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Sublimer le quotidien, bizarre, poétique ou politique ?

Le quotidien fascine les créateur·rices, attaché·es à révéler dans leurs œuvres la poésie des objets ou des gestes qui semblent anodins mais racontent l’histoire d’individus et de nos sociétés. À l’occasion du cycle « Outsiders, rebelles, excentriques, visionnaires » de la Cinémathèque du documentaire de la Bpi, et de l’exposition « Énormément bizarre » au Centre Pompidou, Balises décrypte les bizarreries poétiques du quotidien.

Sur la table d'une cuisine, des objets du quotidien (tasse à café, radio, cafetière...)
© Anne Bléger, Bpi

Le quotidien peut sembler banal, anodin, non digne d’intérêt. Il englobe « tout ce qui, dans notre entourage, nous est immédiatement accessible, compréhensible et familier en vertu de sa présence régulière », ainsi que le rappelle le philosophe Bruce Bégout dans La Découverte du quotidien (2005). Et pourtant, poètes, écrivain·es, plasticien·nes, cinéastes, chorégraphes, artistes en tous genres, s’intéressent au quotidien pour le détourner, le magnifier ou le sublimer. Ce traitement lui confère une existence consistante, marquante, qui interpelle.

De leur côté, les chercheurs·euses tentent d’analyser la démarche artistique et intellectuelle de celles et ceux qui transcendent le quotidien par leur regard, leur création, comme le démontrent par exemple les questionnements de Sarah Leperchey et José Moure dans Filmer le quotidien (2019) : « Comment faire percevoir ce qui, d’ordinaire, n’est plus perçu ? Comment faire de la vie de tous les jours, de ce qui ne fait pas événement et ne mérite pas d’être montré, l’enjeu d’un regard singulier, d’un mode de narration et de représentation propre ? »

Les objets, les gestes, les petits rien de la vie, qui meublent et rythment le quotidien des êtres, révèlent beaucoup de notre passage éphémère sur terre et de notre humanité. Il suffit de s’arrêter un moment, de prendre le temps de les regarder attentivement, pour découvrir leurs bizarreries et révéler leur poésie.

Prêter attention aux objets

« Une lampe, un coffret à cigarettes, un soliflore, un pyrophore, une boite de carton qui contient des petite fiches multicolores, […]. Il y a plusieurs années déjà que j’envisage d’écrire une histoire de quelques-uns des objets qui sont sur ma table de travail », écrit Georges Perec dans Penser/Classer (1985). Pour l’écrivain qui se demande « comment regarder le quotidien » dans de nombreux textes – Les Choses (1965), Espèces d’espaces (1974), Tentative de description de divers lieux parisiens, L’Infra-ordinaire (1989), etc. –, s’attarder sur les objets qui composent son espace de travail est une manière de « saisir quelque chose qui appartient à [son] expérience, non pas au niveau de ses réflexions lointaines, mais au cœur de son émergence » (Penser/Classer, 1985). L’écriture est ainsi un moyen de décrire les ustensiles qui nous accompagnent au quotidien et de tenter de les regarder autrement, avec une attention véritable, pour mieux nous comprendre nous-mêmes.

« Les objets sont une part essentielle de nos vies. […] les objets sont là, nécessaires, évidents, utiles, aimés ou détestés », affirme, quant à lui, le philosophe Philippe Cabastan dans l’émission « Le Journal de la philo » sur France Culture, qui raconte son émotion en découvrant une chaussure abandonnée sur le trottoir et confie ses questionnements survenus en la regardant : « qui est-elle ? quelle a été sa vie, à elle ? » 

