Série

Appartient au dossier : Les espaces partagés de Daniela de Felice et Matthieu Chatellier

Les espaces partagés de Matthieu Chatellier et Daniela de Felice #2 : créer

Le processus de création des artistes est le sujet de plusieurs films de Matthieu Chatellier et de Daniela de Felice. Les cinéastes y prêtent attention aux gestes et aux espaces, pour suggérer ce qui inspire leurs personnages. Les documentaires de Matthieu Chatellier et de Daniela de Felice traversent de manière récurrente certains lieux, habités – incarnés – par des corps en mouvement. Balises explore cet espace de création cinématographique alors que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi propose le cycle « Daniela de Felice, Matthieu Chatellier : de part et d’autre » dans le cadre du Mois du film documentaire 2022.

Dans un atelier, une jeune femme sculpte un bloc de pierre avec un marteau.
Daniela de Felice, Mille fois recommencer (2020) © Alter Ego Production

Cliquer en haut à droite des images pour les agrandir.

La réalisatrice Daniela de Felice est également plasticienne. Dans plusieurs de ses films, elle utilise le dessin et la peinture pour raconter des histoires et des souvenirs intimes – dessinant même ponctuellement devant la caméra dans Ardenza (2022). Matthieu Chatellier utilise lui aussi des dessins qu’il anime devant sa caméra, notamment dans Doux amer (2011). C’est dire à quel point la création visuelle fait partie, pour l’une et l’autre, du dispositif documentaire.

Histoires de gestes

Dans Mille fois recommencer (2020), Daniela de Felice fait de la création un sujet, en suivant pendant un an les étudiant·es de l’Académie des beaux-arts de Carrare, qui apprennent à sculpter. Leurs gestes répétés mettent progressivement à jour des figures, qui apparaissent à force de crayonner, de superposer des bandes de plâtre, ou de tailler des blocs de marbre. Ces formes émergentes deviennent une métaphore de la trajectoire des personnages qui, en cette première année d’études, passent d’étudiant·es à artistes. Tout comme les matériaux qu’iels travaillent et transforment en œuvres singulières, chacun·e trouve progressivement sa voix propre.

Dans Voir ce que devient l’ombre (2010) puis De part et d’autre (2022), Matthieu Chatellier fait à l’inverse le double portrait des artistes et époux·se Fred Deux (1924-2015) et Cécile Reims (1927-2020) dans les dernières années de leur vie. En filmant leurs gestes, le réalisateur travaille au dévoilement de leurs œuvres. Sous nos yeux, les matières sont modelées et les figures se transforment jusqu’à atteindre leur forme finale. Fred Deux explore sans relâche le motif de la tâche de peinture, qui se projette, se répand et se superpose à d’autres marques de manière aléatoire sur un papier en grand format. Il dessine ensuite à la plume des formes minuscules, méticuleuses, qui suivent les aspérités de la peinture sèche. Cécile Reims, quant à elle, pointe, à partir d’un calque, les repères de dessins minutieux sur une plaque de cuivre, pour ensuite y inscrire la gravure.

Si filmer les gestes créatifs de ces deux artistes permet de saisir leurs démarches respectives, c’est aussi parce que ce moment est celui de la confidence. En créant, et en manipulant des tableaux et des gravures déjà terminées, Cécile Reims et Fred Deux révèlent des fragments de leur histoire personnelle, en particulier de leur enfance et de leur adolescence durant la Seconde Guerre mondiale, qui éclairent chaque œuvre. Le geste créatif, doublé du témoignage, agit comme une révélation en direct de la signification de l’œuvre en train de se faire. Loin d’être pesant, ce dispositif documentaire bouleverse, en aiguisant à l’extrême notre sensibilité aux tableaux, gravures et photographies qui passent à l’image.

Matthieu Chatellier, Voir ce que devient l’ombre (2011) © Nottetempo Films

Huis clos

Voir ce que devient l’ombre et De part et d’autre se focalisent sur le processus de création de chacun·e en se déroulant quasiment en huis clos. Les scènes de vie ont lieu à l’intérieur de la maison de Cécile Reims et Fred Deux, un lieu habité depuis longtemps, rempli d’objets. Toutes ces scènes ont trait à leur parcours d’artistes. La maison devient un personnage à part entière du film, qui participe à ce double portrait. Voir ce que devient l’ombre est d’ailleurs tourné au moment où se prépare un don d’archives : un conservateur intervient au domicile de Fred Deux et Cécile Reims pour recenser les nombreuses pièces du futur fonds. 

Leur foyer fait donc, dans un même élan, office d’atelier et de centre d’archives. Un dialogue cinématographique s’y instaure entre geste créatif, récit de vie et partage de documents personnels. Matthieu Chatellier, plutôt que de diluer son propos en filmant ses personnages dans des situations et dans des lieux divers, le concentre au maximum grâce à ce dispositif resserré qui nourrit notre compréhension et notre approche sensible de leurs œuvres. Il en ressort le portrait intime de deux personnes dont la vie entière a été vouée à l’art.

Le film Mille fois recommencer, lui aussi, se déroule presque exclusivement à l’intérieur de l’école. Il n’y est pas question de comprendre l’architecture des lieux, ni même de brosser le portrait des étudiant·es au travers de leurs réalisations. En se concentrant sur les gestes des élèves, les modèles à partir desquels iels travaillent, et les commentaires des professeurs, Daniela de Felice montre comment l’œuvre modèle l’artiste. Ces blocs de pierre lourds et immobiles, extraits de la montagne toute proche, superbe et surplombante, emmènent paradoxalement chaque étudiant·e dans un voyage sans fin, vers son style propre et son approche des arts.

Publié le 14/11/2022 - CC BY-SA 4.0

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet