Interview

Ralitsa Assenova raconte le cinéma bulgare

Cinéma - Histoire

Ralitsa Assenova, photo © Maria Dacheva

Connaissez-vous le cinéma bulgare et ses réalisateur·rices ? Ralitsa Assenova, programmatrice et conseillère du cycle « Si la Bulgarie m’était contée » proposé par La Cinémathèque du documentaire par la Bpi, partage sa connaissance de l’histoire et de l’actualité du cinéma bulgare dans cet entretien.

Ralitsa Assenova est programmatrice et œuvre à l’éducation au cinéma. Elle est impliquée dans différentes initiatives auprès des jeunes en Bulgarie (Arte Urbana Collectif, Rencontres du jeune cinéma européen de Sofia) et au niveau européen (CinEd – European Cinema Education for Youth, Le Cinéma, Cent ans de jeunesse…). Elle joue également un véritable rôle de passeuse du cinéma bulgare en France ces dernières années (notamment au festival de La Rochelle). Elle a été une guide et une alliée pour la sélection et l’interprétariat durant le cycle « Si la Bulgarie m’était contée », panorama de la création documentaire contemporaine bulgare organisé par La Cinémathèque du documentaire par la Bpi, en association avec l’Institut culturel bulgare.

À quand remontent les premiers pas du cinéma en Bulgarie ?

Ralitsa Assenova : En 2025, nous fêtons les 110 ans du cinéma bulgare ! L’année 1915 est officiellement reconnue comme celle de la naissance du cinéma de fiction bulgare, même s’il existe un doute entre 1910 et 1915 pour la réalisation du premier film : Bulgaran e galant (Bulgaran est galant) réalisé par Vasil Gendov. Ce film raconte l’histoire d’un bon vivant nommé Bulgaran qui tombe amoureux d’une jeune femme croisée dans la rue. Cette réalisation n’a malheureusement pas été conservée. D’ailleurs, le seul film de Vasil Gendov qui nous est parvenu s’intitule L’Amour est une folie, le reste de son œuvre a été détruit.

Selon certains dires, ce serait à cause des bombardements sur Sofia, durant la Seconde Guerre mondiale, mais une autre hypothèque évoque la destruction volontaire de ce travail jugé « trop bourgeois » par la propagande totalitaire. S’il n’y a pas de réponse claire, des mémoires rédigées par Vasil Gendov permettent d’apprendre que l’instauration du régime communiste est synonyme, pour lui, d’une impossibilité de tourner, qui génère une grande perte de sens. L’image que nous avons de Gendov est celle d’un solitaire au destin tragique. Ignoré de son vivant, il est mort dans la pauvreté et l’oubli. Sa trajectoire peut faire écho à celle de Georges Méliès en France, premier réalisateur de fiction avec Alice Guy. Il termine sa vie ruiné, devenu vendeur dans une gare parisienne. Mais aujourd’hui, avec toutes les commémorations autour de la naissance du cinéma bulgare, on regarde L’Amour est une folie et on lit les mémoires de Gendov.

Qui sont, pour vous, les cinéastes bulgares qui pourraient être qualifié·es d’incontournables ?

R. A. : D’un point de vue très subjectif, et en tant que cinéphile, la première figure que je peux mentionner est Binka Jeliazkova. C’est une pionnière. La première réalisatrice bulgare. Ses films ont été fort heureusement redécouverts et restaurés, ils ont été notamment montrés au Festival de La Rochelle il y a quelques années. En ce moment-même, il y a une rétrospective de ses films à la Cinémathèque portugaise à Lisbonne. Son œuvre subversive lui a valu des rapports compliqués avec le régime communiste, qui finance ses réalisations et en censure pourtant certaines. Une réalité à laquelle se confrontent d’autres cinéastes, non seulement en Bulgarie mais dans toute l’Europe de l’Est. Son travail aborde avec audace des questions politiques et sociales. Pour ne citer que quelques films, il y a Le Ballon attaché (1967), distribué en France, Nous étions jeunes (1961), un de ses premiers films, qui a été censuré, et Leurs dernières paroles, qui relate les derniers jours de six femmes, prisonnières politiques condamnées à mort. Ce film très fort a été en compétition au Festival de Cannes en 1974.

Un deuxième cinéaste à citer absolument est Rangel Valchanov, réalisateur emblématique pour beaucoup de Bulgares. Ses films, souvent teintés d’absurde, sont considérés comme des classiques du cinéma bulgare. Un très beau film de Rangel Valchanov est Avec amour et tendresse (1978), portrait d’un sculpteur bulgare, figure de l’artiste censuré par le régime totalitaire.

Il y a aussi Eduard Zahariev, dont l’un des films a déjà été montré par La Cinémathèque du documentaire par la Bpi. C’est un auteur de film documentaire né à Moscou, qui y a fait ses études et est revenu travailler en Bulgarie. Son cinéma filme le quotidien de façon très poétique, très humaine, dans un style très intimiste.

Une dernière cinéaste que j’aimerais mentionner est Ivanka Grybcheva, une réalisatrice, scénariste et monteuse, active des années 1970 aux années 1990. C’est une des rares cinéastes à travailler sur les films pour enfants et certaines de ses réalisations font aujourd’hui partie de l’héritage cinématographique bulgare. Son travail contribue véritablement au cinéma jeune public. Des générations entières en Bulgarie ont grandi avec son œuvre et ses personnages. Elle est également monteuse de nombreux films et l’on peut dire qu’elle fait partie de ces femmes qui ont réussi à s’imposer dans un milieu encore fortement masculin à cette époque.

Vous évoquez la période de nationalisation du cinéma : est-ce que le régime favorise particulièrement l’essor de certains genres cinématographiques ? 

R. A. : On peut identifier quatre genres principaux favorisés par le régime. Parmi eux, le film historique et héroïque met en scène les révolutions et glorifie les héros nationaux qui se sont battus contre l’emprise ottomane. Les œuvres appartenant à cette catégorie ont été instrumentalisées pour renforcer le sentiment patriotique. Le réalisme socialisme des films de propagande correspond, quant à lui, à un classique de la période communiste. Il offre des représentations idéalisées de la classe ouvrière et de la vie en communauté et propose une vision optimiste de la vie et du futur. Dans un autre genre encore, le film de jeunesse et le film pour enfant sont considérés comme importants et investis pour diffuser certaines valeurs. Enfin, la comédie sociale critique les absurdités de la société. Elle passe par des figures de style et des choix esthétiques subtiles qui lui permettent de passer outre la censure.

Est-ce que ces genres continuent d‘évoluer aujourd’hui ?

R. A. : Ces genres existent encore aujourd’hui bien qu’ils aient évolué. Le cinéma bulgare contemporain ne reprend pas directement les formes et les récits d’avant, mais en conserve quelques traces. Le film social existe sous une forme plus réaliste, plus sombre, influencé par le documentaire, avec une bonne dose d’humour noir, comme on peut le remarquer dans certains films du cycle « Si la Bulgarie m’était contée ». Dans les dernières années, le duo formé par Kristina Grozeva et Petar Valchanov s’inscrit dans cette veine avec des films comme Glory (2016) ou La Leçon (2014), tous deux distribués en France. Le film historique, lui, est devenu davantage critique. Certains films reviennent sur des moments comme la libération du joug ottoman, mais la plupart se penchent sur la mémoire de la dictature et sur la période de transition post-89. Quant à la comédie, elle se fait encore plus noire et absurde, comme La Saveur des coings de Kristina Grozeva et Petar Valchanov. Enfin, pour le film jeunesse, il y a une volonté du Centre du cinéma bulgare de soutenir des gestes, de renforcer le financement pour ce type de création, en abordant des enjeux contemporains comme le genre, l’exil, l’addiction…

Durant la période où la production cinématographique se trouve dans les mains de l’État, certaines réalisations cinématographiques peuvent-elles devenir un espace de critique du régime ? 

R. A. : Sous le régime communiste en Bulgarie, la production était nationalisée, surveillée par la censure et entièrement financée par l’État. Mais certain·es cinéastes ont su développer des formes de critique, de désaccord, à travers un langage souvent symbolique, grâce à l’allégorie, la métaphore, le non-dit ou le ton ironique. Les réalisateurs et réalisatrices explorent des voies détournées pour exprimer doutes et frustrations vis-à-vis du système. L’usage de l’absurde et de l’humour noir fait naître des satyres discrètes et des comédies.

Une autre stratégie consiste à mettre en avant des figures individuelles plutôt que des héros collectifs. Parmi les cinéastes que j’ai cités, Rangel Valchanov est un des plus subtils critiques du système, avec des films qui portent à la fois une forme d’humour et de mélancolie existentielle. Dans les films d’Eduard Zahariev, on retrouve les petites tragédies du quotidien. Et Binka Jeliazkova, souvent censurée, utilise une esthétique audacieuse pour raconter l’oppression. 

Est-ce qu’il reste des traces de cet usage du cinéma comme expression critique aujourd’hui ?

R. A. : Concernant l’héritage contemporain, je pense que l’usage du cinéma comme forme de questionnement ne disparaît pas après la chute du régime, mais se transforme. Aujourd’hui, beaucoup de cinéastes bulgares interrogent les traumatismes de la période communiste et questionnent ce qu’on appelle la « transition », qui commence après 1989, et dont la fin n’est peut-être pas vraiment encore arrivée. Dans les années 2000, la question posée par la plupart des films, c’est « comment faire dans un régime complètement différent ? »

De plus en plus de cinéastes utilisent les codes et l’esthétique du cinéma documentaire pour prolonger ces questionnements, même en fiction. Kristina Grozeva et Petar Valchanov, par exemple, utilisent souvent des faits divers pour parler de sujets beaucoup plus importants, d’un malaise collectif et des problèmes de la société aujourd’hui. Mina Mileva et Vesela Kazakova offrent une critique très frontale de la société, dénonçant notamment le patriarcat. Ralitza Petrova, avec son film Godless (2016) qui a reçu le Grand prix au Festival international de Locarno en 2016, dresse le portrait d’une société au bord de la survie, en ancrant son film dans une petite ville.

Existe-il un ou plusieurs mouvements cinématographiques bulgares que l’on pourrait identifier ?

R. A. : Il n’y a pas vraiment de mouvements identifiables. Mais on peut aborder les courants du cinéma bulgare d’un point de vue historique. 

À partir des années 1960 jusqu’à la fin des années 1980, au sein du cinéma socialiste, il y a des auteur·rices qui se démarquent. Certain·es ont déjà été cité·es mais je peux ajouter Nikolay Volev et Metodi Andonov. Leur cinéma s’ancre dans la veine du réalisme socialiste mais intègre des styles personnels, poétiques, voire critiques, en explorant des questions comme la solitude et la mémoire, en mettant en scène des figures marginales. Il y a une forme de subtilité qui peut être comparée à d’autres cinématographies en Europe de l’Est, en Pologne et en Tchécoslovaquie. 

Après, il y a le tournant post-socialiste, des années 1990 au début des années 2000. Ce sont des années difficiles : le cinéma bulgare traverse une crise économique, les subventions chutent de manière drastique. C’est aussi une crise identitaire. En tant que cinéaste, on passe, d’un jour à l’autre, d’un système où tout est fourni à un système très compétitif. Le cinéma doit se réinventer. Durant ces années-là, les films sont souvent autoproduits ou se font avec très peu de budget. Il en résulte un cinéma plus intime, peut-être parfois un peu plus expérimental. Il ne se dégage pas de mouvement formel mais ces cinéastes incarnent une génération en résistance. Eldora Traykova, dont le film Cambridge (2015) est programmé au sein de « Si la Bulgarie m’était contée », fait partie de ces personnes qui ont su travailler avant et après la chute du Mur. Les récits glissent vers quelque chose de plus introspectif, des portraits du quotidien. 

Une nouvelle génération de cinéastes, comme Petar Valchanov, Kristina Grozeva, Nikolay Todorov, Dragomir Sholev, Ralitza Petrova, Ilian Metev, Svetoslav Draganov, Slava Doytcheva, Pavel Vesnakov, Eliza Petkova, etc., apparaît après les années 2000. Cette génération réalise, depuis les années 2010, des films qui donnent une nouvelle visibilité au cinéma bulgare à l’international, notamment en festival, après une période difficile où les conditions de production ne permettaient pas vraiment au cinéma bulgare de percer à l’étranger.

On ne parle pas d’une nouvelle vague bulgare comme on parlerait d’une nouvelle vague roumaine. Mais ces cinéastes ont en commun un regard critique sur la société post-socialiste, une écriture personnelle proche du cinéma d’observation et une esthétique influencée par le cinéma documentaire qui engendre des formes hybrides et des autofictions. On peut dire qu’Andrey Paounov est le cinéaste qui a initié cette vague de documentaire de création.

Life Alost Wonderful, de Svetoslav Draganov (2013) © cinéaste maudit

Est-ce qu’il y a des éléments qui pourraient expliquer cet éclatement du cinéma bulgare en un archipel de gestes ?

R. A. : Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette diversité stylistique et thématique du cinéma bulgare. La nécessité de s’adapter et de surmonter les financements fragiles ont poussé les réalisations à se faire en coproduction. Beaucoup de films bulgares sont coproduits par deux, trois, voire plus de pays, ce qui encourage une diversité des formes.

Et quelque chose d’important à mentionner, mais que l’on dit rarement, c’est qu’il y a eu une rupture générationnelle. En Bulgarie, il n’y a pas vraiment de passation, il n’y pas ou très peu de cinéastes qui ont transmis un héritage. Selon moi, il y a eu une rupture nette, un clash. Les cinéastes plus jeunes n’ont plus voulu entendre parler de la période communiste. Ceux et celles qui créaient sous le régime socialiste, sont d’ailleurs restés parfois un peu désabusé·es. Donc cette rupture vient s’ajouter à un contexte assez difficile, dans une société en mutation où existent des contrastes assez extrêmes entre les grandes villes et les zones rurales, où les institutions sont en crise.

Mais cette période des années 1990-2000 est aussi faite de zones grises qui ouvrent tous les possibles. Ce contexte a encouragé une forme de créativité dans le cinéma mais aussi dans la mise en scène théâtrale, comme on peut l’apercevoir d’Elitza Gueorguieva, Chaque mur est une porte (2017), fait d’archives télévisuelles d’une émission complètement improbable à l’inventivité visuelle assez folle. Ce sont des années marquées par peu de moyens, mais où il existe une forme d’ivresse, une nouvelle énergie dans un contexte pourtant âpre de changement de régime. 

Puisque vous évoquez la question de la transmission, quelles sont les formations en cinéma aujourd’hui en Bulgarie ? 

R. A. : Il y a deux écoles de cinéma en Bulgarie. La NAFTA, fondée en 1948, a formé la grande majorité des cinéastes, scénaristes, auteur·rices, technicien·nes, y compris beaucoup d’auteur·rices contemporain·es. Elle est marquée par un héritage, une certaine manière de penser l’esthétique, d’apprendre la technique.

Et il y a aussi la Nouvelle Université Bulgare, créée après la Chute du Mur, qui est une université privée, mais où une forme de liberté est peut-être davantage possible. Mais de nombreux cinéastes font des études à l’étranger parce qu’ils et elles souhaitent se démarquer, toujours dans cette idée de rupture avec ce qui existe en Bulgarie. Une façon de créer leur propre voie en se dégageant du bagage des générations précédentes.  

Vers quoi tendent les réalisations contemporaines ?

R. A. : En plus d’une esthétique qui tend vers le documentaire, ou tout du moins des formes hybrides, il y a tout de même des enjeux récurrents abordés par les réalisations contemporaines bulgares. La mémoire collective, l’histoire récente de la transition post-communiste et des bouleversements qui ont suivi se trouvent au cœur des questionnements. Les films traitent des conflits qui traversent la société bulgare, liés aux injustices sociales, aux inégalités économiques et à la corruption omniprésente. Après l’entrée de la Bulgarie dans l’Union européenne, la question de l’identité nationale et les dilemmes d’appartenance qui en découlent sont également mis en scène. 

L’humour noir et l’absurde continuent de définir le cinéma bulgare. Ils permettent de traiter des sujets graves, avec une certaine distance, un peu comme dans George et les papillons (2004), d’Andrey Paounov. La complexité de certaines réalités sociales est également abordée sur un ton plus sombre et mélancolique. 

Mais pour finir sur une note positive, j’ai l’impression que de plus en plus de jeunes cinéastes cherchent d’autres moyens de s’exprimer, dans des formes comme le réalisme magique par exemple, des histoires qui ne sont pas forcément ancrées dans une réalité bulgare, mais qui peuvent aller au-delà…

Publié le 22/05/2025 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

« Exploring possible approaches and proposals for the development of film education in Bulgaria », Ralitsa Assenova, 2023, in Film Education Journal 6(2) | UCL Press

Une série de propositions par Ralitsa Assenova pour l’avenir de l’éducation cinématographique en Bulgarie.

Les écrans de Sofia. Voyage français dans le cinéma bulgare

Albert Cervoni
Lherminier, 1976

À la Bpi, 791(494) CER

Au Sud de l'Est. 1. Les Balkans au cinéma

Milos Lazin (dir.)
Non-lieu, 2006

Au sommaire du premier numéro de cette revue culturelle sur les Balkans, outre le dossier sur les cinémas serbe, slovène et bulgare, des séquences consacrées au Banat, cette région de l’Europe centrale aux frontières de la Roumanie et de la Serbie dont Timisoara est la principale ville, et aux mutations de l’accès au livre en Serbie, au Monténégro, en Roumanie et en Croatie. © Électre

À la Bpi, 791(49) AUS

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