De toute évidence, les objets portent en eux leur propre histoire, dans leurs composants, dans la manière dont ils ont été confectionnés, utilisés ou conservés. Ils révèlent aussi les histoires de leurs propriétaires. Certain·es cinéastes prennent soin, d’ailleurs, de filmer les accessoires de leurs personnages pour livrer une part de leur personnalité. Marie Losier, par exemple, s’attarde sur les costumes de scène de Merrill Beth Nisker dans Peaches Goes Bananas (2024) ou sur les bibelots et objets de valeur affective du catcheur mexicain Saúl Armendáriz dans Cassandro The Exotico (2018). De même, dans TV Frieda (2024), la caméra de Léa Lanoë s’arrête sur des ours en peluche, des baskets, des posters d’animaux, des fleurs séchées, une assiette sale laissée négligemment sur une chaise, pour dresser le portrait de Gerda Frieda Janett Gröger, poète punk. Dans un autre registre, le collectionneur compulsif Jean Chatelus, à l’honneur dans le cadre de l’exposition « Énormément bizarre » au Centre Pompidou, fait de son appartement, envahi d’œuvres d’art transgressives ou « de mauvais goût », « un capharnaum artistique ».

Finalement, par l’intervention de l’art, le quotidien peut devenir spectacle, une sorte de théâtre dans lequel les objets seraient son décor et les gestes, ses acteurs.

Transcender les gestes du quotidien

Toutes les activités humaines, manger, boire, marcher, parler, écouter, travailler, mobilisent le corps et le rendent, par là-même, acteur du quotidien. L’art s’empare de cet instrument vital. Les mouvements répétitifs effectués chaque jour par les bras, les mains, les pieds, les jambes, la bouche, deviennent alors une source de fascination et d’inspiration.

La chorégraphe Chrystal Pite, par exemple, utilise les gestes du discours pour les sublimer et construire une danse dans Assembly Hall (2024). De même, dans le film Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975), les plans fixes de Chantal Akerman montrant Delphine Seyrig en train de faire le lit, nettoyer, cuisiner confèrent à ces tâches ménagères une dimension oppressante, qui traduit l’insupportable condition féminine. Ce qui peut sembler bizarre a priori – filmer pendant environ 15 minutes une femme dans sa cuisine en train d’éplucher des pommes de terre – a finalement une portée féministe et politique.

Indéniablement, les artistes et auteur·rices s’attachent à donner une dimension particulière à des moments du quotidien pour inciter leurs contemporain·es à questionner leurs habitudes. « Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? », écrit Georges Pérec (L’Infra-ordinaire, 1989). Cette question du poète est une invitation à prendre pleinement conscience de notre appartenance au monde et de le considérer dans ses moindres détails.

Les objets et les gestes racontent l’individu, mais aussi, plus largement, la société. Compagnons de notre quotidien, ils sont peut-être finalement, plus qu’on ne le pense, des traces, des « empreintes du réel » qui gardent le souvenir de notre existence mais aussi conduisent à adopter un regard critique sur nos manières d’agir. S’arrêter pour mieux les observer ne constitue donc pas une « bizarrerie », mais une démarche sensible d’attention au monde dans ses moindres détails.

Publié le 29/04/2025 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Filmer le quotidien

Sarah Leperchey et José Moure (dir.)
Les Impressions nouvelles, 2019

Un ouvrage qui traite du thème du quotidien au cinéma, dans les documentaires comme dans la fiction. La réflexion se fait du point de vue artistique en mettant en lumière ce que les films élaborent à partir de la quotidienneté, tels l’énumération, le travail du rythme, les flux et l’étude des gestes et des mouvements du corps. © Électre 2019

À la Bpi, 791.045 FIL

La Découverte du quotidien

Bruce Bégout
Pluriel, 2018

La philosophie et le quotidien entretiennent depuis toujours des rapports difficiles. L’auteur tente de comprendre les raisons de ce divorce historique, mais surtout de proposer une véritable philosophie du monde quotidien qui dépasse à la fois sa critique et son apologie. © Électre 2018

À la Bpi, 130 BEG

L'Infra-ordinaire

Georges Perec
Éditions du Seuil, 1989

À la Bpi, 840″19″ PERE.G 4 IN

Penser/Classer

Georges Perec
éditions du Seuil, 2003

Georges Perec propose une réflexion sur l’ordre, le rangement, les classifications, la catégorisation et les difficultés que représentent ces tâches et peut-être leur inutilité.

À la Bpi, 840″19″ PERE.G 4 PE

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