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Appartient au dossier : Concours « Dis-moi dix mots » de la Bpi

Amalgame, par Marion Moraes

Coup de coeur du jury du concours « Dis-moi dix mots » édition 2015, organisé par la Bpi.

visage de bébé étonné
©Stocklib

Je m’appelle Jemma Soons. Un prénom pas facile à porter, non ? Surtout dans les années soixante-dix en France, où les Valérie côtoyaient les Nathalie et les Sylvie. D’ailleurs, j’ai eu le droit toute ma scolarité à des jeux de mots sur mon prénom. « J’aime pas Jemma », s’amusaient mes camarades pour finir par m’affubler, quelques années plus tard, du gentil sobriquet de « j’ai mal ». Même mon vrai premier petit copain n’a pas échappé à la règle, en me susurrant au creux de l’oreille un « J’aime Jemma ». A partir de ce moment-là, j’ai été contrainte d’admettre une évidence : toute ma vie, je serai confrontée à ces jeux de mots minables sortis de la bouche de personnes se croyant dotées d’un esprit irrésistible. Il faudrait alors que je réponde par un sourire vaguement esquissé ou plus franc si la personne me plaisait, en donnant l’illusion que mes oreilles étaient jusqu’à cette phrase prononcée, totalement vierges de tous jeux de mots idoines mais idiots.

Je n’en ai pourtant jamais voulu à ma mère. Elle n’aurait certainement pas pu deviner qu’elle serait amenée à s’installer en France après ma naissance. Mais quelque peu à vif sur le sujet, lorsque j’ai eu la chance de mettre au monde ma fille, je lui ai donné le prénom le plus neutre possible : « Marie ». Bien plus tard, on m’a expliqué que ce prénom était tellement commun qu’il avait donné naissance à une expression particulièrement vulgaire : « Marie-couche-toi-là ». Je croise maintenant les doigts pour que, ni à tort ni à raison, on ne lui colle cette expression.

Je vois que vous vous impatientez. Ne me dites pas le contraire, vos gestes vous trahissent. Vous voulez que j’aille droit au but, n’est-ce pas ? Ne vous inquiétez pas, mon récit sera bref, aussi bref que ce qui a provoqué ce terrible malentendu.

Je pensais à elle, comme souvent, alors que mes pas me guidaient naturellement vers son parc préféré. Et c’est à ce moment-là précis que j’ai eu une bouffée d’angoisse : mais où est ma fille?!
Ce matin, l’esprit encore embrumé par le somnifère de la veille, ce qui est plutôt courant ces derniers temps, j’étais partie à la va-vite acheter de quoi grignoter. Un trait d’eyeliner sur les yeux, une touche de rouge à lèvres, pour ne pas avoir l’air trop éteinte, et j’avais refermé la porte sans même vérifier si Marie dormait encore. Comment avais-je pu basculer en si peu de temps et devenir cette mère-là ? Je maudissais les médicaments qui me rendaient complètement apathique et me laissaient en permanence dans une atmosphère ouateuse. Je maudissais tout autant les médecins qui m’avaient poussée à en prendre. Leurs diagnostics étaient pourtant sans appel : « Après le choc, vous avez sombré Madame Soons, vous êtes enfermée dans une profonde dépression. Ces médicaments sont là pour soulager un peu votre peine, pour reprendre le pas sur votre vie quotidienne ». Foutaises ! Un an que ma mère est morte, un an que je prends de sacrées doses de médicaments et rien n’a changé, non, absolument rien. Vous savez, j’étais très proche de ma mère, nous habitions toutes les trois ensemble dans son appartement… Les trois drôles de dames. En plus du terrible vide laissé par son décès, Marie et moi avions dû quitter l’appartement qu’elle louait. Cela a été très dur pour nous deux, mais j’ai essayé de faire face.

Et une fois de plus, ces médicaments m’avaient suffisamment abrutie pour ne pas me rendre compte que Marie n’était plus dans l’appartement. Il était tard quand je m’étais levée, et Marie avait sans doute dû filer chez la voisine, comme elle avait pris l’habitude de le faire ces derniers temps. Ça devait être ça… J’allais rebrousser chemin rapidement quand j’ai entendu un rire tintinnabulant : Marie ! Mais oui, évidemment, vu le soleil, la voisine avait dû l’emmener jouer au parc, en attendant mon réveil et avait sûrement glissé un mot sous ma porte pour me prévenir ; c’est ce que je me suis dit. J’ai passé le portillon du jardin d’enfants et me suis dirigée vers ma petite puce, rassurée et heureuse de l’avoir retrouvée. Voyant que sa mère fondait sur elle, instinctivement, elle s’est arrêtée de jouer, m’a regardée avec ses grands yeux bleus et a esquissé un sourire. Et puis, évidemment, c’est une enfant : elle s’est remise à jouer aussi sec. Sûrement pour me montrer qu’elle n’avait pas besoin de moi. Je me suis approchée d’elle et n’y tenant plus, je lui ai ébouriffé les cheveux en lui lançant un « ça va ma puce ? ». Elle a opiné du chef, sans me décrocher un regard, toute occupée qu’elle était, à préparer ce qui ressemblait fort à une potion magique. Alors je me suis dit que la meilleure manière de me faire pardonner pour ne pas m’être réveillée, ce serait de lui offrir un tour de manège. Marie adore les manèges.

Ni une ni deux, je lui ai proposé, elle a tapé dans ses mains et s’est relevée. Alors que je la prenais par la main, elle a balayé le jardin d’enfants du regard : « Mais maman… ». Ah oui c’est vrai ! La voisine ! Elle allait s’inquiéter. Décidemment, ma puce avait plus de plomb dans la cervelle que sa mère. « On part 5 minutes ma chérie, pas de quoi inquiéter Michèle. » Et on est parties faire un tour de manège. Rien de plus. Je ne vois pas franchement ce qu’il y a de mal à ça.

Elle a fait plusieurs tours et puis tout d’un coup, elle s’est mise à pleurer en m’appelant, enfin, en criant, comme les gamins savent si bien le faire, avec un cri à vous retourner les tripes et à vous rendre sourds. C’est à ni rien comprendre, elle rit, s’amuse et puis tout d’un coup, c’est le drame. Un visage rouge tirant sur le violacé, les yeux baignés de larmes… Je vous promets que j’ai tenté de la calmer mais rien n’y faisait : elle continuait à crier et à pleurer… Et le pire, c’est tous ces regards de parents consternés qui me fixaient avec mépris. Mais si, vous savez bien, ce drôle d’air qui insinue que vous êtes une mauvaise mère et qu’eux, dans pareille circonstance, auraient géré la crise avec brio. Des cons, en somme. J’avais l’impression que tous les mouvements du parc s’étaient, pour ainsi dire, arrêtés et que ma fille et moi étions devenues la principale attraction… Entre cette pression, ces regards insistants… C’est vrai : j’ai paniqué… Alors je l’ai attrapée, comme un sac, et on est sorties du parc au pas de course.

Et vous, vous appelez ça une fuite ! Vous avez des enfants ? Une colère comme ça, on prend son enfant sous le bras et on s’en va! On est rentrées à la maison et voilà tout. Ce n’est QUE ça l’histoire. Et d’ailleurs, il n’y a pas d’histoire ! Vous entendez ? Ce n’est que le fruit de la peur des gens… Les gens sont fous de nos jours… Si on secoue un peu sa fille parce qu’elle crie ; on est accusé de maltraitance. Si on n’arrive pas à la calmer, les voisins appellent la police et croient qu’on la bat ! Mais franchement, vous me croyez, vous ? Non ? Mais répondez-moi ! Jemma n’aurait jamais fait de mal à sa fille ! Je ne pourrai jamais toucher un seul de ses cheveux. Oui, je suis un peu larguée ces temps-ci mais de là à dire que je ne sais pas m’occuper de ma fille… C’est du délire ! Du délire ! C’est ma fille… Ma chair… Vous comprenez ? Et c’est tout ce qu’il me reste désormais. Et puis arrêtez de me regarder comme ça en prenant des notes sans rien dire. Vous me jugez, vous me jugez, mais vous, qu’auriez-vous fait ? La même chose que moi. Vous ne pouvez pas me l’enlever pour ça. J’en mourrai, vous savez, j’en mourrai ! Je ne veux pas qu’on me retire ma fille, vous comprenez ?

Son poing s’abattit sur la table et elle fondit en larmes.

Ma fille ! Ma fille ! Mais dites-moi quelque chose, je vous en supplie ! Dites-moi qu’on ne me la prendra pas !

La femme en face d’elle referma son carnet et la fixa au-dessus de ses lunettes : 

Madame, je suis désolée mais ce que je vais vous dire va vous paraître brutal. Vous faîtes, ce que l’on appelle un amalgame, une fusion entre souvenirs passés et réalité que vous réunissez chez cet enfant pour leur donner corps. Mais ce n’est pas votre fille. Votre fille, Marie, est décédée l’année dernière. Vous avez été arrêtée pour enlèvement d’enfant. C’est pour ça que vous êtes ici. Madame Soons, vous comprenez ce que je vous dis ?

Publié le 10/06/2015 - CC BY-SA 4.0

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