« L’arrêt de l’AMOC constituerait une catastrophe dans la catastrophe »
Entretien avec l'océanographe Julie Deshayes
Julie Deshayes est directrice de recherche au CNRS, spécialiste de la modélisation des océans et du climat. Elle étudie les courants marins et l’AMOC, cette construction mathématique qui synthétise l’effet des courants de l’océan Atlantique sur le climat. Alors que certaines études prédisent l’effondrement imminent de cette circulation, l’océanographe nous met en garde : l’incertitude scientifique ne doit pas servir de prétexte à l’inaction.
Propos recueillis par Samuel Belaud, Bpi.
Quel est l’objet de vos recherches et pouvez-vous nous expliquer ce qu’est l’AMOC ?
Julie Deshayes : Physicienne et océanographe de formation, mes recherches entrent dans le domaine de la modélisation des océans et du climat. Je produis des projections du climat futur pour mieux guider les décisions et l’adaptation des sociétés au contexte du changement climatique. Il s’agit d’anticiper les événements extrêmes, d’agir sur l’atténuation du changement climatique et d’accompagner les sociétés vers les solutions d’adaptation. Je travaille sur les changements climatiques à très long terme, cinquante ans, cent ans et au-delà, en étudiant les courants marins et le rôle qu’ils jouent dans le climat.
Concernant l’AMOC [circulation méridienne de retournement de l’Atlantique – ndlr], la première chose à savoir est qu’il ne s’agit pas d’un courant marin. C’est une construction mathématique, un modèle qui fait la synthèse de l’effet de multiples courants marins sur le climat. Pourquoi cette abstraction ? Parce que les courants océaniques sont très nombreux. Parmi eux, le Gulf Stream, le premier à avoir été observé et cartographié. Les navigateurs s’en servaient pour accélérer le retour des bateaux de commerce depuis la côte est des États-Unis vers l’Europe. On sait que ce courant joue un rôle majeur dans le climat en transportant des masses d’eau chaude du sud vers le nord. Ce faisant, il contribue – comme tous les courants de bord ouest (Western Boundary Currents) – à réguler le déséquilibre thermique à la surface de la planète.
Le principe physique est simple. À l’équateur, la Terre absorbe plus de chaleur qu’elle n’en émet. Aux pôles, c’est l’inverse : elle émet plus qu’elle n’en reçoit. Pour stabiliser ces flux, un transfert de chaleur de l’équateur vers les pôles est nécessaire. Les courants de bord ouest dans les océans constituent le premier vecteur de ce transfert.
La représentation classique du Gulf Stream est donc trompeuse ?
JD : Depuis le milieu du 20e siècle, tous les manuels scolaires reproduisent le même schéma : le Gulf Stream comme un grand fleuve diagonal partant du Mexique pour arriver jusqu’en Bretagne. C’est totalement faux. On le sait depuis longtemps, mais l’observation satellitaire de la surface océanique l’a confirmé sans équivoque. Le Gulf Stream n’est en réalité observé qu’au large des côtes américaines en partant du golfe du Mexique. Dans le reste de l’Atlantique, on observe une mer de tourbillons qui circulent aussi bien vers le sud que vers le nord. Tous les schémas situant ce courant en travers de l’Atlantique nord relèvent de l’erreur.

Source : Seidov, D. Mishonov, A. Reagan, J. AMOC and North Atlantic Ocean Decadal Variability: A Review. Oceans. n°6-59, 2025
Il a donc fallu chercher ailleurs pour comprendre le rôle de l’Atlantique Nord dans le climat. Dans les années 1990, les paléo-climatologues ont découvert que des périodes du passé voyaient le climat basculer de phases glaciaires froides à des périodes interglaciaires chaudes, sans explication évidente. Une théorie est alors arrivée pour expliquer ces bascules. Il y aurait dans l’océan une grande boucle de circulation appelée circulation thermohaline. Répondant à la fois aux variations de température et de salinité, cette boucle posséderait une capacité intrinsèque à basculer d’un climat froid, quand sa circulation faiblit, à un climat chaud, quand elle s’intensifie. Cette théorie prévaut encore pour expliquer la période interglaciaire comprise entre -18 000 et -10 000 ans. Le climatologue Broecker a représenté cette circulation thermohaline sous la forme d’un grand ruban orange et bleu, rapidement devenu l’image emblématique du « grand courant » de circulation. Mais Broecker lui-même insistait : ce n’était pas un courant réel, simplement une image de synthèse, une théorie visualisée.
