Article

Appartient au dossier : Nuits vivantes

Bioluminescence : des étincelles de vie dans les abysses

Dans les profondeurs océaniques, que les rayons du soleil ne peuvent traverser, des micro-organismes fabriquent leur propre lumière. Ils préservent les zones abyssales, situées à plus 4 000 mètres sous la surface, de l’obscurité totale. Cette lumière naturelle illustre la résilience des milieux sous-marins et se révèle inspirante en ces temps de crises écologiques. Scientifiques et artistes s’attachent à décrypter ce phénomène et à le rendre visible.

Sphères bioluminescentes, bleutée sur fond nocturne. Elles ressemblent à des planètes
ANT-2200 – Cité des Sciences et de l’Industrie (2023). © Jeremie Brugidou

Nous vivons sous des nuits artificielles. L’obscurité se raréfie, les réverbères prennent peu à peu la place de nos étoiles. En plongeant notre regard dans l’océan, souvent comparé au ciel par son immensité, et en songeant à ces profondeurs encore inconnues et mystérieuses, on pense s’enfoncer dans des ténèbres. S’il est tentant d’imaginer les fonds marins comme les derniers sanctuaires d’obscurité, la multitude d’organismes bioluminescents qui y vivent fait vaciller cette représentation.

La bioluminescence inspire artistes et scientifiques

On parvient à la zone abyssale en franchissant une succession de paliers aux noms évocateurs, de la zone crépusculaire à la zone de minuit. Au-delà, la profondeur est telle que la photosynthèse devient impossible. Pourtant, dans les abysses, flashs lumineux, sentinelles mouvantes, perles bleutées ou formes étonnantes nimbées de lumière sont autant d’apparitions qui contredisent l’idée d’une obscurité totale. Dans le détail, la bioluminescence est produite par des bactéries à l’issue d’un phénomène chimique fascinant : une enzyme – la luciférase – oxyde une molécule – la luciférine – qui, en présence d’oxygène, produit de la lumière. Souvent, ces bactéries s’abritent dans d’autres organismes qui deviennent alors bioluminescents.

La bioluminescence permet aux organismes de communiquer pour attirer des proies, séduire des congénères, ou désorienter des prédateurs. Elle signale aussi, par exemple, la présence de nourriture lorsque les bactéries luminescentes se fixent sur la neige marine, cette pluie de détritus marins qui proviennent des zones supérieures de l’océan. Depuis avril 2023, un robot mobile téléopéré, Bathybot (Institut méditerranéen d’océanologie / CNRS), est immergé à 2 400 mètres de profondeur pour étudier ce phénomène lumineux dans la Méditerranée. Il est équipé d’une « biocaméra » capable de reconstruire des images 3D des organismes détectés. D’autres moyens, dignes de l’exploration spatiale, sont également mobilisés par les scientifiques, qui commencent à entrevoir le potentiel concret de la bioluminescence.

Jeremy Bruguidou en tenue de plongée, une de ses sphères bioluminescentes à la main. La sphère en gros plan fait environ 60 cm de diamètre
Tests d’immersion pour Lumière de la mer (2022). © Fanny Karatchodjoukova

Éveiller les imaginaires

La conférence des Nations unies sur l’Océan (UNOC), qui s’est tenue à Nice en juin 2025 avec des spécialistes de toutes les disciplines et de multiples pays, a eu un réel retentissement médiatique. Les abysses ont bénéficié de ce coup de projecteur, et plusieurs artistes ont été sollicité·es pour valoriser les écosystèmes marins, montrer leur fragilité et le vivier d’espoirs qu’ils recèlent.

L’artiste-chercheur Jeremie Brugidou y présentait son installation ANT-2200 conçue comme une « déambulation parmi une galaxie de planètes bleues » : des sphères qui contiennent un milieu bactérien bioluminescent produisant un halo bleuté. Cette installation a d’abord été proposée en mer en juin 2022, à proximité du musée subaquatique de Marseille. « Le public pouvait nager la nuit, puis plonger en apnée quelques secondes dans l’obscurité pour faire l’expérience d’un univers bioluminescent. J’ai imaginé une installation multi-espèces, une opportunité pour faire des rencontres inédites dans une obscurité ponctuée de lueurs bleutées. Cette immersion fait écho à la fois aux écologies lumineuses de l’océan profond et à l’iconographie cosmique : des planètes bleues suspendues dans l’obscurité », explique l’artiste.

