Interview

Appartient au dossier : Effractions dans les mémoires

Du fait divers à la justice : une mémoire des violences sexuelles
Entretien avec Alice Géraud

Littérature et BD - Politique et société

Dans Sambre. Radioscopie d’un fait divers, la journaliste et scénariste Alice Géraud retrace l’histoire de dizaines de femmes agressées sexuellement et violées par un même homme, près de la frontière franco-belge, de la fin des années quatre-vingt à 2018. Elle revient sur l’élaboration de ce récit à l’occasion du festival Effractions, organisé à la Bpi en mars 2023.

Quel a été votre parcours ?

J’ai travaillé pour Libération pendant une quinzaine d’années, notamment en tant que correspondante à Lyon. Je traitais un peu tous les sujets, avec un tropisme fort pour les questions de société. Il m’est arrivé d’écrire sur des faits divers et de suivre des procès, ce qui m’intéressait dans la mesure où ils éclairent les problèmes sociétaux et sociaux. J’ai ensuite monté Les Jours avec des camarades de Libération : ce média propose une nouvelle forme de narration de l’information en la racontant sous forme de série, avec des épisodes et des personnages – c’est-à-dire un journalisme très incarné. Désormais, je suis journaliste indépendante, ce qui m’a amenée à réaliser cette enquête dans le Val de Sambre.

Pourquoi vous être intéressée à cette affaire ?

Cette affaire était traitée dans les médias comme un fait divers sordide de plus. En me rendant à Maubeuge, je me suis interrogée : comment un homme avait-il pu agresser et violer autant de femmes, sur un si petit territoire, pendant trente ans, sans être inquiété ? Rapidement, j’ai rencontré des victimes et je suis passée de l’émotion à la sidération, puis à la colère. Les vies de ces femmes ont été totalement atrophiées par l’agression ou le viol qu’elles ont subi il y a dix, vingt ou trente ans, un matin, sur la route du collège, du lycée ou du travail. À cette violence s’est ajouté, témoignage après témoignage, le fait qu’elles n’aient pas été crues, ou mal reçues, et toujours oubliées. J’ai voulu raconter le parcours de ces femmes. 

En les écoutant, j’ai réalisé que cette histoire était aussi celle de l’évolution du traitement des victimes d’agression sexuelle et de viol en France, de la fin des années quatre-vingt jusqu’aux débuts du mouvement #MeToo. Je ne pouvais pas raconter cette douleur sans lui donner du sens. Il fallait que ce soit cohérent, solide. J’ai donc décidé d’en faire un livre plutôt qu’un article. 

Comment s’est déroulée votre enquête ?

J’ai rencontré de nombreuses victimes. Beaucoup n’avaient jamais parlé de leur agression. Parfois, même leur famille n’était pas au courant. J’ai établi peu à peu une relation de confiance avec elles. J’ai aussi échangé avec des policiers, des magistrats, des avocats… Ce qui a été très compliqué car l’instruction était en cours. De plus, certains avaient oublié les faits, qui ne les avaient pas marqués individuellement : pour beaucoup, cette affaire n’a existé qu’à partir du moment où elle a été résolue. 

J’ai également consulté les archives de la presse locale : les recensions des faits y sont tout aussi parlantes que leur absence. Par ailleurs, je me suis appuyée sur la lecture des plaintes, car le dépôt de plainte est le premier grain qui grippe la mécanique policière et judiciaire. C’est là que tout se joue pour la victime et pour l’enquête. Ces documents reflètent une procédure, mais aussi la culture d’une époque : on lit, à travers les questions, l’incrédulité des policiers et les soupçons qui entourent les victimes, en particulier les adolescentes accusées de mentir. En confrontant tous ces éléments, j’ai pu reconstituer le puzzle.

Comment avez-vous construit ce récit ?

Il me fallait trouver une forme de narration qui démontre, par les faits, ce que j’avais observé et recueilli, sans commentaire et sans analyse. Il y a, dans les affaires de violences sexuelles, un doute permanent qui plane sur les victimes. J’ai opté pour une écriture clinique afin que les éléments rapportés soient incontestables. Le récit chronologique, du point de vue des victimes, me paraissait la voie la plus naturelle : de la fin des années quatre-vingt à aujourd’hui, victime après victime, il souligne la répétition des agressions et des dysfonctionnements du système policier et judiciaire. Le livre se termine avec le procès afin de montrer comment, en 2022, la justice se positionne face aux victimes de violences sexuelles.