Comment est-on passé de cette théorie à l’AMOC ?
JD : En combinant cette approche théorique et la découverte que les courants océaniques sont en réalité des phénomènes très ponctuels et localisés – et non de grands fleuves traversant tout l’Atlantique –, on aboutit au concept de MOC ou AMOC, pour Meridional Overturning Circulation. Le A désigne l’Atlantique. Concrètement, c’est une construction mathématique qui agrège l’effet cumulé de tous les courants circulant dans la direction nord-sud de l’Atlantique. Il se trouve que cet indicateur est très fortement corrélé à la quantité de chaleur transférée de l’équateur vers le nord. Il incarne donc bien l’influence de l’océan sur le climat.
On peut le calculer assez facilement, dans les modèles, en agrégeant tous les courants pour obtenir une valeur synthétique. En revanche, c’est extrêmement difficile à mesurer dans la réalité, car il faudrait observer les courants partout simultanément. Cela n’a pu être fait qu’à un seul endroit : au 26° Nord (26e parallèle nord). Là, les Anglais et les Américains ont monté une ligne qui fait toute la traversée de l’Atlantique, avec des instruments de part et d’autre des plaines abyssales. Ce dispositif nous fournit des mesures de l’AMOC depuis 2004.
Or, vingt ans de recul, c’est la durée minimale pour commencer à parler de climat. Les observations seules ne suffisent donc pas encore à comprendre pleinement ce qui se passe avec l’AMOC. D’autant que ces premières mesures continues ont révélé d’énormes fluctuations, comme dans la théorie glaciaire-interglaciaire… Mais ces fluctuations sont quasi hebdomadaires !

Il s’avère donc nécessaire d’étudier cet objet mathématique de façon plus approfondie pour identifier les différents mécanismes qui le pilotent. Les moteurs thermohalins, bien sûr, mais aussi le rôle de la circulation induite par le vent, l’impact de la fonte du Groenland, celui de l’augmentation des températures liée au changement climatique global. Tous ces sujets constituent des axes de recherche actifs que nous n’avons pas encore épuisés, faute de recul suffisant et parce que nous ne disposons que d’un seul point d’observation. Pour étudier les courants marins, nous, océanographes, sommes donc obligés de recourir à des modèles numériques, un peu comme des mondes virtuels dans Minecraft, pour représenter les courants, les simuler et les étudier.
L’imagerie satellitaire ou d’autres technologies comme le LiDAR (détection et télémétrie par la lumière) ne peuvent-elles pas vous permettre de mesurer ces mouvements ?
JD : En surface, ces technologies sont pertinentes. Mais l’océan, c’est 5 000 mètres de fond. On a longtemps pensé que les courants étaient les mêmes de la surface au fond. Mais dès qu’on a commencé à faire des mesures en mer, on s’est rendu compte que c’était totalement faux. Pour décrire les courants profonds, nos connaissances s’appuient sur des théories – notamment la mécanique des fluides – et sur des modèles numériques. Ces modèles traduisent en langage informatique des équations décrivant les milieux continus. Le système d’équations est si complexe qu’il nécessite la puissance de calcul d’un ordinateur. On travaille dans un océan virtuel.
La difficulté supplémentaire, c’est que le climat change. L’océan est en cours de transformation. Représenter dans des modèles un système qui devrait tendre vers un état d’équilibre tout en intégrant le changement climatique… c’est redoutablement compliqué.
Qu’est-ce qui explique que certaines études modélisent un potentiel ralentissement à venir de l’AMOC ?
JD : Tous les modèles comportent des imperfections et testent différentes hypothèses. Cela explique pourquoi ils produisent des résultats divergents et pourquoi il existe une controverse scientifique.
Il existe une première catégorie de modèles qui se recoupent : ceux qui alimentent les rapports du GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et servent à élaborer les projections climatiques futures. Ces modèles complexes suivent tous le même protocole pour permettre une comparaison cohérente. Ils forment un ensemble statistiquement robuste couvrant les incertitudes sur le climat futur. Ces modèles s’accordent tous sur un point : l’AMOC diminue. En revanche, aucun ne prédit de point de bascule.
Pour obtenir ce fameux point de bascule, il faut se tourner vers une autre catégorie de modèles, nourrie d’observations indirectes des courants marins et de nombreuses hypothèses spéculatives. Par exemple, mesurer la quantité de sédiments au fond de l’Atlantique pour en déduire l’intensité des courants. Or, si on alimente un modèle statistique avec ces hypothèses, et que ce modèle a été précisément conçu pour générer des instabilités, on obtient effectivement des points de bascule de l’AMOC. C’est logique.
Personnellement, j’apprécie cette controverse. C’est ce qui rend mon métier passionnant. Je trouve fascinant qu’une même question puisse être abordée de multiples façons et que ces approches racontent des histoires différentes. Cela me procure de nombreux sujets de recherche. Le problème, ici, c’est que certains utilisent cette idée d’un effondrement de l’AMOC – qui nous plongerait dans une ère glaciaire – comme une bonne nouvelle. Une sorte de mécanisme de compensation, voire d’atténuation du réchauffement climatique. Leur message implicite, c’est ne faisons rien, car il vaut mieux continuer à nous réchauffer pour contrer les effets d’une glaciation à venir.
De qui émanent ces discours à tendance climatosceptique ?
JD : Ils ne sont pas tous aussi éloignés qu’on pourrait le croire de la communauté scientifique. Au-delà des pseudo-experts proliférant en ligne, d’autres issus des rangs scientifiques agitent le chiffon rouge d’un effondrement de l’AMOC et d’une ère glaciaire à venir. Je ne comprends pas ce discours. Mais ce que je sais, c’est que les organismes auxquels ils sont rattachés sont financés par de l’argent privé et des fondations. Pour moi, il y a une vraie question à poser : pourquoi observe-t-on autant d’instrumentalisation des résultats scientifiques par les scientifiques eux-mêmes ?

© Julie Deshayes
Prenons l’exemple des derniers articles sortis sur l’AMOC, ceux qui montrent une augmentation de la fréquence des événements très froids sur les capitales en cas d’arrêt. Le problème, c’est que sur la cartographie mise en ligne figurent des hivers européens plus rudes que jamais. Or, si on isole uniquement les événements extrêmes froids prédits, effectivement plus nombreux et plus intenses, il est statistiquement normal que l’indicateur « il fait froid » augmente. Mais si on regarde la moyenne hivernale, ou mieux, la température annuelle… Le réchauffement global se poursuit.
C’est pour ça que je consacre du temps à répondre aux médias. Il faut expliquer ce que contiennent réellement ces articles et comment les interpréter. Le problème réside dans l’imaginaire collectif : il est faux de croire que la perspective, encore hypothétique, de journées extrêmement froides pourrait compenser un réchauffement systémique et global. Les effets du réchauffement climatique sont déjà puissants et catastrophiques. L’arrêt de l’AMOC constituerait une accélération supplémentaire du dérèglement du système climatique. Une catastrophe dans la catastrophe.
Pourquoi tant de polémiques alors ? Vous faites de la recherche. Les savoirs se construisent lentement…
JD : Exactement ! [Rires]. C’est précisément ça. Pourquoi en parle-t-on autant ? Peut-être parce qu’on a du mal à accepter que le changement climatique ne va pas se résoudre tout seul, du mal à accepter tous les changements qu’il faut faire à l’échelle individuelle. Parce qu’on va perdre de notre confort, parce qu’on n’arrive pas à changer de paradigme, parce qu’on n’arrive pas à se projeter dans autre chose… Du coup, on attend que la science apporte des certitudes. Les incertitudes et la controverse sur l’AMOC servent de prétexte à l’inaction au motif que les scientifiques ne savent toujours pas. Et ça, je l’entends même à un haut niveau : « Oui, mais attendez… il faudrait que vous soyez certaine quand même. »
Non, justement. Je fais de la recherche. Mon travail n’est pas d’apporter des certitudes absolues. Mon métier consiste à faire progresser les hypothèses, à résoudre des controverses, à chercher de nouvelles informations, qu’il s’agisse de nouvelles observations, d’une théorie plus fine, de meilleurs modèles ou d’une meilleure quantification des incertitudes. C’est ça, la recherche.
