Interview

Appartient au dossier : Chris Ware, objets dessinés

Chris Ware, autoportraits
Entretien avec Benoît Peeters

Littérature et BD

Monograph, couverture, 2017 © Chris Ware

La personnalité, les expériences et même les traits de Chris Ware transparaissent dans son œuvre, souvent de manière indirecte. Benoît Peeters, spécialiste de bande dessinée et co-commissaire de l’exposition « Building Chris Ware » qui s’est tenue en 2022 au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, nous en dit plus sur les autoportraits de l’auteur qui se dessinent dans ses ouvrages, alors que la Bpi consacre à son tour une exposition à l’auteur américain jusqu’en octobre 2022.

Les premières œuvres de Chris Ware possèdent-elles déjà une dimension autobiographique ?

On peut partir d’un paradoxe : l’œuvre de Chris Ware a commencé de façon presque anonyme. Quand les premiers fascicules de l’Acme Novelty Library sont parus au début des années quatre-vingt-dix, il n’y avait pas de nom d’auteur visible. Parmi les amateurs de bande dessinée, plusieurs pensaient qu’un collectif se cachait derrière cette publication : un dessinateur, un humoriste, un rédacteur, des graphistes… Chris Ware estimait qu’il était tellement présent dans son œuvre, à travers son style, sa conception unifiante des éléments textuels et visuels, qu’il était quasiment redondant de mettre son nom. On a donc eu affaire dans un premier temps à un auteur masqué, timide et en retrait.

Pourtant, dès Jimmy Corrigan, l’histoire a des résonances autobiographiques. La quête d’un père absent est partagée par Chris Ware. Son père a quitté sa mère alors qu’il était bébé. L’absence de figure masculine a certainement été importante, puisqu’il a été élevé avant tout par sa grand-mère et par sa mère. Dans Jimmy Corrigan, Chris Ware propose également une représentation de lui-même, non pas directement physique, mais par une sorte d’autoportrait à charge. Souvent, l’autoportrait ou l’autobiographie mettent en scène un double de l’auteur en gardant les éléments les plus valorisants. Ici, c’est un personnage assez pitoyable et pathétique, différent du Chris Ware réel. Marcel Proust a procédé de la même façon avec le narrateur de À la recherche du temps perdu, qu’on appelle à un moment « Marcel », et qui est maladroit dans la vie mondaine. On imagine que Proust devait être plus brillant que son équivalent. Ce sont des autoportraits modestes, décalés. Évidemment, je n’emploie pas la référence à Proust par hasard : l’entrelacement des couches mémorielles, les scrupules constants, les nuances affectives sont des éléments que l’on retrouve dans tous les travaux de Chris Ware. L’autoportrait peu flatteur proposé par Jimmy Corrigan permet néanmoins à l’œuvre de Chris Ware de s’incarner, alors que certains l’avaient perçue, à l’époque de l’Acme Novelty Library, comme une œuvre formaliste et froide.

Comment Chris Ware fait-il évoluer ces projections de lui-même ?

Comme tous les grands auteurs, il se projette à travers des personnages différents. Dans Building Stories ou dans Rusty Brown, chacun des personnages, à commencer par Rusty Brown lui-même, reprend des éléments d’une enfance pas forcément heureuse dans une petite ville. L’intériorité, le repli sur le monde de la lecture et du dessin qui l’isole de ses camarades, ce sont des éléments qui se retrouvent chez beaucoup de ses personnages. Par ailleurs, dans Rusty Brown, le personnage de Mr Ware, le professeur de dessin qui lui ressemble, est clairement un portrait à charge. C’est un double peu flatteur et ironique de Chris Ware.

À ses débuts, Chris Ware avait même, dans la vie, quelque chose de Jimmy Corrigan. Il était d’une timidité et d’une modestie troublantes. Au début des années deux mille, j’avais le projet d’un film de vingt-six minutes sur lui. La première fois que je l’ai approché, l’idée l’a effrayé. C’est le même personnage qui avait dit, quand Art Spiegelman lui a proposé de publier dans Raw : « Non, peut-être dans dix ans, mais là, je ne suis pas prêt ». Il a même téléphoné à la personne en charge de la production du film chez Arte, pour dire que c’était dangereux de faire un film sur lui, que cela allait provoquer une chute d’audience ! Sa compagne l’a cependant poussé à accepter et, une fois dans son atelier à Chicago, tout s’est merveilleusement passé. Nous avons sympathisé et il était en confiance.

Il a changé au fil des ans par rapport à cette tendance à se dévaloriser contamment. La paternité, notamment, a contribué à transformer sa personnalité et son travail d’auteur. Sa fille Clara est présente dans l’œuvre de différentes manières. Il a aussi reçu des prix, rencontré le succès… Il fait toujours preuve de modestie et d’ironie, mais il a peu à peu pris conscience que son travail touche les gens et a de la valeur. Il s’est épanoui, il s’est tourné vers les autres et s’est ouvert aux commentaires. Il a une curiosité esthétique, mais aussi un regard sur l’actualité et une vraie curiosité pour les êtres qu’il rencontre… L’œuvre l’a aidé à se faire et la reconnaissance de l’œuvre à prendre confiance en lui.

Les thèmes qu’il aborde évoluent, eux aussi, en fonction de ses préoccupations personnelles.

Tout à fait. Dans un premier temps, le monde qu’il décrit pouvait paraître un peu autocentré, fermé : l’univers de la maison, dans lequel la nostalgie et la mélancolie sont les sentiments les plus forts, où le présent et l’avenir ne réservent rien de bon. Cela a changé, comme en témoignent notamment les couvertures du New Yorker, sur lesquelles il réagit à un événement d’actualité.

Il se nourrit aussi des expériences de sa compagne et de sa fille. Il est très attentif aux évolutions et aux enjeux de la société contemporaine : les questions raciales, le féminisme, l’écologie, les transformations technologiques, la violence de la société américaine… Tous ces thèmes sont entrés dans son œuvre avec acuité et générosité. Je crois qu’il vit de plus en plus pleinement les choses. Être dans le monde et avec les autres est aussi une manière de renouveler sa créativité.

Untitled Chicago Story © Chris Ware

Chris Ware reproduit-il les décors qui l’entourent ?

Il y a deux régimes de dessin chez Chris Ware. D’un côté, c’est un grand dessinateur d’observation, qui croque des personnages et des bâtiments, notamment ceux de Chicago, l’architecture de Frank Lloyd Wright et Louis Sullivan qu’il affectionne… Chris Ware tient un journal dessiné, dont une journée occupe parfois plusieurs pages. De l’autre côté, le style de ses bandes dessinées et de ses affiches va vers le pictogramme, l’idéogramme. Comme sa pratique du journal reste privée, on a l’impression que son dessin part vers l’abstraction au fil des ans, qu’il travaille uniquement sur une codification graphique extrême qui irait vers le style de Roy Lichtenstein, de Piet Mondrian ou vers l’esthétique du Bauhaus. Pourtant, le dessin réaliste reste nécessaire pour lui.

La bande dessinée, qu’elle soit caricaturale, réaliste ou semi-abstraite, a besoin d’être nourrie par une énergie graphique, sinon le dessin se dessèche et devient mécanique, surtout quand les auteurs font vivre les mêmes personnages sur une longue période. Le dessin d’Hergé, qui a connu son apogée dans les années quarante et cinquante, s’est peu à peu glacé. Franquin, qui était conscient de ce risque, a essayé de se renouveler en changeant de personnages et de style, en passant de Spirou à Gaston, de Gaston aux Idées noires… Claire Bretécher pratiquait le portrait à côté de son dessin de BD. Son dessin simplifié, drôle, est au cœur des Frustrés, d’Agrippine, mais toujours nourri par une pratique du dessin d’observation. Chez Chris Ware, même si c’est la part secrète, se pencher longuement sur un visage, un paysage, un immeuble, est une façon de remettre de la vie à l’intérieur du geste graphique.

Publié le 04/07/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Chris Ware : la bande dessinée réinventée

Benoît Peeters & Jacques Samson
Les Impressions nouvelles, 2022

Rééditée et enrichie en 2022 après une première parution en 2010, cette monographie propose une traversée de l’œuvre de Chris Ware.

L’ouvrage rassemble une chronologie, deux entretiens entre Chris Ware et Benoît Peeters réalisés en 2003 et 2021, quatre articles de Chris Ware jusqu’alors inédits en français, et des textes analytiques de Jacques Samson, complétés par de nombreuses illustrations dont certaines sont ici publiées pour la première fois.

À la Bpi, niveau 3, 768 WAR

Salon de lecture Chris Ware

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