Quel accès à la vie intime, affective et sexuelle pour les personnes en situation de handicap ? Entretien avec Julia Tabath, secrétaire du Conseil d’administration de l’association CH(s)OSE
Si la vie intime et sexuelle est désormais reconnue comme une composante majeure de l’existence de chaque individu, cette dimension demeure largement inaccessible à de nombreuses personnes en situation de handicap. Des associations s’élèvent contre cet état de fait et avancent des solutions. Julia Tabath, secrétaire du Conseil d’administration de l’association CH(s)OSE revient pour Balises sur les propositions faites à ce sujet, à l’occasion du cycle de rencontres « Handicaps : une vie à part ? », à la Bpi en 2023.
Quels sont les objectifs de l’association CH(s)OSE ?
Notre objectif est de contribuer à la prise en compte effective, au sein de la société, de la vie affective et sexuelle des personnes en situation de handicap. Tout le travail de CH(s)OSE consiste à faire évoluer les mentalités et à permettre d’envisager la vie affective et sexuelle sous l’angle des droits humains. Il n’y a pas de droit opposable à avoir une sexualité, par contre, il y a une possibilité effective d’avoir accès à une vie sexuelle : c’est sur ce point que certaines personnes en situation de handicap peuvent rencontrer des difficultés. Le handicap physique ou cognitif empêche ces personnes d’accéder à leur corps ou au corps de l’autre. Iels vont donc avoir besoin d’une aide et d’un intermédiaire. Des personnes porteuses de troubles autistiques, par exemple, ne vont pas comprendre ou vont surréagir aux gestes sexuels. Une éducatrice m’expliquait qu’au foyer où elle travaillait, une femme avec un autisme profond utilisait le manche à balai comme un sex toy. Qui va lui dire « Non, ce n’est pas comme ça, tu vas te faire mal. Et voici ce que tu peux faire en étant en sécurité. » ? On parle de ça quand on parle d’accès à une pratique sexuelle, à une vie sexuelle. Comment fait-on aujourd’hui pour répondre à des personnes qui sont empêchées dans leur accès à la vie sexuelle ?
La plupart des personnes ne rencontrent pas forcément de problèmes pour se toucher, pour comprendre comment fonctionne leur corps. Quand vous n’avez pas besoin d’un tiers, quand vous n’avez pas besoin d’aide, vous faites comme vous l’entendez et personne ne vous dit rien, même s’il reste énormément de questions… Pour une personne en situation de handicap, c’est plus compliqué puisqu’on lui dit, du moins c’est sous-entendu : il n’y a pas de possibilité pour vous d’avoir de sexualité. Quand vous êtes une femme tétraplégique par exemple, vous ne pouvez pas bouger les bras et les mains. Comment faites-vous pour découvrir votre corps ? Quelle est la personne qui va vous guider ?
Pourquoi ces questions ont-elles mis si longtemps à être abordées ?
En France, ces questions sont restées très longtemps taboues. Elles ont commencé à émerger depuis une vingtaine d’années. La loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées de février 2005 a constitué un tournant. Cette loi n’a évidemment pas tout réglé, mais elle a permis de sortir un tout petit peu d’une certaine précarité pour ces personnes et d’ouvrir le champ des possibles. Les personnes handicapées ont commencé à se dire : « c’est bien, on peut aller à l’école, occuper un métier, partir en vacances, avoir une voiture aménagée, et pour tout cela recevoir des aides techniques adaptées. Mais la vie intime, sexuelle, ou le fait d’être parents, est-ce qu’il est possible d’en parler ? ». Dans cette loi, y avait rien sur ces sujets. Les gens ont commencé à en discuter, il y a eu des témoignages et les associations s’en sont mêlées. En 2007, un colloque a été organisé par la Coordination Handicap et Autonomie au Parlement européen de Strasbourg sur « Handicaps et sexualités », qui a aussi beaucoup contribué à ouvrir le débat.
Lors des ateliers participatifs qui ont été mis en place par le Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH), avec la participation de CH(s)OSE, quelles demandes ont émergées ?
Trois thématiques ont été abordées lors de ces ateliers : le respect de l’intimité quel que soit le milieu de vie ; les gestes, le rapport au corps, l’éducation à la sexualité et l’accès à la santé sexuelle ; et, plus spécifiquement, l’assistance sexuelle.
Ces ateliers regroupaient des personnes en situation de handicap, des professionnel·les et des représentant·es associatif·ves. Plusieurs d’entres elles ont partagé leur parcours et rapporté les difficultés qu’elles pouvaient rencontrer, dans l’accès à l’information. La prévention sur la sexualité est quand même un sujet extrêmement important et les difficultés d’accès pour les personnes en situation de handicap sont encore plus grandes que dans la population valide. Il n’y avait pas à proprement parler de demandes formulées, mais des échanges d’expériences et parfois des retours de bonnes pratiques. Il s’agissait aussi d’entendre le positionnement de certain·es professionnel·les qui disaient : « Je ne suis pas formé·e pour faire ça, et je n’ai pas envie d’entrer, d’une telle façon, dans l’intimité du ou de la résident·e. Je m’occupe de ces personnes tous les jours et je ne veux pas brouiller cette barrière. Il faut quelqu’un d’autre. » Des personnes opposées au principe de l’assistance sexuelle ont pu également s’exprimer. Toutes ces prises de paroles ont été extrêmement riches.
Quelles sont les propositions auxquelles ces ateliers ont permis d’aboutir ?
Ce qui, pour nous aujourd’hui, est très important, c’est la formation, c’est là que tout se joue. Il faut revoir la formation de tout le personnel, depuis les directeur·rices d’établissement jusqu’aux agent·es de ménage : : comment on entre dans l’intimité des personnes, que ce soit dans une institution ou un domicile ? Comment on se tient dans ce domicile qui n’est pas le nôtre, au sein duquel il n’y a pas à juger de la manière dont vit la personne ?
Pour les accompagnant·es, il faut donc une formation plus éclairante sur le respect de l’intimité. Ce sont des métiers où on est amené à approcher des personnes, toucher des corps… Quand vous vous occupez de personnes en situation de handicap, à partir d’un moment, vous ne les voyez plus comme individus à part entière : iels deviennent des objets de soin. Le souhait des professionnel·les et des accompagnant·es est d’apprendre à respecter ces personnes, en tant que sujets.
Il y a aussi tout un panel de questions sur les problématiques d’accès à l’éducation sexuelle. C’est bien sûr un problème pour toute la population : on se rappelle le rapport de 2022, « Éducation à la sexualité en milieu scolaire », qui a révélé que très peu de cours d’éducation sexuelle étaient donnés dans les classes. Mais pour les personnes en situation de handicap, c’est plus prégnant encore. Quand vous êtes dans un établissement médico-social où vous avez des femmes et des hommes en âge d’avoir une vie sexuelle, comment faire entrer ces questions dans leurs vies quotidiennes où le pivot reste le handicap ?
L’accès à la santé sexuelle est aussi un volet très important. Les chiffres de non-suivis gynécologiques pour les femmes en situation de handicap sont extrêmement préoccupants. Mais leur donner un accès à un·e gynécologue, c’est encore loin d’être gagné ! Pratiquer ce type d’examen sur une personne en fauteuil prend plus de temps. Comment faire, face à une personne avec un trouble autistique, que vous ne pouvez pas toucher ? Un certain nombre de dispositifs sont nécessaires pour permettre l’examen. Néanmoins, c’est nécessaire pour faciliter la compréhension du fonctionnement du corps et l’accès à une vie intime et sexuelle.
Enfin, il y a la question de l’assistance sexuelle, qui est un outil parmi d’autres. Ce n’est pas une réponse à tous les besoins. Il faut être clair là-dessus, ce n’est pas le seul but et ce n’est pas ce qui est demandé.
C’est aussi une question qui cristallise beaucoup d’oppositions. Quelles sont-elles ?
Un premier argument consiste à assimiler l’assistance sexuelle à de la prostitution, puisqu’il s’agit d’une tractation financière contre prestations sexuelles. Ce que nous essayons d’expliquer, c’est qu’il ne s’agit pas, dans l’assistance sexuelle, de la recherche du plaisir du ou de la client·e. Ce n’est pas le but. Le but est la connexion à son corps, la compréhension de son corps, l’appropriation de sa vie sexuelle. Les assistant·es sexuel·les ne cherchent pas d’ailleurs pas à fidéliser les client·es, ni à gagner de l’argent. Les opposant·es refusent aussi qu’il y ait une instrumentalisation du corps de la femme par une personne en situation de handicap, et donc une forme d’exploitation. Or, c’est faux. Tous·tes les assistant·es sexuel·les, en France, exercent cette activité de leur plein gré: il n’y a pas de pas de souteneurs ni de réseaux mafieux derrière. Ce sont des gens qui ont la volonté d’aider.
