Lectures d’été 2025 – En quête du sixième sens

Immatériel

Jérôme Dubois
Cornélius, 2024

C’est le premier jour de travail d’Adel dans une entreprise de nettoyage post-mortem. La mission de l’équipe consiste à vider totalement l’appartement d’un homme disparu pour le remettre en location. Son occupant vivait reclus, se faisant livrer ses repas, ne communiquant qu’avec sa mère par téléphone et regardant le monde sur l’écran de sa télévision. Adel s’intéresse à cet inconnu : il enquête sur lui, interprète ses traces et finit même par emménager dans cet appartement encore habité par la présence du précédent occupant. Finira-t-il par sombrer lui aussi et s’effacer ? C’est la crainte de sa collègue et amie, qui tente de le raccrocher au monde réel.

C’est avec beaucoup de sobriété et d’efficacité que Jérôme Dubois aborde le thème de la solitude, de l’enfermement et de l’intimité. Le récit reste cohérent malgré l’irruption du surnaturel et de la poésie. Les personnages sont fouillés et les dialogues brefs. Le trait est dépouillé. Les planches sont en noir et blanc, ponctuées de rouge, bleu et vert (RVB), couleurs standard des écrans. Cet album très graphique déroute par sa forme et son ambiance, mais embarque et fascine son lectorat. Il a été retenu pour la sélection officielle du Festival d’Angoulême 2025.

À la Bpi, AL IMM

Après

Raphaël Meltz
Le Tripode, 2025

Lucas, le personnage principal et narrateur d’Après, est un mort. À H+1 minute, H+1 heure, J+1, J+8; J+30, J+365 de l’accident de vélo qui lui a ôté la vie, il raconte la douleur de ses proches. Sorte de fantôme, il revient parmi les sien·nes et décrit leur quotidien, les détails qui révèlent leur chagrin, leur vide intérieur, mais aussi son manque à lui de ne plus être parmi eux.

En reprenant les ficelles scénaristiques du film américain Ghost (Jerry Zucker, 1990), dans lequel le protagoniste est aussi un défunt, Raphaël Meltz construit un récit sensitif et sensible. Son écriture subjective laisse transparaître le sentiment de la perte à partir des observations et des perceptions du narrateur. La description des odeurs et des détails du quotidien replonge dans les souvenirs concrets de moments de vie partagés en famille, vécus et à jamais perdus. Raphaël Meltz donne à voir le monde des vivant·es à travers le regard d’un mort, qui a une vision différente des couleurs et un odorat décuplé. Livre bouleversant, dont le thème est la mort, mais qui parle avant tout du goût de la vie.

À la Bpi, 840″20″ MELT 

La Langue des choses cachées

Cécile Coulon
L'Iconoclaste, 2024

L’écriture poétique de Cécile Coulon nous emmène dans les méandres d’un conte glaçant. La compréhension de la langue des choses cachées est un talent héréditaire qui permet, à celui qui en est doté, de voir si les gens malades vont vivre ou mourir. « La mère » (ainsi nommée dans le récit) est appelée par des villageois pour aider les mourants. « Le fils » (nous n’en saurons pas plus sur l’ identité de ces deux personnages) prend ensuite la relève. Mais lui déroge à la règle transmise et, une fois sur place, rend visite à une autre famille que celle qui l’a appelé. Il réalise alors les conséquences des actions passées de sa mère.

Difficile de ne pas trop en dire sur ce court mais très intense roman. La prose de Cécile Coulon, à la fois poétique et lyrique, lance le conte : « Car c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent, en prenant avec les cieux de funestes engagements. » Le rythme des phrases semble s’intensifier au fur et à mesure que l’on comprend de quoi il est question. Car c’est bien là que réside l’intérêt du récit : dans le secret qu’il renferme.

À la Bpi, 840″20″ COUL.C 4 LA

L'Expérience des fantômes

Fabrice Humbert
Gallimard, 2019

À presque 59 ans, John Franklin est un explorateur britannique au palmarès bien fourni. Considéré comme un héros après une expédition terrifiante dans les contrées glacées du Canada, il aurait mérité une retraite paisible, mais sous l’impulsion de sa seconde épouse, il décide de tenter une ultime aventure. Le voici qui s’engage de nouveau à la tête d’un grand équipage dans le Grand Nord américain. Deux ans plus tard, alors qu’il ne donne plus signe de vie depuis de nombreux mois, il apparaît à Lady Jane Franklin, son épouse, sous la forme d’un ectoplasme. Troublée, celle-ci engage des démarches pour le retrouver. Elle poursuivra ce but pendant 10 ans, remuant tous les étages de l’amirauté, demandant l’assistance de « clairvoyants » et allant jusqu’à solliciter le Tsar lui-même.

Roman d’aventure qui retrace, au cœur de l’époque victorienne, le destin d’un des plus grands explorateurs britanniques, L’Expérience des fantômes est également le portrait d’une femme déterminée, au caractère bien trempé, qui confond amour et orgueil, et dont les tentatives désespérées de sauvetage de l’époux disparu cachent mal une irrépressible soif de gloire. Le souci du détail et la justesse de la reconstitution nous amènent à côtoyer la souffrance et la peur de ces hommes, mais aussi à nous asseoir à la table des médiums et à participer à leurs pratiques occultes. Devant le monde invisible, la raison vacille tout en continuant à exiger toujours plus d’exploits.

À la Bpi, 840″20″ HUMB 4 EX

Les Dangers de fumer au lit

Mariana Enriquez
Éditions du sous-sol, 2023

Après le succès de son roman Notre part de nuit, Mariana Enriquez fait son retour avec douze nouvelles horrifiques ancrées dans la géographie argentine, des zones ultra-urbanisées aux villages isolés de la Pampa. Elle approche au plus près les obsessions et les fantasmes d’adolescentes ou de jeunes femmes, aux prises avec d’étranges phénomènes : présences spectrales, terreur inexpliquée, pulsions déviantes… Le recueil est une immersion au cœur du fantastique. Entre croyances religieuses, malédictions et folie, le texte nous emporte et nous laisse dériver au fil de nos interprétations pour tenter d’expliquer le sort des héroïnes.

En quelques lignes, l’écrivaine capte son lecteur et le fait pénétrer dans la psyché tourmentée des personnages. D’un état de fascination proche du voyeurisme à un sentiment de malaise, la lecture de certaines nouvelles peut même provoquer le dégoût. Difficile de ne pas faire le lien entre cette atmosphère, où la mort flirte en permanence avec les vivants, et l’histoire de l’Argentine, toujours hantée par les « disparu·es » de la dictature militaire des années 1970-1980 dont on n’a pas retrouvé les corps. Avec une langue moderne parsemée d’images crues qui allie férocité et humour, Mariana Enriquez crée un monde terrifiant et inédit qui interroge nos propres limites.