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Appartient au dossier : Catherine Meurisse entre les arts

Catherine Meurisse entre les arts 5/5 : Pierre Loti

À l’approche de ses quarante ans, Catherine Meurisse entreprend d’écrire son enfance à la campagne dans Les Grands Espaces (2018), tout comme Pierre Loti, qui publia Le Roman d’un enfant en 1890, l’année de ses quarante ans. Deux enfances similaires par bien des aspects, restituées avec délicatesse et sensibilité, portées par un émerveillement constant face à l’immensité de la nature.
Nous vous proposons au fil de notre dossier un aperçu de la relation de Catherine Meurisse aux arts, entre hommage et réinvention, pour accompagner l’exposition « Catherine Meurisse, la vie en dessin » qui se tient de septembre 2020 à janvier 2021 à la Bpi.

Catherine Meurisse, Les Grands Espaces © Dargaud, 2018

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Un musée d’enfance

Dans Les Grands Espaces, la jeune Catherine Meurisse et sa sœur Fanny, tout juste arrivées dans l’ancienne ferme acquise par leurs parents et dans laquelle elles passeront leur enfance, décident de « jouer à Pierre Loti » en créant leur propre musée. Un musée d’enfance imaginé par des enfants, comme celui que Pierre Loti entreprit de fonder dans une pièce de la maison familiale, où il se mit à collectionner les vestiges du passé et les objets rares dont regorge la campagne limoisienne. Dans Le Roman d’un enfant, Pierre Loti se souvient de ce musée dans lequel il découvrit les joies de la contemplation, passant de longues heures à observer les trésors recueillis et soigneusement exposés derrière des vitrines. Un sanctuaire dans lequel personne n’était autorisé à rentrer, à l’exception de son grand-oncle, curateur improvisé qui lui fournit nombre des nacres, amulettes et autres objets sous vitres qui peuplèrent son musée.

L’attrait du jeune Pierre pour ces fragments de la nature reflète une fascination plus profonde pour « les profondeurs du monde et de l’espace », comme il l’écrit dans son récit rétrospectif, tout comme la sensibilité aux reliquats du passé éprouvée par la jeune Catherine prédit son amour de l’art. Cet attachement commun aux vestiges, au charme des choses anciennes, à un mur de pierre ou à une aile de papillon que l’on peut associer à une bulle de protection, illustre une certaine sensation d’éternité, que l’on peut transposer à la vie humaine. Avec la complicité de sa sœur Fanny, la petite Catherine s’attache très vite à valoriser les moindres détails de la vieille bâtisse que ses parents vont petit à petit réhabiliter : pierres qui en composent la façade, plancher usagé, pavés anciens dans la cuisine… tout est susceptible de devenir « une pièce de musée ». Elle se met alors à accumuler tous les trésors qu’elle peut y découvrir, comme le vestige d’un buste religieux retrouvé dans les éboulements d’un mur venant de s’écrouler dans le jardin, ou encore les différents clous retrouvés partout dans la maison.

Guidée par Le Roman d’un enfant de Pierre Loti, que l’on voit apparaître tour à tour dans les mains de sa sœur puis dans celles de sa mère, mais aussi dans les paroles de son père, la jeune Catherine se meut en fine observatrice de la nature qui l’entoure, parfois avec humour, allant jusqu’à classer par ordre chronologique les excréments d’animaux recueillis dans les champs, s’amusant avec sa sœur d’un niveau de vie sensiblement différent de celui du jeune Pierre Loti lorsque leur mère les interroge sur ce nouvel élément déroutant de leur collection muséale.

Restituer le regard de l’enfance

Si Marcel Proust est décrit comme « l’ami de la famille », toujours disposé à illustrer l’amour de la nature qui règne au sein du foyer, Pierre Loti s’impose aussi comme une référence majeure, dont les descriptions fines et poétiques de la nature symbolisent à la perfection le rapport au monde des parents de Catherine Meurisse. À la fin du récit de son enfance, elle attribue à son père les paroles suivantes : « Proust et Loti ont dit tout ce qu’on ressentait, mais en mieux. Ils sont précieux ». Les descriptions de Pierre Loti infusent en effet la manière dont Catherine Meurisse raconte son enfance.

Dans Le Roman d’un enfant, Pierre Loti n’entreprend pas d’écrire une histoire à proprement parler, mais « des instants » saisissants, dont le souvenir est ancré dans son identité d’adulte. Il s’agit de raconter toutes les découvertes marquantes de l’enfance avec la plus grande acuité : les premières craintes nocturnes nées des ombres inquiétantes provoquées par un feu de cheminée, ou encore sa première rencontre avec la mer et le sentiment d’étrangeté et de fascination que lui procure l’immensité de son mouvement. Pierre Loti parvient ainsi à restituer le regard de l’enfant qu’il était, même si les souvenirs sont toujours étoffés et reconstruits par le regard adulte. De la même manière, Catherine Meurisse brouille les frontières entre le temps de l’enfance et l’analyse de cette temporalité a posteriori, notamment à travers sa sœur, qu’elle représente la plupart du temps avec un livre à la main, alors que la découverte du musée d’enfance de Pierre Loti interviendra en réalité plus tard.

