America, sur les traces d’un grand-père
Giaccomo Abbruzzese reconstitue l’histoire de son grand-père, assassiné à New-York, et fait remonter à la surface des non-dits et des secrets de famille. À partir d’images d’archives et de témoignages, le réalisateur italien retrace la vie d’un homme et exhume un drame familial. Son film documentaire America est programmé le 7 mars 2025 au Centre Wallonie-Bruxelles, pour le rendez-vous « Les yeux doc à midi » de la Cinémathèque du documentaire de la Bpi.
« L’été dernier, ma grand-mère me dit pour la première fois que mon grand-père n’était pas mort d’un accident de voiture à New York, comme je l’avais toujours cru. Il avait été assassiné à Harlem, dans les années soixante-dix. Le documentaire, combinant la forme d’un film d’essai et du cinéma familial, émerge de mon voyage de recherche à New York et de mon enquête sur sa mort. »
Giaccomo Abbruzzese, réalisateur d’America.
« Qui était mon grand-père ? » ; « Pourquoi est-il parti en laissant en Italie une femme et trois enfants ? » Ce sont les questions que se pose Giaccomo Abbruzzese, le réalisateur d’America, à propos de Claudio Minoia. Dans ce film-enquête, le petit-fils tente, avec sa caméra, de dresser le portrait d’un homme « né en Grèce, élevé à Venise, marié à Tarente, mort à New York », qu’il n’a pas connu, mais dont le nom est associé à de nombreux mystères.
En narrateur de son histoire familiale, Giaccomo Abbruzzese part aux États-Unis pour suivre les traces de son grand-père, et savoir pourquoi il a été assassiné à New York en 1979.
Un film-enquête
À partir de photographies, de vidéos et diverses images d’archives, mais aussi d’entretiens en visio avec les membres de sa famille, le petit-fils essaie de reconstituer le puzzle de la vie de Claudio Minoia, ce grand-père inconnu. Il parcourt les actes d’état civil conservés dans les registres de la sécurité sociale à la National Library de New York, les journaux d’époque, pour retrouver la date précise et les circonstances de sa mort.
Sa démarche évoque celle d’Éric Caravaca qui, lui aussi, mène l’enquête dans son film Carré 35 (2017) pour reconstituer l’histoire de sa sœur Christine, morte à l’âge de trois ans, avant sa propre naissance. La découverte tardive de son existence le conduit à prendre sa caméra et partir sur les traces de cette sœur. Comme Giaccomo Abbruzzese, Éric Caravaca entreprend un « voyage de recherche ». Il va jusqu’à Casablanca, au Carré 35, le cimetière français où est enterré sa sœur.
Le voyage fait souvent partie du film-enquête, le Maroc dans Carré 35, les États-Unis dans America. Finalement, se saisir de la caméra pour retracer son arbre généalogique en recollant les branches arrachées ou cachées, est une manière de se réapproprier son histoire familiale. Certain·es, comme Laurent Helye, auteur de Film de famille. De l’archive privée aux souvenirs partagés, replongent dans les images d’archives ou les films amateurs familiaux pour revoir des visages, raconter des tranches de vie perdues à jamais, d’autres, comme Caravaca ou Abbruzzese font un film.
Dans America, c’est une photo, avec une adresse inscrite à son dos – 1941, 3
Le cinéaste, enquêteur-narrateur
Dans cette recherche de la vérité, le cinéaste assume la posture de l’enquêteur-narrateur. Sa voix off est présente du début à la fin du film. Il se met en scène, aux côtés de ses proches lors des visios ou des rencontres sur le terrain, et laisse apparaître sa silhouette au détour de certains plans. On le voit par exemple en train de capturer, avec son téléphone portable, l’image animée de l’écran d’ordinateur où défilent les microfilms des journaux.
Pour camper l’enquêteur-narrateur, il emprunte aussi les codes du roman policier et des films de gangs américains, en montrant des ruelles obscures ou en citant quelques références : « Je me demandais si mon grand-père n’avait pas eu de liens avec la mafia italo-américaine. Comme un personnage des Affranchis de Scorsese ou de L’Impasse de De Palma. » Ce grand-père s’incarne quelques minutes, le temps d’une citation, dans le corps mourant d’Al Pacino, qui interprète Carlito dans L’Impasse (1993) de Brian De Palma. Cette greffe de la fiction dans le documentaire révèle finalement que toute vie humaine porte en elle une histoire à raconter.
Une histoire de famille
Avec le portrait de Claudio Minoia, Giaccomo Abbruzzese finit par raconter l’histoire d’un secret de famille, le récit d’une blessure, celle d’une fille privée d’un père. « Aux anniversaires de ma mère et de mon oncle, mon grand-père n’était jamais là. Parmi les visages des gens présents, il manque le sien », énonce la voix off sur des vidéos amateur. La tonalité sombre des paroles du réalisateur, sa diction solennelle donnent tout leur poids aux mots prononcés. Elles font entendre la gravité des images projetées, celles d’enfants qui soufflent les bougies d’un gâteau, en l’absence de leur père. Le contraste entre les images de fête et la dureté du récit apporte une couleur sombre au tableau de famille.
La voix off permet en effet de faire surgir l’intime, les non-dits et un secret bien gardé, confié uniquement à cet « oncle d’Amérique », Tony. « L’histoire se répétait, inéluctable, en laissant prisonniers ses protagonistes », conclut la voix off après avoir révélé ce secret de famille, qui permet de comprendre pourquoi ce grand-père a abandonné femme et enfants.
La musique originale du film, composée par Alessandro Altavilla et Helen Papaioannou, fait écho à ce drame familial rejoué d’une génération à l’autre. La rythmique répétitive et les effets de vagues mélodiques, rappelant la sonorité métallique d’un train en route, traduisent cette perpétuation de l’abandon.
Et finalement, le film se termine là où il a commencé. Les plans d’ouverture et de clôture d’America montrent la mère du réalisateur en train de regarder, un jour de pluie, le portail de sa maison. On imagine cette femme en train de songer à son père, qui a franchi cette grille le jour de son départ aux États-Unis. America, le titre du film, raconte avant tout cette blessure-là.
Publié le 24/02/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
On the road again... quand le cinéma reprend la route
Éd. universitaires de Dijon, 2018
Études sur l’évolution du road movie dans l’histoire du cinéma à travers l’analyse de ses formes et de ses thèmes. La notion de voyage est souvent utilisée de manière métaphorique pour traiter de la recherche intérieure des personnages, à la recherche de leur identité mais aussi de leur place dans la société. © Électre 2018
À la Bpi, Cinéma, 791.045 ONT
Film de famille. De l'archive privée aux souvenirs partagés
Laurent Helye
L'Harmattan, 2021
En 2012, l’auteur retrouve des films tournés par son grand-père. Quand il se rend compte que le film de famille n’est plus à la mode, il tente de trouver un moyen de sauvegarder et de valoriser cette pratique en introduisant ces films dans une sphère artistique. © Électre 2021
À la Bpi, Cinéma, 791.01 HEL
Le Film de famille. Usage privé, usage public
Méridiens Klincksieck, 1995
Qui n’a pas aujourd’hui son camescope ? Si l’on mettait bout à bout les pellicules et les bandes vidéo tournées pendant une année par les cinéastes familiaux, on ferait aisément le tour de la terre… Pourtant, le film de famille est sans doute le grand mal-aimé de toute la production cinématographique […]. L’objectif de cet ouvrage est de montrer que l’on a tort de ne pas s’intéresser a ce type de productions. Quel impact le film de famille a-t-il sur celles et ceux qui le regardent ? Quel est son rôle dans la société ? Que nous apprend-il sur l’histoire de la famille ? Sur la société dans laquelle il est réalisé ? Quelle est sa part dans l’économie ? Pourquoi les chaînes de télévision y ont-elles de plus en plus recours dans quasiment tous les types d’émissions ? Le film de famille peut-il donner lieu à des œuvres d’art ? Que nous révèle-t-il du cinéma ? C’est à ces questions et à quelques autres que tente de répondre cet ouvrage, le premier à prendre au sérieux ce genre cinématographique qui a tout de même été à l’origine du cinéma. © Électre 1995
À la Bpi, Cinéma, 791.1 FIL
Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires