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Chloé Moglia, points de suspension

Les performances de Chloé Moglia mettent en scène des acrobates accroché·es à des barres aux formes graphiques, à plusieurs mètres du sol. Si l’artiste cite volontiers la philosophie et la littérature comme sources d’inspiration, sa voltige lente et incarnée, loin de la légèreté traditionnelle du cirque, se situe également dans la continuité de certains courants chorégraphiques et théâtraux.

L'artiste Chloé Moglia, pieds nus, en tenue blanche, se tient en suspension sur un barre d'appui blanche courbée. En arrière plan, un bâtiment en friche apparaît
Chloé Moglia dans Horizon, 2013. © Johann Wlater

Rouge merveille (2024), Bleu tenace (2021), La Spire (2017), Horizon (2013), La Ligne (2013), Le Vertige (2011)… Comme le suggèrent les titres de ses performances, Chloé Moglia compose des variations autour de formes ou de sensations. Ses recherches d’équilibriste s’inspirent d’une culture philosophique et littéraire contemporaine, s’intéressant à la philosophie du temps, à celle des sensations, ou encore à l’écoféminisme. Si ce narratif intellectuel n’est d’emblée perceptible par le public, l’effet que ses spectacles peut provoquer s’inscrit dans une histoire du spectacle vivant qui déborde les arts du cirque. Ils font écho aux approches chorégraphiques et théâtrales du 20e siècle d’artistes aussi différent·es que Rudolf Laban (1879-1958), Yvonne Rainer (née en 1934) ou Claude Régy (1923-2019).

Placer le corps au centre…

Les pièces de Chloé Moglia se déroulent lentement. Les interprètes cherchent leurs appuis, se hissent de toute leur force, s’essoufflent parfois et prennent le temps de récupérer. Cette alternance entre effort et relâchement rappelle les flux et reflux de mouvement d’Isadora Duncan, l’une des premières à chercher, au début du 20e siècle, des gestes « naturels » qui libèrent la danse des carcans formels du ballet. Elle fait également écho à la méthode chorégraphique développée par Doris Humphrey dans les années 1930, jeu d’équilibre entre chute et ressaisissement (fall and recovery), ou à celle mise en place par Martha Graham à la même époque, fondée sur l’alternance entre contraction et relâchement (contract and release).

Cette rythmique chorégraphique, qui inclut hésitation et récupération et ne dissimule pas l’effort, questionne les limites du corps. Sans nier la virtuosité d’interprètes aux possibilités physiques hors du commun, Chloé Moglia s’inscrit ainsi hors du spectaculaire. Plutôt que de produire un effet sur les spectateur·rices, l’artiste cherche à explorer ses propres sensations. Son approche rappelle celle de Rudolf Laban, qui déclarait en 1959 dans le Laban Art of Movement Guild Magazine : « Le danseur danse pour lui-même, quelquefois avec les autres, très rarement pour les autres. » Plus largement, les danseur·euses modernes de la première moitié du 20e siècle, ne voyaient en la performance publique qu’un aspect parmi d’autres de leur pratique artistique.

La Spire
2017

Cinq femmes suspendues à une immense spirale nous absorbent dans un suspens poétique. Jouant avec le vide, elles nous invitent à nous abstraire de l’agitation terrestre.

© Jean-Louis Fernandez

Explorer les limites et les sensations, cela signifie se confronter à la matérialité du corps. Chloé Moglia la met en scène lorsqu’elle cherche un appui du regard ou prend le temps de retrouver l’équilibre. Elle insiste également sur l’importance de la perception que l’on a de soi-même dans l’espace (la proprioception), en touchant son propre corps, celui des autres, ou la barre à laquelle elle est accrochée. Ces gestes, effectués avec lenteur, soulignent le volume et le poids de son corps, là où des figures rapides auraient tendance à le désincarner en atténuant toute perception de la masse et de l’effort. Les figures se révèlent certes impressionnantes, mais les interprètes négocient en permanence avec leur propre poids. Il ne s’agit pas de déjouer la gravité, mais de l’accueillir, d’endurer l’attirance qu’elle exerce, dans une expérience perpétuelle de fall and recovery.

… pour mieux se décentrer

Le corps des interprètes est ainsi le sujet principal des performances orchestrées par Chloé Moglia. La scénographie ne lui fait pas concurrence : la lumière est le plus souvent naturelle ou d’ambiance, les costumes confortables, la musique absente ou composée comme un environnement sonore, et le décor réduit à une barre de suspension sophistiquée. Ce dépouillement scénique constitue toutefois un écrin idéal pour questionner la place qu’occupent ces corps dans leur milieu. À ce titre, les barres, en forme de « T », de cercle ou de spirale, font écho aux icosaèdres (des polygones à 20 faces) utilisés par Rudolf Laban pour analyser les mouvements du corps dans l’espace. 

D’ailleurs, tout comme, au 20e siècle, le chorégraphe hongrois organise des cours de danse en montagne, comme Isadora Duncan reproduit le mouvement des vagues sur la plage, ou comme Ted Shawn ouvre son école de danse en forêt, les performances de Chloé Moglia sont souvent réalisées in situ. Elles entrent ainsi en dialogue avec le milieu dans lequel elles se déroulent : place urbaine ceinturée d’immeubles, parc municipal et son aire de jeux colorée, prairie verdoyante entourée d’arbres, vallée montagnarde hérissée de sommets rocheux… Comme ses prédécesseur·euses, Chloé Moglia vient rappeler que l’être humain s’inscrit toujours humblement dans un milieu qui le dépasse, et invite à ralentir pour mieux le percevoir.

Explorer son humanité passe aussi par la mise en danger. « Là-haut, explique-t-elle sur France Culture, je suis vraiment chez moi et en même temps, je suis étrangère à ce chez-moi, ce qui provoque cet endroit d’ouverture nécessaire et d’inquiétude. » Mû·es par une conscience aiguë de leur environnement, l’artiste et ses interprètes évoluent dans une forme d’improvisation. Ils et elles affrontent le vide et font du danger la matière première de leur art. 

Soustractions

Le risque auquel s’exposent les acrobates en évoluant, sans filet ni attache, à plusieurs mètres au-dessus du sol, est évident pour le public. Dès lors, nul besoin pour les artistes d’effectuer de vastes mouvements : les spectateur·rices sont suspendu·es au moindre geste. Leur attention s’affûte et se déplace vers des micromouvements – une main qui hésite, une tête qui se tourne, un pied qui se balance… Cette performance chorégraphique logée dans chaque détail rappelle les danses de Mary Wigman ou Valeska Gert dans les années 1920. Elle prend aussi racine dans ce qu’a créé Yvonne Rainer dans les années 1970.

Cette dernière, connue pour son Hand Movie (1966), court métrage dans lequel une main danse sur fond neutre, a fait évoluer l’interprétation des danseur·euses en refusant de valoriser leur virtuosité, pour aborder plutôt la danse comme un mouvement ordinaire : elle a ainsi insufflé dans ses chorégraphies une corporéité du quotidien, plus relâchée que celle proposée par la danse moderne avant elle. Dans un même élan, elle a mis à l’épreuve l’attention des spectateur·rices en travaillant sur l’ennui et l’anti-spectaculaire.

La Spire, 2017. © Nichon Glerum

C’est en diminuant les effets, l’amplitude, le nombre de gestes, que Chloé Moglia pense maintenir l’attention du public. « Ce que j’ai fait après avoir appris ce que j’ai pu au trapèze, se souvient-elle, c’est que je me suis entraînée à oser retirer des trucs que je n’aimais pas trop. Même si c’était ce à quoi de la valeur avait été accordée par le monde dans lequel j’étais, comme des figures ou de la virtuosité. » Elle offre de ce fait une représentation renouvelée de la voltige, mais partage aussi avec le public une expérience singulière, celle d’un temps qui se dilate. Elle puise dans la lente précision des arts martiaux, découverts avec le chorégraphe Thierry Baë.

Son invitation à ralentir rappelle aussi le butō, danse japonaise née dans les années 1960, qui se caractérise par sa lenteur et son minimalisme. L’immobilité, la lenteur et l’attention partagée qui en découlent sont également imprégnées du théâtre tel que l’envisageait le metteur en scène Claude Régy : un moment de communion, hors du temps. Toutefois, contrairement à cette filiation radicale, les performances de Chloé Moglia sont avant tout des moments solaires, d’où émerge le plaisir, pour artistes et spectateur·rices, de respirer au diapason.

Publié le 27/10/2025 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Rhizome

Site web de la compagnie Rhizome, qui porte les projets artistiques de Chloé Moglia

Les Feuilles – Revue suspensive

Initiée par l’artiste suspensive Chloé Moglia, publiée par la compagnie Rhizome, Les Feuilles est une revue qui accueille de manière saisonnière les écrits d’auteur·rices et chercheur·euses autour de la pratique et de la notion de suspension.

À la recherche d'une danse moderne. Rudolf Laban, Mary Wigman

Isabelle Launay
Chiron, 1996

La pratique et la réflexion critique de Rudolf Laban (1879-1958) et Mary Wigman (1886-1973), danseurs-chorégraphes, constituent deux des grandes impulsions fondatrices de cette aventure chorégraphique. En analysant les itinéraires de ces deux artistes, cet ouvrage propose de découvrir les dynamiques profondes qui les animèrent.

À la Bpi, 792.84 LAU

Un ennui radical. Yvonne Rainer, danse et cinéma

Johanna Renard
De l'incidence éditeur, 2022

Une monographie qui retrace l’histoire des performances chorégraphiques et des films d’Yvonne Rainer, figure majeure de la danse et de l’avant-garde new-yorkaise, au prisme de la question de l’émotion, et en particulier de l’ennui. L’autrice se focalise sur les théories queers et féministes en s’appuyant sur un corpus d’écrits philosophiques. © Électre 2022

À la Bpi, 791.19 REN

Claude Régy

Marie-Madeleine Mervant-Roux
CNRS Éditions, 2008

Claude Régy a été le premier en France à mettre en scène Harold Pinter, Peter Handke, Botho Strauss, entre autres. Il a également fait découvrir les œuvres scéniques de Marguerite Duras et Nathalie Sarraute, redécouvrir celles de Maeterlinck. Il a aussi mis en scène l’Ancien Testament. Claude Régy est une référence et un pôle polémique au sein d’un paysage théâtral aux contours brouillés.

À la Bpi, 792.2 REGY 2

L'Ouvert. De l'homme et de l'animal

Giorgio Agamben
Éditions Payot & Rivages, 2016

En s’appuyant sur une lecture de Heidegger et de Kojève, le philosophe italien poursuit sa réflexion sur l’humanité de l’homme, et s’interroge sur ce qui distingue et en même temps rapproche l’homme et l’animal. © Électre 2016

À la Bpi, 1″4″ AGAM 1

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