j’ai eu l’impression de comprendre pendant le procès. Ce que c’est que d’être la sœur d’un criminel qui a commis un acte insupportable et incompréhensible. La part de culpabilité qu’on porte. »

Cette liberté fait d’On n’est plus des gens normaux un livre singulier, sensible et bouleversant, « un texte hybride associant récit documentaire et fiction », avec malgré tout une « frontière rendant difficile le mélange des deux ». Et ce détour par la fiction a permis à l’auteur, inspiré par l’œuvre de Florence Aubenas, d’Ivan Jablonka, d’Ariane Chemin, ou encore par Le Journaliste et l’Assassin de Janet Malcom, d’inscrire une partie de lui-même dans ce texte. « J’ai dû emprunter d’autres voies. Leur exploration m’a conduit vers d’autres pistes plus intimes », confesse-t-il à la fin du livre. Une liberté trouvée dans la forme de l’écriture à laquelle le journaliste ne s’attendait certainement pas.


© Bpi 2024 / Avec Brio / Photographie Philippe Garcia

Pendant cinq jours, Effractions, le festival de littérature contemporaine de la Bpi, invite une quarantaine d’auteur·ices à interroger les liens entre réel et fiction au travers d’une programmation variée.

Découvrez la programmation de l’édition 2025 et les auteur·ices invité·es sur le site officiel du festival !





Publié le 03/02/2025 - CC BY-SA 4.0

Les inspirations littéraires de Justin Morin

Le Journaliste et l'Assassin

Janet Malcolm
François Bourin éditeur, 2013

Histoire d’une trahison entre un homme soupçonné d’avoir assassiné sa femme et ses deux filles, et le journaliste qui couvre l’affaire. Quelques années après le procès, en dépit des liens d’amitié qui l’unissent au condamné, lequel continue de clamer son innocence, le journaliste fera paraître un ouvrage dans lequel il décrit le prisonnier sous les traits d’un psychopathe.

À la Bpi, Littérature, 821 MALC 4 JO

Le Quai de Ouistreham

Florence Aubenas
Éditions de l'Olivier, 2010

Afin de mieux appréhender la réalité du travail aujourd’hui,  l’autrice quitte temporairement son poste de reporter au Nouvel observateur pour adopter les conditions de vie des Français·es sans ressources. D’abord employée comme femme de ménage, cumulant les contrats précaires, elle découvre un univers où le travail comme la solidarité sont rares.

À la Bpi, Sociologie, 305.34 AUB

L'Inconnu de la poste

Florence Aubenas
Éditions de l'Olivier, 2021

En 2008, dans l’Ain, le corps de Catherine Burgod est retrouvé dans un relais de poste. L’un de ses voisins, Gérald Thomassin, est soupçonné d’être l’auteur de ce crime à l’arme blanche. Considéré comme un marginal, jeune acteur, il est relâché, faute de preuves. La journaliste reprend les éléments de l’enquête et analyse les témoignages, proposant un saisissant portrait de cette province. © Électre 2021

À la Bpi, Sociologie, 305.35 AUB

Laëtitia

Ivan Jablonka
Seuil, 2016

En janvier 2011, Laëtitia Perrais, 18 ans, est enlevée avant d’être poignardée et étranglée. Pendant deux ans, l’auteur a rencontré les proches et la famille de la jeune fille ainsi que l’ensemble des acteurs de l’enquête, avant d’assister au procès du meurtrier. Il étudie ce fait divers comme un objet historique et la vie de Laëtitia comme un fait social. © Électre 2016

À la Bpi, Littérature, 840″20″ JABL 4 LA

Ne réveille pas les enfants

Ariane Chemin
Les Éditions du sous-sol, 2023

La sœur jumelle. Puis la mère. Puis la petite-fille. Puis le fils adolescent, et enfin le père. Le 24 mars 2022, une famille française se jette du septième étage de son balcon, face au lac Léman, à Montreux, en Suisse. « Suicide collectif », concluent presque aussitôt les enquêteurs, malgré la présence de deux enfants mineurs. Un an plus tard, le dossier est clos. Les autorités ont posé une chape sur le « mystère de Montreux », un peu comme soixante ans plus tôt un cercueil fut scellé sans autre forme de procès sur le corps du grand-père des jumelles, l’écrivain Mouloud Feraoun, assassiné par l’OAS aux derniers jours de la guerre d’Algérie.
Quel scénario s’est imposé à cette famille lorsque la police a frappé à sa porte ? D’où lui vient sa « grande méfiance à l’égard de l’État » ? Pourquoi faudrait-il laisser à cette tragédie sa « part de mystère », comme l’enjoint le commissaire qui commente l’affaire ? Peut-on relier des morts par-delà les pays et les sépultures ? (Résumé de l’éditeur)

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