De quoi manque votre discipline pour faire avancer la recherche ? Quel serait l’outil dont vous rêveriez ?
JD : Il existe bien une technologie à laquelle je pense. Le fond des océans est parcouru de câbles de fibre optique pour transmettre Internet. Ce que mesurent ces câbles dépend déjà du poids de la colonne d’eau au-dessus d’eux. Nous pourrions donc en extraire des informations très pertinentes. Pas une vision complète des courants marins, mais des données déjà cruciales et massives. Il existe des centaines d’exemplaires de ces câbles, tous dotés de bornes relais pour amplifier le signal, c’est énorme ! On exploite les données d’un seul câble sous-marin, celui qui relie les Bahamas et la Floride. C’est comme ça qu’on connaît l’intensité du Gulf Stream depuis les années 1970. C’est quand même un truc de dingue, qu’on sache faire ça depuis plus de cinquante ans, mais qu’on n’ait jamais pensé à démultiplier l’expérience !
Ajoutons que ces équipements sont très régulièrement renouvelés. C’est autant d’occasions de récolter des données supplémentaires et de façon régulière. Donc, on est vraiment sur une recherche ici d’un partenariat profond entre public et privé. Le plus beau de mes cadeaux de Noël, ce serait que tous les acteurs s’accordent pour nous donner accès à ces informations et établir une meilleure cartographie des courants océaniques.

© Julie Deshayes

© Julie Deshayes
Publié le 08/12/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Campagne Crossroad | Comprendre la mécanique des courants océaniques
Au large de Terre-Neuve, la campagne Crossroad étudie un endroit précis de l’océan où se superposent des courants chauds et froids. Les scientifiques y observent la mécanique de l’Atlantique Nord pour comprendre ces courants qui influent sur le climat.
Les Romans de l'eau
Jules Verne
Omnibus, 2001
Avec Jules Verne, c’est par l’eau, la mer immense, que tout commence et c’est par elle que tout finit. Au fond des gouffres où rôde le Nautilus (Vingt mille lieues sous les mers), par-delà les banquises où se cachent les Pôles (Voyages et aventures du capitaine Hatteras ; Le Sphinx des glaces), sur les flots déchaînés (Le Chancellor).
À la Bpi, 840″18″ VERN 2
L'Océan est-il le maître du climat ?
Paul Tréguer
Éditions Apogée, 2024
Alors que la mobilisation des énergies fossiles et le développement des activités anthropiques engendrent de massives émissions de dioxyde de carbone, de méthane et d’autres gaz, l’auteur explique comment les océans régulent le climat en absorbant une grande part de la chaleur générée par l’excès d’effet de serre et des émissions de gaz carbonique engendrées par les activités humaines. © Électre 2024
À la Bpi, 550.63 TRE
Futurs de l’océan, des mers et des littoraux
Denis Lacroix
Hermann, 2025
Actes d’un colloque qui a réuni 65 scientifiques, ingénieur·es, enseignant·es et étudiant·es venu·es de diverses disciplines. Les contributeur·rices proposent une approche pluridisciplinaire et prospective sur les futurs de l’océan et de ses littoraux à l’horizon 2050. Elles mettent en évidence la responsabilité des sociétés humaines dans les évolutions de cet espace maritime partagé.
À la Bpi, 550.63 LAC
Les Super-pouvoirs de l'océan
Gilbert Barnabé
EDP sciences, 2024
Synthèse pluridisciplinaire dans laquelle l’auteur explique comment les océans jouent un rôle décisif dans la lutte contre le réchauffement climatique. La vie marine, les pollutions humaines en mer, les macroalgues, l’aquaculture, les récifs artificiels, la fertilisation des eaux, la géoingénierie et les énergies marines sont abordés.
À la Bpi, 550.731 BAR
Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires