Quelle place les références à l’histoire occupent-elles dans les relations russo-ukrainiennes ? Comment le conflit actuel influe-t-il sur les interprétations du passé ? Balises revient sur ces questions avec Alexandra Goujon, maître de conférences en science politique à l’université de Bourgogne et autrice de L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre (2021), en écho à la rencontre « Fabrications de l’Histoire » organisée à la Bpi en juin 2022.
Chaque chapitre de votre ouvrageaborde une idée reçue sur l’histoire ou la société ukrainienne : « Kiev est la mère des villes russes », « L’Ukraine en tant qu’État n’existe pas avant 1991 », etc. Pourquoi cette démarche ?
Je travaille sur l’Ukraine depuis vingt-cinq ans. À la suite de l’annexion russe de la Crimée en 2014 puis de la guerre dans le Donbass, j’ai eu l’idée d’écrire un livre grand public allant à l’encontre des stéréotypes apparus à cette période. En 2020, j’ai contacté les éditions du Cavalier bleu, qui disposent d’une collection « Idées reçues ». Cela m’a permis d’aborder d’autres préjugés apparus ou renforcés depuis 2014 : certaines des idées reçues mentionnées dans ce livre sont incontournables, tandis que d’autres servent de prétexte à l’analyse d’une question, d’un moment ou d’un phénomène. L’objectif était de rendre intelligibles les événements et les faits, sans simplification, avec une analyse lisible sur le long terme qui permet par exemple de comprendre la terminologie utilisée par les autorités russes, la manière dont elles parlent de l’Ukraine aujourd’hui.
Quelle est l’origine de ces idées reçues et comment circulent-elles ?
L’historiographie russe affirme que l’Ukraine et la Biélorussie sont indissociables de la Russie : ces peuples slaves orientaux partageraient une racine commune et auraient donc vocation à se développer ensemble. Ce discours implique en sous-main une domination d’un peuple sur les autres, et se retrouve à plusieurs époques : sous l’empire, on parlait des Ukrainiens comme des « Petits Russes » – les Russes se considérant comme les « Grands Russes ». De même, la rhétorique de l’Union soviétique sur l’amitié entre les peuples s’accompagnait d’une hiérarchie entre nations. Aujourd’hui encore, l’histoire est idéologisée en fonction d’objectifs politiques : il s’agit de conserver une forme d’empire, et d’empire russe, c’est-à-dire au sein duquel les Russes forment la nation dominante à laquelle les autres nations slaves sont censées s’assimiler.
Cette historiographie soviétique puis russe s’est imposée à la fois au territoire ukrainien et au niveau international, notamment en Europe occidentale et en France – parfois par sympathie politique ou culturelle à l’égard de la Russie, mais aussi par facilité intellectuelle : il est alors plus simple de consulter les ouvrages officiels et les travaux de grandes universités, les publications russes sont plus accessibles, et le russe est davantage maîtrisé que l’ukrainien. Lors de l’éclatement de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), cela s’est traduit par une interprétation erronée du phénomène liée à une méconnaissance des trajectoires historiques de certains peuples d’URSS comme l’Ukraine. Cette tendance est moins présente aux États-Unis et au Canada : la diaspora ukrainienne y est assez importante, et la guerre froide a entraîné en Amérique du Nord une volonté de comprendre la multiculturalité de l’Union soviétique, avec des travaux qui se poursuivent de nos jours.
Aujourd’hui encore, la volonté russe d’occuper le terrain médiatique oriente les questions posées sur l’histoire : en utilisant le terme de « dénazification », Vladimir Poutine s’adresse à sa population mais aussi à notre opinion publique occidentale. Dès lors, les chercheurs et journalistes doivent mener un travail d’explication, de réfutation. On discute très souvent en fonction du cadre fixé par Vladimir Poutine, même si c’est pour le désavouer.
Sur quels points les historiographies russe et ukrainienne divergent-elles particulièrement ?
