Les débuts des « grands ensembles » de banlieue au cinéma
Le cinéma s’est intéressé très tôt aux grands ensembles en périphérie des villes, façonnant ainsi un imaginaire des cités et de la banlieue, entre louanges et critiques. Les habitant·es des cités sont considéré·es comme un groupe, mais derrière chaque fenêtre, vit une famille unique. Quelques exemples de points de vue cinématographiques, dont certains tirés de films projetés lors du cycle « Université permanente de Paris • Marges de villes » en juin 2025.
Zonard·es, dans les marges de la ville
Dès 1928, le cinéaste Georges Lacombe explore les marges de la ville. Tous les traits de la banlieue y sont esquissés. Son film La Zone (1928) montre les conditions de vie des chiffonnier·ères, suit leur quotidien misérable et laborieux, leurs déplacements entre leurs habitats précaires en périphérie et leurs lieux de travail en ville. Les zonier·ères, appelés aussi zonard·es, logent dans un bidonville établi sur une étroite bande de terrains non constructibles qui longe les 34 kilomètres de l’enceinte Thiers. Cette dernière a été bâtie en 1845 pour protéger la capitale. Le village de fortune, situé entre les villes limitrophes annexées par Paris et les fortifications, entre campagne et ville, abrite et contient la misère en dehors de Paris intra-muros. La pauvreté rassemble : « Curieuse population où toutes les races se trouvent mêlées », indique un carton dans le film.
Les zonier·ères se rendent en ville dès cinq heures du matin, uniquement pour y travailler, ramasser et trier les déchets des Parisien·nes, et nourrir les fourneaux des centres d’incinération. Ils et elles rentrent vers sept heures du soir. À huit heures, la zone s’endort, harassée de fatigue… On note quelques touches rurales : les chiens, les chats, les poules, les arbres, le linge qui sèche au vent. Une vie en plein air, aux plaisirs simples (danses, jeux, rires) dans ce qui n’est ni une ville ni un village, aux espaces boueux ou jonchés de détritus.
Ces formes de bidonvilles, filmées par Georges Lacombe dans La Zone, persisteront jusque dans les années 1960 par endroits, même après la destruction des fortifications entre 1919 et 1929, suivie de l’urbanisation de masse, initiée par la Loi Loucheur en 1928 : près de 4 000 habitations bon marché (HBM, ancêtres des HLM), sont construites sur cette bande de terre dans l’entre-deux-guerres.
Grands ensembles, grands espoirs
La zone n’est pas un cas à part. Au 19e siècle, la révolution industrielle nécessite de la main d’œuvre et attire de futur·es travailleur·euses en masse, dont une bonne partie d’origine étrangère, alors que le parc immobilier urbain est insuffisant et souvent insalubre. Les politiques nationales s’avèrent insatisfaisantes pour encourager la construction et loger cette population. La destruction d’habitats durant les guerres aggrave encore le problème, avec, pour conséquence, la création de bidonvilles dans les banlieues des grandes villes.
En 1953, la loi Courant change la donne avec son lot de mesures en faveur de la construction en série, encadrée par des normes qui mettent le confort moderne à la portée de tous et toutes. Elle est assortie d’aides destinées à inciter à quitter les villes pour la campagne. De 1959 à 1976, la planification urbaine détermine des « zones à urbaniser en priorité » (ZUP) qui concentrent près d’un million de logements collectifs, rassemblés dans de grands ensembles. Chacun de ces ensembles comprend plusieurs centaines ou milliers d’appartements. Ils sont la solution aux problèmes de logement mais, surtout, porteurs d’espoir avec leur promesse d’une vie meilleure, confortable et moderne. « Dans quelques années, quand vous traverserez la banlieue parisienne, c’est en hélicoptère sans doute que vous irez et partout, vous survolerez des villes dans le genre de celle-ci. On les appelle “les grands ensembles”, on les appelle aussi “les villes dortoirs”. Elles doivent permettre aux familles de vivre loin de l’agitation et de l’air malsain des grandes cités, elles existent dans le monde entier », s’enthousiasme le présentateur de l’émission Cinq colonnes à la une, en décembre 1960.
Bienheureux banlieusards
À l’écran, la boue des ruelles de la zone laisse place aux grandes avenues bétonnées, aux allées plantées d’arbres et aux vastes parkings. Les vues aériennes permettent de visualiser la rigueur de l’ordonnancement, que l’on oppose régulièrement, dans les discours de l’époque, à l’hétérogénéité, voire l’anarchie, de la construction en banlieue. Ses pavillons disparates, ses maisons de ville anciennes et ses rues parfois étroites ou non bitumées rendant délicate la circulation automobile, ne seraient en effet plus adaptés aux besoins de la société.
