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Appartient au dossier : Pasolini, de fable en réel

Carnets de voyages pasoliniens

En fiction comme en documentaire, Pasolini raconte des territoires. Situés en Italie ou dans des lieux lointains, ses films font le lien entre récits originels, passé historique et formes de la modernité, pour mieux réfléchir au sort de l’Italie contemporaine. Tour d’horizon, de Rome à l’Inde en passant par la Palestine, alors que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi propose le cycle « Pasolini, Pasoliniennes, Pasoliniens ! » au printemps 2021.

Voyage spirituel en Palestine

En juin 1963, Pier Paolo Pasolini se rend en Israël et en Jordanie. Là, il tourne des plans larges et courts des lieux où se serait déroulée la vie de Jésus. L’intention première de ces Repérages en Palestine consiste à vérifier s’il est possible d’y réaliser son prochain film, L’Évangile selon Matthieu.

Mais le cinéaste ne cherche pas de lieux de tournage. D’ailleurs, L’Évangile sera filmé en Calabre et dans les Pouilles, des régions arides et pauvres de l’Italie. Durant ces repérages, Pasolini cherche le sacré qui se dégage des visages, des matières et des paysages. La musique constante et le commentaire dit dans un souffle donnent à ressentir sa démarche : appréhender les paysages au-delà du visible, en dialogue avec le message chrétien tel qu’il l’envisage. Du mont des Béatitudes aux rives du Jourdain, le réalisateur trouve aux lieux un caractère humble et dépouillé. Fidèle à son idéal primitiviste marxiste, il oppose la modernité des villes et des campagnes israéliennes à la pauvreté des villages arabes, ainsi qu’au rayonnement « préchrétien » supposé se dégager des visages de ce qu’il nomme le sous-prolétariat arabe. S’identifiant au Christ, il part à la rencontre des uns et des autres, des bédouins aux habitants d’un kibboutz, faisant résonner de manière politique et contemporaine la démarche de Jésus.

Grâce aux Repérages en Palestine, Pasolini, qui se revendiquait athée mais dont la culture chrétienne a irrigué toute la pensée, fera transparaître cette approche du christianisme dans son Évangile. En brisant la dimension convenue de l’imagerie chrétienne, en faisant naître des échos avec le 20e siècle, il associera les dimensions humaines et sacrées de la vie de Jésus, pour mettre en valeur un parcours radical et laisser percevoir son actualité.

Inde, pays du sacré

Après un premier voyage en Inde en 1960, Pasolini écrit L’Odeur de l’Inde, récit dans lequel il évoque sa fascination pour le peuple indien au sortir de la colonisation. Pasolini retourne en 1968 dans ce pays-continent pour tourner Notes pour un film sur l’Inde. Pour lui, l’Inde est, comme tout le Tiers-monde, traversée par la religion et la faim, signes d’une prétendue authenticité que le monde occidental serait en train de perdre. Dans le documentaire, le lien à la mythologie et au sacré prend la forme d’une question que le réalisateur pose aux sadhus, aux maharadjas et aux passants : donneriez-vous votre corps pour nourrir de jeunes tigres affamés, comme le maharadja d’une légende ? Les réponses positives sont encore nombreuses : pour les Indiens des années soixante comme pour ceux d’avant, toutes les créatures se valent. 

Pier Paolo Pasolini, Notes pour un film sur l’Inde (Appunti per un film sull’India) © RAI – Rai Radiotelevisione Italiana / Fondo Pier Paolo Pasolini, Images de la culture (CNC), 1968.

Dans l’Inde de 1968, les défis à relever sont nombreux : rapport entre les castes, surpopulation, industrialisation. Le pays réussira-t-il à se tourner vers la modernité sans ignorer son passé, son histoire et les mythes qui le forgent ? Les interlocuteurs assurent leur attachement à l’identité indienne et leur capacité de résistance à l’autorité, sur les traces de Gandhi. Pasolini interroge et filme les passants pour connaître leurs sentiments sur toutes les problématiques qui traversent l’Inde. Les visages, filmés en gros plan, sont le fil conducteur de cette enquête.

Mais sa démarche n’est pas sans parti-pris. Dans ces notes filmées de Bombay à Bénarès en passant par le village de Bavhani, l’Inde est comprise comme une seule entité. Pasolini interprète l’histoire et les évolutions de l’Inde à la lumière de ses préoccupations politiques et artistiques : le spectateur sent de sa part une urgence à s’assurer que la simplicité et le sens du sacré seront ici préservés. 

Sanaa, la forme d’une ville

Au sortir d’une guerre civile, le Yémen se lance dans un important programme de réformes politiques et sociales. C’est dans ce contexte que Pasolini se rend en 1971 à Sanaa, la capitale, en marge du tournage de son Décaméron. Il y filme un « documentaire en forme d’appel à l’Unesco » : Les Murs de Sanaa.