Certains événements font l’objet d’interprétations très différentes, par exemple la période cosaque et le traité de Pereïaslav de 1654. Pour les Ukrainiens, il s’agit d’une alliance qui devait permettre aux Cosaques de conserver leur autonomie et leur manière de faire de la politique, tout en obtenant la protection de la Russie. Pour les Russes, c’est à l’inverse une forme d’allégeance par laquelle les Cosaques, et par extension les Ukrainiens, ont lié leur destin à la Russie qui les aurait ainsi sauvés.
On peut trouver un exemple plus récent dans l’époque stalinienne, avec deux trajectoires de recherche très différentes. En Ukraine, les crimes de cette période font l’objet de nombreuses recherches depuis les années quatre-vingt-dix et jusqu’à aujourd’hui. En Russie, à l’inverse, il est de plus en plus difficile d’accéder aux archives et de travailler sur le sujet depuis le milieu des années deux mille ; on l’a encore constaté récemment, avec la liquidation de l’association Memorial. Les approches ne sont pas les mêmes : pour les Ukrainiens, le régime stalinien est un régime criminel, et pour les Russes, Staline est avant tout le vainqueur de la Seconde Guerre mondiale, auquel on ne peut attribuer tous les crimes de cette période.
La famine ukrainienne de 1932-1933, par exemple, est abordée côté russe comme une tragédie, et comme une tragédie commune – car il y en a eu d’autres au Kazakhstan notamment –, tandis que les Ukrainiens y voient une spécificité de leur peuple qui a été particulièrement touché par cette famine – sur le territoire ukrainien mais aussi dans la région du Kouban, qui était peuplée d’Ukrainiens mais intégrée à la république soviétique de Russie. Depuis 2006, l’Ukraine, tout comme une vingtaine de parlements dans le monde, qualifie cette famine de génocide – terme que rejette complètement la Russie.
Comment les conflits récents influencent-ils les représentations du passé et le travail des historiens ?
Le début de la guerre en 2014 a entraîné une volonté de désoviétiser l’histoire de l’Ukraine et de marquer davantage sa différence avec l’histoire russe. L’invasion récente fait aussi remonter à la surface une histoire de la domination russe et soviétique sur l’Ukraine depuis plusieurs siècles, avec l’interdiction de la langue ukrainienne, la négation de sa culture, l’élimination de l’élite politique et intellectuelle dans les années trente, la famine, les agressions militaires, etc. Les événements récents amènent une partie des historiens à se repositionner, à reconsidérer certains éléments du passé.
La notion de colonialisme revient aussi. Les Ukrainiens s’interrogent sur leur identité commune et réalisent que leur espace est extrêmement russifié, avec des noms de rue et statues d’artistes russes plutôt que d’artistes ou dissidents politiques ukrainiens. Plusieurs autorités locales ont pris la décision de déboulonner ces statues ou de renommer les rues et stations de métro. Les lois de décommunisation de 2015 avaient déjà entraîné le retrait de certains symboles du parti communiste, mais d’autres avaient été préservés au nom du patrimoine ; ils sont aujourd’hui enlevés. À Kiev par exemple, l’Arche de l’amitié entre les peuples a été renommée Arche de la liberté du peuple ukrainien, tandis que la statue de deux personnages russe et ukrainien en dessous a été détruite. À l’inverse, des statues de Lénine déboulonnées en 2014 sont aujourd’hui remises sur pied dans les territoires ukrainiens occupés par l’armée russe. L’usage des figures soviétiques joue donc un rôle très important.
Les événements à l’échelle du pays entraînent aussi de nouvelles réflexions au niveau local. Des Ukrainiens se mettent à travailler sur l’histoire de leur ville ou sur l’hétérogénéité de leur région. Le Donbass, notamment, est souvent considéré de manière homogène comme une région industrielle et russophone. On évoque très peu son histoire pré-soviétique, mais j’ai par exemple rencontré des habitants de la ville de Sloviansk qui, en se rendant dans les cimetières en périphérie, ont trouvé des tombes polonaises, allemandes, belges… car au 19ᵉ siècle cette ville était avant tout une cité commerciale. Cette redécouverte de l’histoire par le bas est très intéressante, et s’observe aussi dans les initiatives de certains musées locaux.
Au-delà du conflit actuel, quelle place les questions historiques occupent-elles dans la vie politique en Ukraine ?
L’histoire est mobilisée dans l’espace public politique, avec de vrais débats historiographiques. Après la révolution orange et l’arrivée au pouvoir de Viktor Iouchtchenko en 2005, cela concerne par exemple la mémoire de la famine de 1932-1933 : cet épisode avait déjà été évoqué auparavant, mais le nouveau président a amplifié cette discussion en encourageant la construction de monuments dédiés aux victimes, et en dialoguant avec les parlements étrangers pour tenter de faire reconnaître cette famine comme un génocide. L’histoire génère du débat car les hommes politiques en parlent, de même que certains historiens présents dans l’espace public et médiatique.
L’Ukraine dispose aussi d’un Institut de la mémoire nationale créé en 2006. Il a joué un rôle très important après la révolution de Maïdan de 2014, avec un travail de dissémination d’informations historiques. L’Institut a par exemple envoyé, dans les régions, des expositions mobiles sur des événements peu connus afin d’aller à l’encontre de la propagande soviétique, quitte à passer sous silence des exactions commises par les Ukrainiens eux-mêmes durant la Seconde Guerre mondiale. Son président d’alors, Volodymyr Viatrovytch, est d’ailleurs un personnage extrêmement controversé, accusé de révisionnisme dans sa défense de héros ukrainiens – dont d’anciens collaborateurs. Des historiens ukrainiens et étrangers se sont mobilisés contre lui. Volodymyr Viatrovytch a ouvertement soutenu le président sortant Petro Porochenko lors de l’élection de 2019, et a donc été remplacé par une autre personnalité plus discrète après la victoire de Volodymyr Zelensky.
L’Institut ukrainien de la mémoire nationale poursuit aujourd’hui son travail avec une exposition en plein air intitulée « Ukraine : une guerre en Europe », présentée à Kiev et dans plusieurs villes européennes. Le Musée de l’Ukraine dans la Seconde Guerre mondiale, créé en 1981, a également réouvert ses portes le 8 mai 2022 avec une exposition intitulée « Ukraine Crucifixion », qui rassemble de nombreux objets de l’armée russe depuis l’invasion du 24 février 2022.
La Seconde Guerre mondiale est donc un sujet de controverses à l’intérieur même de l’Ukraine.
Oui. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique cherche à présenter les Ukrainiens comme des collaborateurs, des « banderistes » – du nom de Stepan Bandera, un idéologue nationaliste dont le mouvement a participé à plusieurs massacres durant la guerre. Les discours russes actuels sur la « dénazification » de l’Ukraine font donc écho à ceux de la période soviétique, alors même que les Ukrainiens combattant dans l’Armée rouge étaient beaucoup plus nombreux.
En parallèle, l’ancien président Viktor Iouchtchenko a décerné le statut de « héros de l’Ukraine » à des combattants nationalistes ukrainiens, qui pour certains ont collaboré avec l’Allemagne nazie. Cela a provoqué de vives controverses mémorielles en Ukraine, où l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et des mouvements nationalistes reste une source de division et de conflit mémoriel. À l’inverse, l’indépendance de 1918 et la famine de 1932-1933 sont des sujets plus consensuels dans le pays.
Cet ouvrage d’Alexandra Goujon brosse le portrait d’un pays contrasté et méconnu, en s’intéressant aussi bien à l’histoire et à la société qu’à l’espace et à la place régionale de l’Ukraine.
L’autrice revient pour cela sur l’origine et l’imprécision de nombreuses idées reçues, qui donnent leur titre à chacun des dix-sept chapitres : « Kiev est la mère des villes russes », « L’Ukraine était le grenier à blé de l’Europe », « Les russophones sont menacés en Ukraine », « L’Ukraine est un pays corrompu », « L’Ukraine n’est pas vraiment européenne », etc.