On salue la prouesse technique, mais surtout le progrès social. De nombreux films sont produits par les municipalités de gauche pour promouvoir leur action au bénéfice des travailleur·euses. Les images d’enfants tristes aux visages sales de La Zone disparaissent, remplacées par celles de petit·es bien habillé·es, jouant sur des aires de jeux conçues pour la jeunesse. Ainsi, dans son documentaire Les Bâtisseurs (1938), réalisé en 1938 pour l’organisation syndicale La CGT, Jean Epstein célèbre la révolution permise par l’invention du béton et l’imagination des architectes, concepteurs d’hôpitaux, de bâtiments publics, ou d’écoles incroyablement audacieuses et fonctionnelles. Il plaide pour que l’on se soucie autant des habitats collectifs que des bâtiments publics : « Est-ce que le destin du travailleur doit être de vivre dans le taudis, pour mourir dans un palace ? » s’interroge-t-il. La rationalisation de la construction permet de prendre en compte les fonctions et la mobilité des habitant·es, avec une place importante accordée à l’automobile. Le confort moderne des logements – eau courante, électricité, gaz, téléphone, radio TSF – et la proximité des équipements sportifs et culturels sont mis en avant pour défendre l’idée d’une qualité de vie supérieure à celle de la ville. Un avis partagé dans d’autres documentaires, comme dans Naissance d’une cité, Gennevilliers (Louis Daquin, 1964) qui souligne la démesure et le gigantisme de ces ensembles modernes.
Des regards plus critiques
Cependant, la relégation géographique en dehors des villes et le mal-être qui accompagne les problèmes sociaux et économiques touchant les plus pauvres viennent nuancer l’enthousiasme des débuts pour les grands ensembles. Dans son film L’Amour existe (1962), Maurice Pialat pose un regard nostalgique et désabusé sur une banlieue en expansion, composée de zones pavillonnaires menacées à terme de disparition par les grands ensembles. « Voici venu le temps des casernes civiles. Univers concentrationnaire payable à tempérament. Urbanisme pensé en termes de voirie. Matériaux pauvres dégradés avant la fin des travaux », énonce-t-il. Le confort des appartements est, selon lui, un leurre pour mieux asservir les travailleur·euses des banlieues : « Le paysage étant généralement ingrat, on va jusqu’à supprimer les fenêtres puisqu’il n’y a rien à voir », explique-t-il avant de résumer ainsi : « Le bonheur sera décidé dans les bureaux d’études. La ceinture rouge sera peinte en rose. Qui répète aujourd’hui du peuple français qu’il est indiscipliné ? Toute une classe conditionnée de copropriétaires est prête à la relève. Classe qui fait les bonnes élections. Culture en toc dans construction en toc ». Il dénonce à grand renfort de chiffres le désert culturel, éducatif et sportif de la banlieue et filme les migrations en transports en commun des banlieusard·es vers la ville le matin et vers leurs cités le soir.
De nombreux cinéastes dépeindront, à sa suite, la tristesse de la banlieue, la misère et l’ennui qui la gagne dans ces décors de grands ensembles. Ceux-ci finiront par incarner la banlieue entière.
Filmer la vie dans les grands ensembles
Dans tous les films cités plus haut, la banlieue est vide ou bien ses habitant·es forment elles-mêmes et eux-mêmes un ensemble : les zonier·ères, les travailleur·euses, les immigré·es, les familles, les enfants… La vie en cité est comme désincarnée. Un nouveau genre apparaît dans les années 1980 pour faire de la banlieue plus qu’un décor et donner la parole aux banlieusard·es : le cinéma de banlieue. Ce sont souvent des cinéastes de ces quartiers qui proposent leur propre vision de la banlieue.
La réalisatrice Dominique Cabrera, qui a grandi dans une cité de Paris, s’est intéressée, avec Chronique d’une banlieue ordinaire (1992), à la vie dans ces cités décriées et arrivant en fin de vie. Elle revient avec des habitant·es sur les lieux de leur vie dans une tour promise à la démolition. Jeunes marié·es, familles nombreuses, travailleur·euses étranger·ères, enfants… Quelle a été leur existence dans ces lieux ? Que reste-t-il de leur vie entre ces murs accusés d’être à l’origine de tous les maux de la banlieue ? Chacun raconte sa histoire, ses difficultés, ses espoirs. Dans les appartements à l’abandon, les témoins retrouvent l’emplacement du sapin de Noël, du lit, le dessin d’une fillette sous les strates de papier peint ou les souvenirs de jeux dans les couloirs, dans les espaces verts… Se dessinent peu à peu des vies et une histoire de la cité, évoluant dans le temps avec la société. Dominique Cabrera propose, à travers ces récits touchants, une véritable plongée sociologique dans le monde des cités.
Cette diversité de parcours de vie fait prendre conscience que la banlieue n’est pas un ensemble homogène et devrait s’écrire au pluriel. C’est d’ailleurs le projet de la Cinémathèque idéale des banlieues du monde d’Alice Diop, en partenariat avec les Ateliers Médicis et le Centre Pompidou : raconter les périphéries à travers des regards multiples et exposer la richesse des banlieues.