La ville de Sanaa le fascine par la beauté de ses bâtiments, comparable pour lui à Venise, Urbino ou Amsterdam. Les formes médiévales de la cité ont traversé les siècles. La ville lui paraît intacte car elle est encore préservée de l’uniformisation culturelle provoquée par l’économie capitaliste. Mais pour combien de temps ? Des bâtiments modernes surgissent au milieu des bâtisses anciennes. Les habitants se laissent séduire par les biens de consommation de masse qui apparaissent progressivement dans les devantures des boutiques. Sanaa connaîtra-t-elle le destin d’anciennes cités européennes comme la ville italienne d’Orte dont Pasolini, dans une séquence, interroge les habitants ? Celle-ci semble promise à une destruction partielle ou au moins à l’enlaidissement, via la spéculation immobilière.

Alors que ses interrogations sur les dangers de la modernisation passent le plus souvent par des rencontres humaines, Pasolini les déplace ici sur l’urbanisme. La ville constitue le personnage principal de son documentaire. Son architecture est comme une silhouette, et la caméra capte en un lent mouvement son glissement irrémédiable vers l’uniformisation culturelle. La guerre qui fait rage aujourd’hui a confirmé les craintes du réalisateur, en ruinant tous les efforts de préservation de ce patrimoine. 

Pier Paolo Pasolini, Les Murs de Sanaa (Le Mura di Sana’a) © Rosima Anstalt / Fondo Pier Paolo Pasolini, Istituto Luce Cinecittà

La misère du Sud de l’Italie

Calabre, Sicile, Pouilles… le Sud italien est dans les années soixante une terre aride, peuplée de paysans misérables. Après la Seconde Guerre mondiale, Pasolini – comme d’autres réalisateurs tels que Rossellini ou Visconti – filme ce Mezzogiorno si pauvre. Lorsqu’il commence le tournage d’Enquête sur la sexualité en 1962, ce sont près de 800 000 Italiens du Sud qui émigrent tous les ans vers le Nord et les grands centres industriels de Milan, Bologne ou Turin. Pour Pasolini, le Sud est antique, mais « authentique » : ses paysages, ses habitants semblent être figés dans l’éternité. Leur langue se fait rugueuse, l’accent devient un frein à la compréhension. Les personnes interrogées disent elles-mêmes que rien ne changera jamais, notamment à travers une réponse récurrente : « c’est comme ça » (« sempre cosi »). 

Les mentalités sont à l’image des paysages : reculées. Pasolini définit cette terre par la jalousie des hommes, leur capacité à tuer pour sauvegarder leur honneur, l’importance de la virginité, l’exclusion des femmes de l’espace public. Il avoue en voix off ne pas réussir à interviewer de femmes en Sicile. Ce sont des hommes qui ramènent devant la caméra trois passantes, à qui on ne laisse pas le choix et qui, encerclées d’une dizaine de Siciliens, doivent répondre aux questions de Pasolini pour montrer « que les femmes peuvent parler ». Le réalisateur fait alterner au montage cet entretien avec celui de trois femmes du Nord de l’Italie, filmées détendues, en maillot de bain, à la terrasse d’un café dans une station balnéaire. Celles-ci concèdent : « Le Sud sous-prolétarien, c’est une autre planète ». Ce Sud est atemporel mais il est aussi pour Pasolini une cosa mentale, terre maudite de ce qu’il méprise chez les Italiens.

Au centre de la Rome moderne

En 1969, Pasolini participe à un film collectif à sketches, Amour et Colère. Chaque réalisateur est invité à transposer une parabole biblique. Pasolini choisit celle du « figuier innocent » pour réaliser La Séquence de la fleur de papier. Dans cette parabole mystérieuse, le dieu chrétien se met en colère contre un figuier qui ne produit pas de fruits.

Le figuier est incarné par Ninetto Davoli qui joue Ricetto, un jeune homme parcourant la rue Nazionale de Rome d’un pas sautillant. La rue est encombrée de voitures, de passants, d’ouvriers. Tandis que la caméra le filme de face en un long travelling, Davoli improvise des dialogues avec eux. Des plans de guerre, de massacres et de manifestations alternent avec ce joyeux badinage dans la ville moderne. En parallèle, la voix d’un dieu paraît émaner des câbles du tramway, reprochant à Ricetto son insouciance. Le personnage finit par mourir foudroyé, sourire aux lèvres.

Pasolini habite à Rome depuis 1950. Il voue longtemps à la ville un grand amour et s’y s’épanouit en tant qu’artiste, ses premières œuvres dépeignant les quartiers populaires et leurs habitants. Mais, en 1969, Rome n’est plus pour le réalisateur une grande capitale prolétaire, « désordonnée et magmatique ». Son modèle culturel dicté par la bourgeoisie du centre-ville transforme désormais les cultures marginales en matière uniforme et inauthentique. Pour exprimer cette idée dans La Séquence de la fleur de papier, il filme une rue centrale de la capitale, qui symbolise le sort de tout un pays puisqu’elle se nomme « Nationale ». Elle est parcourue par un jeune homme coupable de vivre heureux dans son époque, inconscient de participer à la destruction de singularités culturelles.

Publié le 26/04/2021 - CC BY-NC-SA 4.0

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