Un autre type d’opposition fait valoir que créer l’assistance sexuelle pour les personnes en situation de handicap revient à les stigmatiser en indiquant qu’iels ne peuvent pas avoir une sexualité comme tout un chacun, et que cela relève du validisme. Or, personne n’est obligé d’ avoir recours à l’assistance sexuelle, même si ça reste une option. Il ne faut pas nier les difficultés existantes pour les personnes en situation de handicap à avoir accès à une vie sexuelle.
D’autres opposants disent que la misère sexuelle ne concerne pas seulement les personnes en situation de handicap, ce que personne ne nie. Nous traitons d’abord du handicap, mais cela conduit à des réflexions qui concernent bien d’autres populations. Par exemple, l’association Petits frères des pauvres a consacré un rapport à la vie affective, intime et sexuelle des personnes âgées : on y retrouve des problématiques très proches du handicap. Pourquoi, à partir du moment où vous avez quatre-vingts ans ou plus, vous n’avez plus de droit à une vie sexuelle? Qui décrète ça ?
Les questions autour de l’assistance sexuelle permettent donc de parler de la sexualité de tout un chacun et d’en faire un sujet de débat calme, serein, où on puisse trouver des solutions pour les gens qui sont en souffrance parce qu’ils n’ont pas accès à leur propre vie sexuelle.
Qu’est-ce qui est mis en place dans d’autres pays ? Et avec quels résultats ?
L’assistance sexuelle existe dans d’autres pays européens : en Belgique, en Suisse, depuis plus de dix ans, et en Allemagne, Norvège et Suède depuis plus de vingt ans. D’autres pays européens, dont la France, sont bien plus en retard.
Dans les pays où l’assistance sexuelle est mise en place, on s’aperçoit qu’à partir du moment où il y a un encadrement éthique, légal, tout se passe bien. Les personnes en situation de handicap sont très heureuses d’ avoir ce recours-là. Et les assistant·es sexuel·les disent qu’iels sont extrêmement content·es et fier·ères de pouvoir aider. En Suisse, par exemple, vous ne pouvez pas vous déclarer assistant·e sexuel·le du jour au lendemain : il faut suivre une formation et vous bénéficiez d’un suivi.
En France, où rien n’encadre cette pratique, tout le monde peut se déclarer assistant·e sexuel, c’est donc beaucoup plus dangereux. D’ailleurs, nous sommes dans un flou juridique complet : la formation est légale, mais la pratique ne l’est pas vraiment… Elle peut tomber sous le coup de la loi : la personne en situation de handicap peut être poursuivie comme le sont les client·es de prostitué·es, même si jusqu’à présent, aucun·e n’a été poursuivi.
Partout où c’est mis en place, les résultats sont évidents. Une association belge nous expliquait que, dans des établissements pour des personnes autistes, le fait que la sexualité soit prise en compte et que des assistant·es soient présent·es a fait baisser le nombre de crises, la violence, les comportements inadéquats… C’est constaté partout et c’est pour cela que nous sommes aussi volontaristes et militants sur ce sujet. Nous ne fantasmons pas sur des dispositifs qui n’apporteraient pas de progrès.
Quelles sont les évolutions attendues en France ?
En avril 2023 se tiendra la Conférence nationale du handicap, qui est l’occasion pour le Président de la République de donner la feuille de route de la politique handicap, pour les prochaines années. Nous espérons donc que les propositions en termes de vie intime, affective et sexuelle du CNCPH vont être retenues, qu’elles feront partie des chantiers que le gouvernement va ouvrir. Concernant l’assistance sexuelle, il revient aux politiques d’organiser cette activité dans un cadre éthique, légal, avec des formations et des structures qui le permettent.
Détail des treize propositions présentées par le Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) concernant la vie intime, affective et sexuelle des personnes handicapées, à l’occasion d’un grand débat au ministère des solidarités le 6 février 2023.
Site de l’association CH(s)OSE, créée en janvier 2011 à l’initiative du Collectif Handicaps et Sexualités (CHS). Elle a pour objectif de militer en faveur d’un accès effectif à la vie affective et sexuelle des personnes en situation de handicap, notamment à travers la création de services d’accompagnement sexuel.
Le programme « Handicap et alors ? » vise à faire reconnaître et à promouvoir la vie relationnelle, affective et sexuelle des personnes en situation de handicap et à changer le regard social sur leur sexualité. Le site propose également des outils pédagogiques, bibliographies, affiches, etc. , au sujet du handicap et de la sexualité.
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