Philosophie de terrain et sciences sociales : rapprochement, hybridation ou dissolution de la philosophie ?
Une utilisatrice d’Eurêkoi, service de réponses et recommandations à distance assuré par des bibliothécaires, souhaiterait comprendre ce qu’est la « philosophie de terrain » et comment elle s’articule avec les sciences sociales. Les bibliothécaires de la Bibliothèque publique d’information lui répondent à l’aide d’ouvrages de référence sur le sujet et lui proposent trois exemples, tandis que la notion de « philosophie de terrain » sera explorée, de février à avril 2024, par le cycle « En philosophie, sur le terrain » proposé par la Bpi.
Depuis quelques années, revendiquant l’héritage de de Simone Weil, de Michel Foucault ou encore de Baruch Spinoza, différentes recherches en philosophie se sont développées sous le nom de « philosophie de terrain ». Si l’on peut y voir une nouvelle approche de la discipline, la démarche mise en avant semble empruntée aux sciences humaines et sociales (SHS) : enquête par entretien, travail sur le « terrain » dans des lieux philosophiquement inusités tels que l’hôpital, la forêt, la ferme de permaculture… Quel est alors exactement le rapport entre ce mouvement philosophique et les sciences sociales, qui sont construites en se démarquant de la philosophie ? Y a-t-il dans cette démarche nouvelle une véritable spécificité philosophique, un mode proprement philosophique de traitement du « terrain », ou cette convergence avec les sciences sociales fait-elle courir à la discipline philosophique un risque de perte de soi, voire de disparition pure et simple ?
Un rapprochement qui met en question la spécificité de la philosophie
Une construction historique des SHS contre la philosophie
Le blog éponyme du projet Philosofield, visant à « constituer une communauté de recherche nationale et internationale autour de la question du “terrain” en philosophie », indique :
« L’idée d’une “philosophie de terrain” peut sonner comme un oxymore pour les disciplines de terrain qui se sont historiquement fondées par distinction avec la philosophie et son abstraction, notamment avec Durkheim et Bourdieu, pour les sciences sociales. Tandis que la philosophie serait dans les nuées, et même totalement hors-sol, c’est le rapport à un terrain d’enquête qui a scellé la rupture des sciences sociales avec la philosophie, et qui a permis à la sociologie naissante d’établir sa scientificité. Aujourd’hui pourtant, des philosophes ont recours à un terrain d’enquête pour leurs recherches, et puisent dans les outils des sciences sociales, notamment ceux de l’enquête qualitative : ethnographie, observation, entretien… ».
Cette construction des sciences sociales contre la philosophie, déploiement d’une « pensée pure mettant entre parenthèses les nécessités de la vie réelle et du monde social », est développée notamment par Pierre Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes (Seuil, 1997).
Une cristallisation de l’interrogation autour de la notion de « terrain »
Le document de présentation d’une journée d’étude intitulée « Le terrain en philosophie », organisée par l’Institut de recherches philosophiques de Lyon, Université Lyon 3 (Irphil), met particulièrement bien en évidence l’usage problématique du terme « terrain » en philosophie.
« D’abord dans quelle mesure la réflexion problématique et conceptuelle que revendique la philosophie peut-elle s’approprier des méthodes d’enquête issues d’autres sciences humaines et sociales (observation simple ou participante, questionnaires, entretiens, etc.) ? À quel niveau et de quelle manière la spécificité de la philosophie opère-t-elle ? Plus précisément, y a-t-il un rapport au terrain proprement philosophique, dès l’enquête empirique, ou la pratique du terrain constitue-t-elle une pratique neutre du point de vue disciplinaire, jusqu’à ce que ces matériaux soient ressaisis dans le cadre d’une réflexion problématique et conceptuelle ? Dans ce cas, qu’est-ce qui distingue une telle réflexion philosophique faite à partir de ces matériaux, d’une problématisation et d’une conceptualisation sociologique ou anthropologique ? »
Extrait (§ Contextualisation)
Des outils empruntés aux sciences sociales : le cas de l’entretien
L’ouvrage de Christiane Vollaire Pour une philosophie de terrain (Créaphis, 2017) examine notamment ce que pourrait être une « politique de l’entretien » en philosophie, procédant « de l’écoute et de la restitution des paroles des personnes rencontrées sur place, dans les lieux où elles vivent, partagent des expériences et s’organisent pour faire face à des situations d’épreuve politique ».