Son projet vise à éveiller nos imaginaires. Jeremie Brugidou « observe la lumière comme une manifestation esthétique exceptionnelle » et tisse des liens, non seulement entre l’océanologie et l’esthétique (les sciences de l’art), mais aussi avec les sciences humaines.

Il a cultivé une longue relation avec les scientifiques « afin de commencer à peupler un terrain commun ». En s’installant avec elles et eux dans leurs laboratoires, l’artiste-chercheur raconte avoir pratiqué les manipulations, dialogué, et s’être instruit sur leurs recherches et sur les fonctionnements de la bioluminescence. « Mon travail a été l’occasion aussi de les déplacer légèrement, de les inviter à envisager d’autres cadres », explique-t-il.

Jeremie Brugidou considère sa pratique comme une interaction entre arts et sciences, à l’instar d’un·e épistémologue qui élabore « une réflexion sur le mode de production des connaissances : leur matérialité, les affects invisibles qui sont charriés, les imaginaires qui sont mobilisés ».

L’expérience de l’immersion

La bioluminescence est connue depuis l’Antiquité, mais ce n’est qu’au 19e siècle que le physiologiste français Raphaël Dubois découvre le principe vivant de la production de cette lumière, la biophotogénèse. Malgré l’importance de cette découverte, son nom est tombé dans l’oubli. Pourtant, « C’est dans l’océan que l’écologie de la lumière est la plus importante. […] la lumière serait probablement la forme de communication la plus répandue de la planète », souligne Jeremie Brugidou : près de 80 % de la biomasse sous-marine serait bioluminescente.

Comment faire prendre conscience au public de l’importance de cette lumière pour les créatures des abysses, pour l’écosystème marin, et plus largement pour la planète ? Comment lutter contre les présupposés de la lumière, souvent réduite à celle que l’homme utilise et maîtrise ?

Lui permettre de la voir serait un premier pas, car l’expérience des abysses est hors de portée des humain·es. « À partir de 500 mètres de profondeur […] l’œil humain ne voit plus rien », confie Michel Segonzac, vétéran de la plongée en eaux profondes. La plupart ne connaissent les profondeurs que par images interposées, saisies à l’aide d’une lumière artificielle. Il arrive toutefois que des reflets bioluminescents soient perceptibles depuis la terre ferme, lorsque, par exemple, les colonies de dinoflagellés, des micro-organismes unicellulaires bioluminescents, sont en nombre suffisant et que la nuit est très sombre. Des vagues s’échouent alors en dentelles fluorescentes sur le sable des plages. Le phénomène rare, imprévisible et éphémère est alors qualifié de prodige de la nature. Mais ce n’est qu’un faible aperçu de la vie luminescente sous-marine.

Présenter des tubes, des données et des faits ne marque pas autant que l’expérience directe, d’autant que la luminescence est discrète : « [La] luminosité particulière [de la bioluminescence], l’attention qu’elle demande, l’intimité soudaine qu’elle provoque avec des formes de vie si différentes de nous, suscite toute une série de questionnements et d’émotions qui invitent à repenser notre rapport aux abysses », commente Jeremie Brugidou.

C’est le rôle de l’artiste que d’interpréter et de mettre en scène, d’inviter à prendre le temps de regarder. Il le fait avec des sphères bleutées portées par l’eau ; l’artiste-chercheuse Nadia Merad Coliac emprisonne la fragile lumière dans des sculptures de verre ; et la narratrice visuelle Mu Blondeau dépose sa préparation à base de microorganismes marins luminescents dans de petites céramiques à manipuler par le public… Ces installations sont délicates, soumises aux aléas du vivant, et se révèlent pleinement dans la nuit la plus totale.

« Le vivant crée du sens avec un phénomène que l’on imagine souvent réservé à l’humain (soi-disant seul détenteur de la lumière de l’esprit et de la technologie) », explique Jeremie Brugidou.

« Ce que je tente d’instaurer, c’est une sorte de soin distant, mais intime, une attention nouvelle qui passe par l’expérience inédite d’un moment passé dans la lumière des bactéries, nous laissant ainsi pour une fois éclairé·es au lieu de constamment éclairer (et aveugler) les autres. »

Jeremie Brugidou

Éclairer la nuit autrement

Alors que des solutions frugales doivent émerger pour sauvegarder notre environnement, la nature offre un panel d’inspirations. Lumière naturelle, la bioluminescence pourrait investir nos villes : plusieurs projets d’urbanisme et d’architecture la retiennent pour l’éclairage de supports variés (balisages lumineux, décorations). En neurobiologie, des recherches ont prouvé que la lumière produite par bioluminescence apaise les personnes atteintes d’autisme, et bien d’autres applications sont possibles.

Pour sortir d’une certaine forme de nuit, la bioluminescence serait une réelle avancée. Mais sa grande présence dans l’océan porte notre attention sur tous les trésors encore inexplorés des abysses (minéraux rares par exemple) dont l’exploitation attire les investissements comme c’est le cas pour l’espace. Ainsi éclairée, la nuit océanique serait la sentinelle naturelle de nos lubies : en la faisant connaître, les scientifiques alliés aux artistes favorisent sa préservation.

Publié le 03/11/2025 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Fiche de Jeremie Brugidou | Iméra, Institut d’études avancées (IEA) d’Aix Marseille Université

Le projet de recherche-création de Jeremie Brugidou à l’Iméra vise à explorer la biomédiatique humaine et non-humaine dans l’océan, en mettant en avant la bioluminescence comme un phénomène écosystémique fondamental et en examinant les relations entre les images, le vivant et les médiations humaines.

Bestiaire de lumière. Plongée dans les aventures lumineuses du vivant

Jeremie Brugidou
Ogre, 2025

L’auteur plonge progressivement dans les profondeurs glacées de l’océan à la rencontre des lumières vivantes avec l’intuition qu’elles peuvent bouleverser le rapport de l’humain au vivant. À partir de cette éthologie de la bioluminescence, il invite à déconstruire le rapport à la lumière et à repenser la place que l’humain prend dans le monde.

À la Bpi, en commande

« Habiter les abysses ? », Jeremie Brugidou et Fabien Clouette | Techniques & Culture n°75, 2021

Analyse du travail architectural d’Olivier Bocquet qui mène à la réalisation de la rampe abyssale Bathy Reef : comment derrière la désirabilité des grands fonds pour un robot se repose la question de l’habitabilité des abysses ?

La Vie profonde. Une expédition dans les abysses : journal de bord de l'expédition MoMARSAT à bord du « Pourquoi pas ? » et du voyage en Colombie-Britannique

David Wahl
Arthaud, 2023

« Le 8 juillet 2017, le Pourquoi Pas ?, vaisseau de la flotte océanographique française, appareille pour une mission scientifique de trois semaines au beau milieu de l’océan Atlantique. Les buts de cette expédition : observer un champ hydrothermal situé à 1 700 mètres dans les profondeurs sous-marines et étudier sa faune extraordinaire. Parmi les soixante-quinze marins et scientifiques embarqués, s’est glissé David Wahl, investi de sa propre mission. Trois semaines durant, l’écrivain rédige son journal de bord.

Ce rare témoignage — où se rencontrent l’émergé et le submergé, mais aussi la poésie et la science — rend compte de l’existence d’un univers des grandes profondeurs encore méconnu, mystérieux, hostile et qui ne cesse d’attiser la curiosité. Avant même d’être totalement explorés, les abysses sont menacés par le risque d’une exploitation humaine. Autant qu’une ode à la beauté sous-marine, c’est un appel à la raison et à la protection de ces écosystèmes que livre David Wahl. » (Quatrième de couverture)

À la Bpi, Santé, Sciences et Techniques, 550.63 WAH

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet