Les documentaristes chiliens sont encore marqués aujourd’hui par la censure et la répression violente exercées durant la dictature d’Augusto Pinochet de 1973 à 1991. Harry Bos, programmateur à la Bpi, évoque les tendances du cinéma documentaire chilien depuis les années soixante-dix pour introduire le cycle « Chili, cinéma obstiné » proposé au printemps 2020 par la Cinémathèque du documentaire.
Les événements politiques de 1973
Quand on évoque le Chili, une image vient tout de suite à l’esprit : celle de la Moneda, le palais présidentiel en feu, à Santiago. Le président Salvador Allende se trouve à l’intérieur. Il va bientôt mourir tragiquement, remplacé par le général Augusto Pinochet qu’Allende avait lui-même nommé au sein de son gouvernement : c’est le coup d’État, «el golpe de Estado ». C’est avec cette terrible image que débute La Bataille du Chili (1975-1979), de Patricio Guzmán, qui reste aujourd’hui encore la référence du documentaire chilien. Guzmán, madrilène d’adoption, revient dans son pays natal en 1971, attiré comme nombre d’artistes et d’intellectuels par l’élan révolutionnaire du gouvernement socialiste d’Allende. À l’instar d’autres jeunes cinéastes, tels Raul Ruiz et Andrés Racz, il soutient Allende à travers des films enthousiastes. C’est pourtant avec le récit de sa chute qu’il signe son premier chef-d’œuvre. Guzmán est alors contraint à l’exil.
Dans cette même génération, Carmen Castillo ne manque pas de raisons de parler du coup d’État et de la dictature : en 1974, elle a perdu Miguel Enriquez, son compagnon et chef du mouvement révolutionnaire MIR, tué par la DINA, le service de renseignement de Pinochet. Enceinte, blessée dans l’attaque, elle finira par être expulsée du pays. Elle évoque ces douloureux souvenirs dans plusieurs de ses films, en particulier La Flaca Alejandra (1994) et Rue Santa Fe (2007), mais si elle parle de son passé et de celui de ses anciens camarades, à aucun moment elle ne tombe dans la nostalgie des idéaux perdus. D’ailleurs, elle ne les a jamais perdus.
Pour les documentaristes chiliens, les événements de septembre 1973 n’ont pas constitué une fin, mais un point de départ. Ceux qui ont pu rester dans le pays, ou qui ont commencé à filmer pendant la dictature, se sont donné une mission claire : malgré toutes les censures et les restrictions, ils seront les chroniqueurs obstinés de la société chilienne. Le jeune Ignacio Agüero tourne ainsi, entre 1979 et 1982, le court métrage clandestin No Olvidar, récit d’une rencontre avec cinq femmes d’une même famille qui, après six ans de recherches, retrouvent les corps de leurs maris assassinés par la junte. Carlos Flores Delpino, après son portrait féroce de la jeunesse chilienne du début des années soixante-dix, Descomedidos y chascones (1972), signe en 1981 un film qui parle en apparence de la vie de l’imitateur chilien d’un célèbre acteur américain, mais dont le véritable sujet est la perte d’identité du pays : El Charles Bronson chileno : o idénticamente igual.
La crise économique et les répercutions sociales
En 1982, le Chili est confronté à une crise économique. Surmontant sa peur de la répression, la population manifeste massivement dans la rue, y compris les camionneurs, ceux-là mêmes qui avaient contesté, dix ans plus tôt, le gouvernement Allende. Gaston Ancelovici (1945-2017) et son collectif Cine-Ojo prennent leurs caméras et réalisent Chile, no invoco tu nombre en vano (1983), témoignage unique d’un mouvement de protestation peu connu et violemment réprimé par le régime.
Deux ans plus tard, en 1985, Patricio Guzmán est de retour au Chili – il revient aussi au documentaire, après un bref passage par la fiction. Il réalise un film pour la télévision espagnole sur le rôle de l’Église catholique sous la dictature, Au nom de Dieu. Contrairement à d’autres pays d’Amérique latine, l’Église au Chili ne s’est pas associée au régime militaire. La même année, Agüero tourne Como me da la gana (1985), où il interroge ses collègues cinéastes sur le sens de leur travail sous la dictature. On voit la police charger pendant les entretiens mais Agüero laisse tourner la caméra. Au Chili, tous ces films restent invisibles pendant la dictature. Guzmán, les membres de Cine-Ojo et Agüero ont beau être des chroniqueurs attentifs de la vie du pays, ils témoignent avant tout pour le monde extérieur, pas pour les Chiliens.
Avec la fin de la dictature, cette situation ne change pas radicalement. On parle difficilement des crimes commis pendant les années Pinochet. Pour preuve, le désespoir de Patricio Guzmán dans Chili, la mémoire obstinée (1997), lorsqu’il montre sa Bataille du Chili à ses compatriotes, souvent frappés d’amnésie. « Je ressens une grande solitude », écrit-il pendant les repérages à Santiago.
Du devoir de mémoire
Les documentaristes chiliens veulent pourtant ressusciter la mémoire. Sebastián Moreno raconte, dans La Cité des photographes (2006), le destin de plusieurs travailleurs de l’image qui ont continué à travailler sous la dictature. Marcela Said rencontre dans El Mocito (2011) un ancien bourreau du dictateur qu’elle décrit, en s’inspirant de Hannah Arendt, comme un homme ordinaire et sans relief. Et Carlos Vasquez Mendez et Theresa Arredondo relatent dans Las Cruces (2018) l’un des rares cas où des policiers chiliens ont avoué, quarante ans après les faits, un massacre d’ouvriers syndiqués commis en 1973, dans le sud du pays. Point d’images d’archives ici, et pour cause ; juste des plans des environs du massacre, de l’usine à papier dans laquelle travaillaient les ouvriers, du cimetière où les corps furent enterrés.
Pour les nouvelles générations, la dimension sociale, déjà explorée en 1988 par Ignacio Aguëro dans Cien ninos esperando un tren, accompagne le propos politique, à travers la vie quotidienne des défavorisés. Le couple de cinéastes Carolina Adriazola et José Luis Sepulveda choisissent ainsi de vivre dans les banlieues pauvres pour y tourner des films en immersion et délibérément non-esthétisants, sur les gens autour d’eux, les invisibles, les oubliés (Crónica de un comité, 2014 et Harley Queen, 2019). En 2012, Pachi Bustos réalise Cuentos sobre el futuro, récit tout en nuances de quatre jeunes adultes qui tentent de s’en sortir dans une banlieue miséreuse. Un autre couple de cinéastes, Bettina Perrut et Ivan Osnovikoff, construit une œuvre très cohérente, formellement et thématiquement, en utilisant souvent le contraste entre plans très rapprochés et plans larges. Ils aiment tirer leurs films vers une dimension quasi-surréaliste, comme dans Surire (2015), portrait d’une petite communauté dans le nord désertique du Chili, où les communications sont aussi difficiles que brèves. Tous ces films, marqués par la question centrale des inégalités, sont emblématiques de la situation du pays.
L’influence géographique du pays
Autre fait caractéristique de ces dernières années : le regroupement de ces cinéastes dans des projets collectifs, comme l’Escuela Popular de Cine en 2010 (Adriazola et Sepulveda) et en 2012 MAFI (Mapa Fílmico de un País, Carte cinématographique d’un pays), à l’initiative de Christopher Murray. On y retrouve Perrut et Osnovikoff, la jeune Maite Alberdi, María Paz González, ainsi que Ignacio Agüero, dont les propres films deviennent des réflexions intimistes sur la vie et le cinéma. Le but affiché est de contribuer à la mémoire audiovisuelle du pays et de favoriser la réflexion sociale à partir d’images. Le collectif a réalisé plusieurs longs métrages dont Dios (2019), récit parfois surréaliste de la visite du Pape François en 2018 au Chili. La marque de fabrique du collectif est le plan fixe et ce choix formel apparaît aussi dans les films personnels des cinéastes du groupe. Ainsi, Carlos Araya Diaz construit son propre film El Viaje Espacial (2019) à partir d’une succession de plans fixes d’abribus filmés dans le pays. Toute vie sociale chilienne semble se passer dans et autour de ces endroits d’apparence banale, des fêtes y ont lieu, mais aussi des descentes de police. Un autre fait frappe le spectateur : dans de nombreux plans du film, on aperçoit cette chaîne de montagne à l’horizon : la Cordillère des Andes. Bien plus qu’un simple décor, c’est un cadre étroit qui oblige les personnages du film à rester au premier plan. Ils sont coincés, en quelque sorte, par la topographie du pays qui devient une force agissante.
Car, outre une forte dimension socio-politique, le cinéma chilien se construit autour d’une référence commune, moins connue, mais tout aussi obsédante : la géographie si particulière d’un pays s’étendant sur 4 300 kilomètres, avec une largeur moyenne de seulement 180 kilomètres et toute la diversité des climats et paysages d’Amérique du Sud. Ainsi Carlos Klein et Francisco Hervé, chacun à leur manière, se laissent inspirer par la beauté sauvage de la Patagonie. Hervé, dans son film La Ciudad perdida (2016) ressuscite la cité dorée des Césars, sorte d’El Dorado chilien, une ville mythique perdue dans les brumes de la montagne. Klein, dans Tierra de Agua (2004), opte pour un mélange fascinant d’images d’archives et d’images contemporaines afin de montrer que, bien que sauvage, la région n’est pas sans passé. La réalisatrice et historienne du cinéma Tiziana Panizza le fait aussi quand elle raconte dans Tierra sola (2017) le sort tragique du peuple indigène de l’Île de Pâques, les Rapa-Nui.
De la même manière, toute la dramaturgie du dernier triptyque de Guzmán (Nostalgie de la lumière, Le Bouton de nacre et La Cordillère des songes) exalte l’influence déterminante de la topographie chilienne sur le comportement humain. Et chez Agüero, pur citadin, la topographie apparaît parfois comme un étrange mirage. Pour preuve, le titre de son dernier film Nunca subi el Provincia (« Jamais je n’ai gravi le Provincia »)(2019) – le Provincia étant le nom de la montagne proche de la ville de Santiago.
Depuis le 18 octobre 2019, le Chili se trouve dans une crise sans précédent, une situation encore aggravée par les ravages sanitaires et économiques provoqués par la Covid-19. Un référendum est prévu fin octobre 2020, pour que la population se prononce sur le maintien de la constitution instaurée en 1980 par Pinochet. Pendant cette année très difficile et violente, les cinéastes et les collectifs ont continué à tourner, à témoigner. À l’instar de Guzmán et d’Agüero, ils sont les nouveaux chroniqueurs obstinés d’un pays en ébullition. À une différence près, et considérable : à l’inverse de la situation des années soixante-dix et quatre-vingt, aujourd’hui les Chiliens voient enfin leurs propres images.
Un article de María José Bello, journaliste et créatrice du site de critique de cinéma Blog du cinéma latino-américain, sur la nouvelle génération de cinéastes chiliens qui s’attaque à la dictature d’un point de vue autobiographique.
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