Ce livre montre donc aussi une évolution de l’institution judiciaire.

Tout à fait. Les premières années, il n’y a ni analyse ADN ni mémoire artificielle : les dossiers ne sont pas informatisés et ne circulent pas entre les commissariats. Le recoupement repose donc sur la mémoire humaine, et celle-ci est défaillante. Par exemple, les magistrats changent très souvent. Il y a aussi un manque de formation, qui débouche sur une maltraitance institutionnelle vis-à-vis des victimes de crimes sexuels. Cela s’est amélioré depuis, mais même si la cour est extrêmement attentive, le procès reste un moment violent. Il y a encore des efforts à faire sur la transmission des informations et sur la pédagogie de la justice, de son langage et de ses codes, auprès des victimes.

Comment voyez-vous la suite ?

J’ai écrit, avec Marc Herpoux, le scénario d’une série télévisée qui sera diffusée en 2024. L’intrigue est librement inspirée de cette affaire et portée par la même colère. La création de personnages fictifs m’a permis d’aborder l’intime : une question cruciale dans les affaires de violences sexuelles, mais qu’il me semble impossible d’évoquer par le journalisme. En quittant Les Jours début 2019, j’ai franchi une nouvelle étape dans ma réflexion sur la narration, jusqu’à dépasser les frontières du réel en me formant au métier de scénariste de fiction. Néanmoins, je m’inspire toujours du monde qui nous entoure, car mes pieds sont plantés dans cette terre-là. Je poursuis le même objectif avec d’autres moyens : raconter le réel.

Publié le 06/03/2023 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Sambre. Radioscopie d'un fait divers

Alice Géraud
JC Lattès, 2023

De la fin des années quatre-vingt à 2018, des dizaines de femmes d’âges et de profils différents ont été agressées ou violées par un même homme, dans les alentours de Maubeuge. Ce livre les présente une à une et décrit avec précision leur parcours, selon l’ordre chronologique des faits. Des pistes initiales suivies grâce à l’analyse ADN encore balbutiante aux premières arrestations non concluantes, des recherches menées en collaboration entre la France et la Belgique à l’arrestation finale, la journaliste et scénariste Alice Géraud se penche sur une procédure policière et judiciaire de plus de trente ans, faite de dysfonctionnements et de déconvenues.

L’autrice propose une enquête journalistique extrêmement fouillée, menée entre 2018 et 2022 dans le Val de Sambre, s’appuyant sur de nombreux entretiens avec des victimes et sur les archives de la presse locale, de la police et de la justice. Elle pointe la négligence de policiers qui ont minimisé les plaintes ou préjugé de la crédibilité des jeunes victimes, ainsi que le manque de moyens de la justice en cette fin du 20ᵉ siècle. Dans le même temps, elle n’oublie pas de rendre hommage à celles et ceux qui ont œuvré pour résoudre cette enquête hors norme. En prenant le temps d’évoquer chacune des femmes concernées, Alice Géraud pointe du doigt le sort réservé aux victimes de violences sexuelles en France et insiste sur le stress post-traumatique qu’elles subissent encore aujourd’hui.

Bientôt à la Bpi

Alice Géraud, De la honte : une enquête bouleversante | Festival Effractions, Bpi, 10 mars 2023

Un homme est accusé de plus de cinquante agressions sexuelles et viols commis pendant trente ans, selon le même mode opératoire, dans un périmètre restreint de 27 kilomètres le long de la rivière de la Sambre. Il est arrêté en février 2018 et jugé en 2022. Comment a-t-il pu commettre ces crimes pendant tout ce temps sans être inquiété ? Pourquoi les plaintes des victimes ont-elles été ignorées ?

Alice Géraud livre une enquête passionnante et bouleversante, une plongée dans le temps et les archives, qui révèle le traitement des agressions et crimes sexuels sur trois décennies. Elle évoquera, lors de cette rencontre, son travail d’autrice, journaliste et scénariste.

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