Dans sa contribution « Les enjeux méthodologiques de la philosophie de terrain au miroir de la sociologie », tirée de Manifeste pour une philosophie de terrain, par Maud Bénétreau, Brenda Bogaert, Margaux Dubar et al. (éd. universitaires de Dijon, 2023), Julie Henry indique que « la difficulté provient moins d’une réappropriation en bonne et due forme des outils des sciences sociales […] que d’un empiètement sur ces dernières à l’origine d’une forme d’hybridation d’éléments méthodologiques » (p. 45). La philosophe examine la pratique de l’entretien en le comprenant à partir de ce que Paul Ricœur conceptualise comme « narration situationnelle » dans le tome 1 de Temps et Récit (1991).
Construire, par le terrain, une véritable philosophie
L’apport réflexif de la philosophie de terrain dans des projets interdisciplinaires
La contribution de Rémi Beau, dans le Manifeste pour une philosophie de terrain, intitulée « La philosophie sur le terrain de l’interdisciplinarité : le projet FORTES » (p. 43 à 57) montre, pour ce projet concret, l’apport de la philosophie au service de l’interdisciplinarité – philosophie « dé-disciplinée » selon l’expression de Robert Frodeman empruntée par Rémi Beau :
« La philosophie peut d’autant mieux collaborer avec les autres disciplines qu’elle ne se place pas en position de rivale, mais de facilitatrice ou d’accompagnatrice : elle devient “interstitielle et améliorative dans sa nature”. Elle agit ainsi entre les disciplines, portant son attention sur les points de friction conceptuels qui entravent la conduite du travail interdisciplinaire, et adopte pour principale finalité l’atteinte des objectifs de transformation concrète fixés dans le cadre d’un projet de recherche. »
Cette contribution est librement consultable en ligne sur la plateforme HAL.
Un renouvellement du regard sur l’enquête comme expérimentation
« Ce geste de remise en cause qui oblige à adopter d’autres manières de s’adresser à la situation conduit l’enquêteur philosophe à considérer son enquête comme une véritable expérimentation, et soumet alors cette dernière à l’obligation de se penser comme une pratique créatrice. À l’analyse, on se rend compte que ce n’est toutefois pas le propre de l’enquête philosophique, mais que c’est la dimension essentielle de toute enquête, que le scientifique la revendique explicitement ou qu’il tente au contraire de la minimiser pour faire de son enquête une copie de la réalité qu’il prétend révéler. »
« Out of the Books: Field Philosophy », par Vinciane Despret, revue Parallax, vol. 24, 2018, n°4, p. 416-428, en libre accès en anglais sur le site de l’Université de Liège. Extrait du résumé.
Le caractère philosophique des questions posées
« La contribution de Brenda Bogaert éclaire la différence de perspective qui, cependant, sépare le travail philosophique et le travail sociologique. À propos de sa recherche sur le concept de patient acteur, elle écrit : “il n’était pas question de mesurer la peur, de demander aux patients quand ils avaient peur et pourquoi ils avaient peur (de travailler sur l’émotion comme dans les études sociologiques sur l’émotion). Il était plutôt intéressant d’essayer de faire attention au moment où les patients utilisaient le mot et pourquoi, et de voir ce que cette émotion pourrait dire de leur eudaimonia, en s’inspirant des travaux de Martha Nussbaum”. […] Cette présentation de la démarche de Brenda Bogaert lui permet d’affirmer que “les questions posées par les philosophes de terrain sont donc bien des questions philosophiques, au moins en deux sens. D’une part, elles s’inscrivent dans des traditions philosophiques qui offrent concepts et modalités de questionnement. D’autre part, les questions d’épistémologie, d’ontologie ou d’éthique, en tant que questions relevant du sens de l’expérience humaine et de la situation de l’homme dans le monde, sont bien des questions de philosophie.” »
Jean-Philippe Pierron s’interroge sur le sens, en philosophie, de la référence au terrain, à la lumière de l’histoire de la discipline, et notamment de l’opposition entre idéalisme et empirisme, dans son article « La philosophie de terrain a-t-elle un sol ? La distance du terrain et le sol du comprendre », Éthique, politique, religions, n° 15, 2019–2, Le terrain en philosophie, quelles méthodes pour quelle éthique ?, p. 17-35, (consultable en ligne librement sur le site classiques-garnier.com).
