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Appartient au dossier : Les espaces partagés de Daniela de Felice et Matthieu Chatellier

Les espaces partagés de Matthieu Chatellier et Daniela de Felice #4 : à l’écart

Les films de Daniela de Felice et de Matthieu Chatellier se déroulent souvent dans des lieux à l’écart des normes sociétales, du monde des humain·es voire de celui des vivant·es. En proposant des représentations faites de prises de vues réelles, de dessins et de microfictions, leurs films sont également des espaces d’expérimentation, d’écarts formels. Les documentaires de Matthieu Chatellier et de Daniela de Felice traversent de manière récurrente certains lieux, habités – incarnés – par des corps en mouvement. Balises explore cet espace de création cinématographique alors que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi propose le cycle « Daniela de Felice, Matthieu Chatellier : de part et d’autre » dans le cadre du Mois du film documentaire 2022.

Matthieu Chatellier, Sauf ici, peut-être (2014) © Nottetempo Films

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La ville est presque absente des films de Matthieu Chatellier et de Daniela de Felice. Iels préfèrent filmer d’autres territoires – la maison, l’université, la forêt… –, et d’autres sociétés – la famille, les étudiant·es, des compagnons d’Emmaüs…

D’autres sociétés

Sauf, ici, peut-être, réalisé par Matthieu Chatellier en 2014, se déroule dans une communauté Emmaüs en Normandie. Au milieu du film, après qu’il a filmé plusieurs compagnons raconter leur histoire et travailler au dépôt, la voix du cinéaste s’élève. À l’image, les extérieurs de la communauté apparaissent, paisibles, tandis que le réalisateur raconte la vie d’un homme, qui a sombré après la mort brutale de son enfant. « Et il n’a plus trouvé de place… Sauf ici, peut-être. » Le film brosse le portrait de plusieurs de ces personnes marginales, dans cet environnement singulier. Ce qui ressemble d’abord à un non-lieu fait d’entrepôts, d’extérieurs arborés et de monticules d’objets, s’avère être une microsociété fonctionnant presque en autonomie. Chacun y travaille, y mange, y dort et interagit avec les autres habitants, tout en restant protégé, au moins pour un temps, de la violence sociale.

D’autres espaces clos, éphémères lieux de construction ou de reconstruction, émaillent les films de Matthieu Chatellier. La Mécanique des corps (2016) se déroule à l’écart du monde des valides, dans un centre de rééducation dont les salles sont faites pour les personnes amputées d’une ou deux jambes. (G)rêve général(e), coréalisé avec Daniela de Felice en 2006, montre une microsociété qui apprend l’autogestion par la pratique en occupant les bâtiments d’une université. Ces sociétés alternatives sont toujours poreuses (l’extérieur y pénètre et l’on peut en sortir), mais aussi éphémères : elles sont un souffle pour les personnages, un instant de repos.

À l’écart du temps

Dans (G)rêve général(e), plusieurs étudiant·es évoquent en interview le plaisir d’un temps ralenti, qui permet de réfléchir activement aux sens de leurs actes. Cet étirement temporel qui confine à la suspension est sensible dans trois autres films des cinéastes. Doux amer (2011) raconte comment Matthieu Chatellier se découvre atteint d’une maladie, et la manière dont cette nouvelle emplit sa vie et celle de ses proches. Une mosaïque d’images et de sensations bouscule alors le déroulement du temps, mélange de douceur estivale et de tapis neigeux, de lumières tourbillonnantes et de clairs-obscurs, de voix d’enfants et de cheveux blancs. « Désormais, on m’avait sorti du monde », énonce le réalisateur. En équilibre, durant le film, sur le mince fil qui sépare le monde des vivant·es de celui des mort·es, il suspend le déroulement du temps jusqu’à ce que se dénouent ses ennuis de santé.

Alors qu’elle se trouve à l’hôpital au début d’Ardenza (2022), Daniela de Felice fait, elle, le choix de l’introspection rétrospective. Plutôt que de passer ses journées dans l’attente des docteur·es, elle enchâsse dans un présent suspendu le récit de ses années de jeunesse. Au milieu du film, elle explique : « Le monde est trop rapide, trop haut, trop compliqué. Je ferme les yeux, et c’est clair dans ma tête. » Si l’on entend la voix de la cinéaste, jamais elle n’apparaît à l’image. Pourtant, au fil du récit, son portrait se dessine avec douceur et précision à travers ses souvenirs, donnant au final une bouleversante épaisseur à la manière dont elle habite le moment présent de l’hospitalisation.

Daniela de Felice, Ardenza (2022) © Novanima Productions

Nos forêts (2021) fait un pari plus sinueux : enchevêtrer le passé au présent, en faisant intervenir des personnages issus de films antérieurs et en restituant à l’image les souvenirs de Matthieu Chatellier, jusqu’à la fiction. Les montagnes enneigées et la maison isolée où se déroule le film invitent à ce retour sur soi. Les interactions avec le réalisateur sont assez nombreuses, mais elles ont lieu, pour la plupart, par écrans ou téléphones interposés – et sont toujours un prétexte au souvenir. Une cloche lointaine, entendue au milieu des plaines enneigées, résonne d’ailleurs pour le narrateur comme « l’annonce que le monde humain se rétracte ». Le temps n’est plus linéaire, et dans la forêt rôde un loup, animal sauvage et fantastique que Matthieu Chatellier suit à la trace. Cet espace-temps incertain et mortifère permet de laisser flotter des réflexions sur l’âge, la filiation, la paternité, et l’amour. La boucle temporelle se clôt à la fin du film, au moment où le réalisateur dit apercevoir au loin celui qu’il était, et qui ne faisait alors qu’entrer dans cette zone mémorielle.

Glissements formels

Dans Nos forêts, Matthieu Chatellier se mue en personnage. Il se fait d’ailleurs appeler Maurice, et fabrique entre autres des incrustations qui le montrent poursuivi par le loup. Cet appel à la fiction, à l’écart d’une forme de vérité documentaire, n’est que l’un des nombreux glissements formels utilisés par le réalisateur et par Daniela de Felice dans leurs films respectifs. À l’intérieur de chaque œuvre, iels entremêlent les régimes d’images, de l’archive à la prise de vue sur le vif en passant par l’entretien. La matière des images est altérée en fonction du récit : dans Ardenza, les images réelles sont par exemple diffusées à travers des voiles pour atténuer leur netteté, leur donner une dimension tactile et les transformer en évocations du passé.

Surtout, le dessin, la peinture, voire l’animation, surgissent régulièrement. C’est particulièrement le cas dans les documentaires de Daniela de Felice, qu’elle montre des dessins terminés ou qu’elle les réalise directement devant la caméra, racontant une histoire grâce à son geste. Le dessin permet de montrer l’image perdue, l’imprécision du souvenir, les sensations mémorielles, mais aussi ce qu’il est trop difficile de filmer ou impossible à dire.

Daniela de Felice et Matthieu Chatellier font de ces images composites leur marque de fabrique, chacun·e à sa manière. Dans un cas comme dans l’autre, cette mosaïque d’images s’anime grâce à la voix douce du ou de la cinéaste qui, comme un·e conteur·se, fait surgir de son récit toute l’épaisseur sensible du réel.

Publié le 28/11/2022 - CC BY-SA 4.0

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