Ce souci de précision confère à l’écriture de Pierre Loti et à celle de Catherine Meurisse une puissance sensorielle très forte. Dans Les Grands Espaces, on plonge dans les techniques du bâtiment avec poésie et précision, tout en naviguant entre des références littéraires très précises. On perçoit les textures et les parfums de la campagne, les sensations de la jeune Catherine et le regard fasciné qu’elle porte sur la nature, de la même manière que dans le roman de Pierre Loti. Les deux parviennent ainsi à sublimer le regard de l’enfant, ce regard non seulement rêveur, mais aussi observateur, précis et capable de mémoriser quantité de détails, ce regard qui invite à la rêverie tout en prenant conscience du monde qui l’entoure.

Un voyage sous les yeux

Restituer le regard de l’enfance, c’est aussi rendre hommage à la conscience, à la créativité et à l’imagination de l’enfance. La nostalgie que peut ressentir le jeune Pierre Loti en contemplant son musée et la mélancolie qui imprègne parfois le rapport de la jeune Catherine Meurisse à la nature, face aux transformations que les hommes lui infligent, témoignent d’une réelle prise de conscience du monde adulte. Le monde extérieur est donc d’abord perçu comme hostile, contrairement au foyer familial et aux espaces verts qui l’entourent, sources inépuisables de douceur et de légèreté. Pierre Loti associe les rues de la ville à l’endroit « où les enfants peuvent se perdre », tandis que Catherine Meurisse perçoit dans son jardin – son « paradou » – un refuge à nul autre semblable. 

Cette difficulté à quitter le cocon familial, dont le trait est volontiers forcé par le regard adulte, symbolise la difficulté à se séparer de l’enfance, ce temps propice au voyage imaginaire. On perçoit ainsi dans Les Grands Espaces de Catherine Meurisse la même capacité à s’évader à travers la contemplation prolongée de la nature que Pierre Loti décrit dans Le Roman d’un enfant. On y retrouve le même souvenir de l’harmonie entre la pierre des édifices et la splendeur de la verdure foisonnante qui caractérise la campagne, la même faculté à voyager à travers les paysages. La visite du Musée du Louvre et la découverte du romantisme et des toiles de Corot, dans lesquelles la jeune Catherine Meurisse reconnaît « ses » grands espaces, révèlent cette capacité à faire du spectacle de la nature un voyage au cœur de l’art et des lettres. En effet, c’est après avoir découvert la nature rêvée par les peintres que Catherine Meurisse se met à dessiner pour « perfectionner son voyage ». Tout comme Pierre Loti prend conscience de la solitude de l’être face au monde extérieur en dessinant, Catherine Meurisse trouve dans le dessin sans relâche le moyen ultime de redessiner la nature et de rendre hommage à son immensité en repoussant les limites de l’imagination. 

Reliée à Pierre Loti par un cadre familial rempli de douceur et par un amour commun de la nature, entourée par les rosiers de Montaigne, les figuiers de Rabelais et, précisément, les œillets de Pierre Loti, Catherine Meurisse livre dans Les Grands Espaces une ode à la campagne, à ses parents, au dessin et à la puissance créative de l’enfance.

Publié le 28/12/2020 - CC BY-NC-SA 4.0

Pour aller pus loin

Le Roman d'un enfant

Pierre Loti
Calmann-Lévy, 1926 (1890)

À la Bpi, niveau 3, 840″18″ LOTI 4 RO

Également disponible sur Gallica.

Prime jeunesse

Pierre Loti
Rumeur des âges, 1998 (1919)

À la Bpi, niveau 3, 840″18″ LOTI 4 PR

Également disponible sur Gallica.

Les Grands Espaces

Catherine Meurisse
Dargaud, 2018

« J’ai grandi à la campagne » : Catherine Meurisse raconte, avec humour et mélancolie, son enfance dans les Deux-Sèvres. Tandis que ses parents retapent une vieille maison, elle parcourt la campagne avec sa sœur, s’émerveillant des arbres, des objets et des traditions qu’elles y découvrent. Les rares excursions hors de la campagne les emmènent au « Fuy du Pou » et au musée du Louvre, où les fillettes admirent… des paysages peints.

La mise en couleur d’Isabelle Merlet transforme chaque case en un tableau de verdure, où se promènent les personnages crayonnés par Catherine Meurisse. Particulièrement remarquables, les doubles pages au crayon et à l’aquarelle révèlent parfois la granularité du papier.

Le récit est riche en références littéraires : Pierre Loti, Zola et Proust sont conviés à tout moment. Bien que l’histoire se déroule au début des années quatre-vingt-dix, les réflexions sur l’agriculture moderne, l’urbanisation et les discours des politiciens régionaux ont le même écho aujourd’hui.

À la Bpi, niveau 1, AL GRA

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