Publié le 04/06/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Filmer les grands ensembles : villes rêvées, villes introuvables. Une histoire des représentations audiovisuelles des grands ensembles, milieu des années 1930-début des années 1980
Camille Canteux
Créaphis, 2014
« Les grands ensembles n’ont pas toujours eu le visage banlieusard fait de façades lépreuses, d’uniformité grise et de violence qui est au cœur des images actuelles.
Au croisement de l’histoire urbaine et de l’histoire des représentations, cet ouvrage analyse l’évolution de la représentation audiovisuelle des grands ensembles à partir du milieu des années 1930, au moment où les prototypes sont construits et filmés, jusqu’au début des années 1980 quand on envisage leur démolition. Pour étudier la circulation des images ; dater leur apparition, leur diffusion et leur disparition ; comprendre le rôle des médias dans la définition des grands ensembles, cette étude s’appuie sur des films d’origines et de genres variés (télévision, cinéma de fiction et documentaire, films institutionnels). Alors que l’analyse diachronique restitue la complexité de la chronologie, l’approche synchronique révèle la mise en place d’un stéréotype : le grand ensemble est montré comme un lieu à part, durablement exclu de l’espace banal de la ville. Les faiseurs d’images contribuent ainsi à ériger en cliché sa singularité formelle, urbaine et sociale. Le livre met aussi en lumière la répétition des mêmes récits et images, qui font de chaque grand ensemble – Sarcelles, Le Mirail, La Grande Borne… – une nouvelle « ville nouvelle » chassant les édifices précédents hors de l’urbain, dans la quête perpétuelle d’une ville rêvée, toujours introuvable. » (Quatrième de couverture)
À la Bpi, 791.045 CAN
Filmer les grands ensembles, 2016 | Centre d'Histoire Sociale - Jeanne Menjoulet
Film du Centre d’Histoire Sociale, réalisé par Jeanne Menjoulet. Camille Canteux, auteure de l’ouvrage Filmer les grands ensembles, s’entretient avec l’historienne Annie Fourcaut.
Grands ensembles sur grand écran : de la représentation architecturale à l'observation sociologique. Architecture, aménagement de l'espace
Salomé Doubroff
Mémoire soutenu à l'École nationale supérieure d'architecture de Nantes, 2021
Construits pour répondre à la crise du logement d’après-guerre, les grands ensembles ont largement été représentés positivement ou négativement dans la presse écrite, les médias puis au cinéma. Pour cette étude sur la représentation des grands ensembles dans le cinéma, le mémoire s’est concentré sur la région parisienne, symbole de la politique constructiviste de l’époque et majoritairement représentés dans les films encore aujourd’hui. Comment le cinéma a représenté et représente-t-il architecturalement et sociologiquement les grands ensembles ?
Les Abandonnés. Histoire des cités de banlieue
Xavier de Jarcy
Albin Michel, 2019
Enquête menée de 1943 à 2015 permettant de reconstituer, étape par étape, la genèse des quartiers de banlieue, de Sarcelles ou de la périphérie lyonnaise. Confrontant les points de vue d’architectes, de géographes, d’élu·es, de démographes, l’auteur éclaire les erreurs d’urbanisme et la ségrégation sociale qui sont à l’origine du malaise urbain qui perdure aujourd’hui. © Électre 2019
À la Bpi, 913.22 JAR
Ciné-Archives | Fonds audiovisuel du Parti communiste français et du mouvement ouvrier
Ciné-Archives conserve et diffuse les films (pellicule et vidéo) produits par le parti communiste, la CGT, L’Humanité, des organisations ouvrières ou des amateur·rices. Dans ce patrimoine cinématographique militant, la louange des grands ensembles est très présente.
Banlieues : une anthologie
Thierry Paquot (dir.)
Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008
Une histoire des idées, des théories et des croyances liées à ces territoires de banlieue, par le philosophe de l’urbain, Thierry Paquot, et des expert·es. la banlieue est analysée sous tous les angles, y compris celui du romanesque et du cinématographique.
À la Bpi, 913.3(082) PAQ
Utopie et Désordre urbains. Essai sur les grands ensembles d'habitation
Pierre Peillon
Éd. de l'Aube, 2001
L’auteur propose une réflexion sur le devenir des grands ensembles urbains, construits dans les années 1950, et qui à leur époque représentaient la modernité et le progrès. Il développe sa réflexion autour de ce thème principal, mais il l’approfondit en s’intéressant à ce qui se passe derrière l’uniformité des façades de logements sociaux.
À la Bpi, 913.321 PEI
Union Sociale de l’Habitat | Histoire du logement social
Une frise chronologique détaillant les grands jalons du logement social en France, de 1894 à nos jours.
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