« Une philosophie de terrain ? Réflexion critique à partir de deux journées d’étude », parMarine Bedon, Maud Benetreau, Marion Bérard et Margaux Dubar, revue Astérion. Philosophie, histoire des idées, pensée politique, 2021, n° 24, sur Open Editions Journals. Cet article clarifie la distinction entre philosophie de terrain et philosophie appliquée, en insistant en particulier sur le fait que « la philosophie de terrain ne part pas de scénarios écrits par les philosophes et testés en laboratoire sur des sujets d’enquête, mais de pratiques en situation réelle ».
Dans « Le philosophe et l’enquête de terrain : le cas du travail contemporain » (dans Penser une philosophie de terrain, par Christiane Vollaire, Octarès Éditions, 2020), Muriel Prévot-Carpentier, Massimiliano Nicoli et Luca Paltrinieri s’intéressent aux « contextes du terrain philosophique » :
« Deux dimensions se font jour ici. D’une part celle de l’émergence vitale des idées produites par l’action elle-même : l’action est porteuse de sa propre réflexivité, à laquelle nulle pensée du surplomb ou de l’après-coup ne peut se substituer. D’autre part celle de la puissance de ces idées comme pouvoir de résistance active à ce que Foucault appellera “les dispositifs de gouvernementalité”. »
Luca Paltrinieri, dans son article de recension « Critique de la philosophie de terrain : plaidoyer pour l’enquête philosophique. Lecture du livre de Christiane Vollaire, Pour une philosophie de terrain », Rue Descartes, 2020/1, n° 97, Éditions Collège international de Philosophie (p. 174 à 178), revient sur la singularité de la « notion philosophique de terrain » construite par Christiane Vollaire dans son ouvrage. Il expose trois différences majeures que l’argumentation de la philosophe met en lumière entre la notion philosophique de terrain de celle des SHS : une différence de finalité, le renoncement à une quête d’objectivation et l’important travail d’abandon de sa propre position.
L’invention de « nouvelles méthodes philosophiques »
« Ce livre présente quatre de ces expériences situées, menées récemment dans différents théâtres européens : la résonance politique des migrations dans le Calaisis (Sophie Djigo), les interventions internationales dans l’après-guerre en Bosnie-Herzégovine (Isabelle Delpla), les injonctions paradoxales du champ pénitentiaire en France (Olivier Razac), les engagements solidaires face à la violence économique et politique en Grèce (Christiane Vollaire). En associant l’immersion, l’observation et l’entretien à la réflexion esthétique, l’argumentation et l’analyse des concepts, ces quatre philosophes proposent une investigation des réalités sociales et politiques contemporaines.»
« Au fil des entretiens publiés dans ce livre, les uns et les autres précisent comment leur rapport au monde se traduit dans leurs pratiques respectives, dans les choix formels et gestes théoriques qui participent à la construction d’un travail de photographie documentaire ou de philosophie de terrain. La question de la relation aux sujets photographiés, à celles et ceux qui d’une manière ou d’une autre contribuent à l’élaboration d’un projet, se trouve au centre de ces conversations. »
Extrait de la présentation
Dedans, dehors : la condition d’étranger, de Guillaume Le Blanc, Seuil, 2010. Le philosophe nourrit son questionnement sur les modalités de constitution de la condition d’étranger à partir du compagnonnage au sein de l’association ATD Quart-Monde, où il travaille avec des personnes en situation de pauvreté (source : Pour une histoire politique de la pauvreté avec Guillaume Le Blanc, Radio France, émission En direct du 3 février 2023).
« Considérant que les sciences du social sont des sciences de l’empirie, cet article propose une réflexion sur la manière dont ces sciences peuvent remplir cet objectif lorsqu’elles disent procéder depuis un « terrain ». Il cherchera à établir combien le “terrain” peut, et doit, être heuristique dans la démarche de recherche. Combien il peut se révéler crucial dans la mise à l’épreuve de la problématique de recherche. Combien, enfin, il “oblige” le chercheur. Bien plus, si les sciences du social arrivent à partager une même compréhension du terrain, elles pourront s’engager dans une épistémologie de la découverte autrement plus conforme à celle qui guide les autres sciences. » Résumé, sur erudit.org.
Le projet PhilosoField vise à constituer une communauté de recherche nationale et internationale autour de la question du « terrain » en philosophie. Le blog du projet propose différents exemples et thématiques de réflexion de philosophie de terrain (consentement dans le soin, « enquêtes en terrains religieux »…) et une biblographie sur la philosophie de terrain.
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