À la Bpi, niveau 2, 328(472) GOU
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Dans ce premier épisode d’une série intitulée « La Russie à la conquête du monde », Florian Delorme reçoit la politologue Alexandra Goujon et l’historien Antoine Arjakovsky pour évoquer le rôle de l’histoire et de ses instrumentalisations dans les relations russo-ukrainiennes, en référence notamment à l’essai « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » publié par Vladimir Poutine à l’été 2021 :
« Quelle est la réalité historique des arguments avancés par Poutine dans cet article ? Comment les historiens et les responsables ukrainiens y répondent ? Jusqu’où le passé peut-il justifier l’ambition d’annexer un territoire dont la population cherche à s’émanciper malgré une histoire et une culture commune ? Et d’ailleurs, pourquoi l’Ukraine a-t-elle eu tant de mal à affirmer sa souveraineté à travers les âges ? »
Cette vidéo du journal Le Monde retrace la construction progressive d’une entité politique ukrainienne, dont la position vis-à-vis de la Russie est ici interrogée. Elle adopte pour cela une perspective chronologique, allant de la fondation de la Rous de Kiev au 9ᵉ siècle jusqu’à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, en passant l’affirmation des Cosaques au 17ᵉ siècle, l’intégration du territoire ukrainien à l’Empire russe en 1764, la création et l’évolution de l’URSS, et l’indépendance ukrainienne de 1991.
Cette vidéo revient aussi sur le développement d’un sentiment national ukrainien, avec par exemple des références à la littérature politique du 19ᵉ siècle, à la valorisation des identités nationales dans les premières années de l’URSS, et à la révolution de Maïdan de 2014. Les commentaires de la journaliste Anna Moreau sont complétés par ceux de deux chercheurs spécialistes de l’Ukraine, Alexandra Goujon et Rory Finnin.
Alexandra Goujon, François-Xavier Nérard et Anne de Tinguy sont les invités de Xavier Mauduit. Ils décryptent ensemble les discours des autorités russes, en s’intéressant particulièrement à leurs références à l’histoire ukrainienne : comment celle-ci est-elle interprétée au profit d’ambitions politiques ? Quelles fonctions l’évocation d’une supposée unité historique remplit-elle ?
Cette émission est la première d’une série de quatre épisodes consacrée à l’histoire de l’Ukraine, qui revient aussi sur les origines, l’apogée et le déclin de la Rous de Kiev, sur l’affirmation des Cosaques face aux empires voisins et leur place dans le récit national ukrainien, et sur l’échec de l’indépendance et la guerre civile au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Korine Amacher, Éric Aunoble et Andrii Portnov (dir.)
Antipodes, 2021
Cet ouvrage collectif s’attache à retracer l’écriture de « romans nationaux » antagonistes entre l’Ukraine, la Russie et la Pologne. Les contributeurs se concentrent pour cela sur des espaces, événements et figures individuelles au cœur d’une histoire partagée, mais objets de mémoires divergentes : la Rous de Kiev, la République polono-lituanienne, le pacte germano-soviétique de 1939, la Shoah par balles et le massacre de Babi Yar, les rapports de Lénine et Staline à l’Ukraine et la Pologne, etc.
Les travaux d’Andreas Kappeler constituent une référence sur l’histoire de l’Ukraine. Dans cet ouvrage se voulant introductif, il couvre une chronologie de plusieurs siècles mais retrace aussi l’évolution de l’historiographie et les divergences entre les approches russe prérévolutionnaire, ukrainienne et soviétique.
L’historien ukrainien Andrii Portnov revient dans cet article sur les évocations et représentations de la Russie dans les manuels scolaires d’histoire utilisés en Ukraine. Il s’intéresse par exemple à des épisodes marquants des relations russo-ukrainiennes comme le traité de Pereïaslav, ou au développement d’un sentiment national ukrainien face à la Russie aux 19ᵉ et 20ᵉ siècles.
Spécialiste de l’histoire de la Shoah et de l’Europe centrale et orientale, le chercheur américain Timothy Snyder propose dans cet ouvrage une étude de la Seconde Guerre mondiale centrée sur un territoire allant de l’Est de la Pologne à l’Ouest de la Russie, en passant par l’Ukraine, la Biélorussie et les pays baltes. Timothy Snyder a également présenté ses recherches dans les Matins de France Culture le 13 mai 2022.
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