Dans la tourmente depuis 2014 avec l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass, et plus encore depuis février 2022 et l’invasion russe de l’Ukraine, le cinéma ukrainien résiste et continue de proposer malgré tout des films de grande qualité. Anthelme Vidaud, programmateur indépendant et auteur d’un ouvrage sur le sujet, répond aux questions de Balises, à l’occasion de la projection, les 30 novembre et 1er décembre 2024, de quatre films de la collection Génération Ukraine, organisée en partenariat avec Arte et la Cinémathèque du documentaire à la Bpi.
Propos recueillis par Hélène Becquembois, Bpi.
Quelle est votre relation au cinéma ukrainien ?
Anthelme Vidaud : J’ai vécu neuf ans dans ce pays, entre 2011 et 2020, d’abord comme attaché audiovisuel à l’Institut français d’Ukraine à Kyiv, où j’ai fait de la programmation et suivi des projets de coopération. Fin 2013, j’ai été engagé par le Festival international du film d’Odessa, comme programmateur, puis de 2015 à 2020 comme directeur de la programmation. C’était un moment charnière pour l’histoire de l’Ukraine contemporaine : début 2014, on était encore en pleine révolution de Maïdan. J’ai eu la chance de pouvoir assister à ce moment historique et de voir comment le cinéma ukrainien s’est saisi de toutes ces questions, de ces bouleversements politiques, sociaux, mémoriels. C’était passionnant à observer. Ma relation au cinéma ukrainien s’est faite à ce moment-là. En 2020, je suis parti pour m’installer en Colombie, mais j’ai gardé le contact avec l’Ukraine. J’ai continué à présenter quelques films ukrainiens et à collaborer avec des festivals en tant que programmateur indépendant.
C’est à cette époque que j’ai commencé à écrire ce livre sur le cinéma ukrainien contemporain, Ciné Ukraine, histoire(s) d’indépendance. J’ai voulu laisser une trace de tout ce que j’avais vu pendant ces neuf ans, témoigner de la renaissance d’un cinéma ukrainien qui avait une longue et riche histoire, mais qui s’était interrompue au moment de l’indépendance en 1991 et a commencé à revivre début des années 2010, avec la révolution de Maïdan. Le cinéma documentaire, qui a été à l’avant-garde de cette nouvelle vague, occupe une place importante dans le livre. J’ai également voulu donner la parole aux cinéastes : dix entretiens occupent la quasi moitié de l’ouvrage et en constituent la matière vivante. J’ai commencé à écrire avant l’invasion russe à grande échelle en février 2022. Il est important de rappeler que, pour les Ukrainien·nes, la guerre avait déjà débuté en 2014, au moment de l’annexion de la Crimée en mars et de la guerre du Donbass au printemps de la même année. L’invasion de 2022 m’a donné encore plus de motivation pour finir ce livre !
Quelle est la situation de l’industrie du cinéma ukrainien aujourd’hui ? Qu’en est-il des financements publics ?
A. V. : Depuis le début de l’invasion en février 2022, tous les crédits ont été redirigés vers l’économie de guerre. Mais cela repart un peu aujourd’hui. L’industrie cinématographique était assez florissante avant 2022, à la fois en termes de volume, de production, de qualité de production et même de fréquentation dans les salles. Il faut dire que l’on partait de quasi zéro en 2010. En 2019, avant la crise du Covid, une cinquantaine de longs métrages ont été produits, et la part de marché du cinéma ukrainien dans les salles était passée au-dessus des 10 %. Et même depuis le début de la guerre, les quelques films ukrainiens de fiction qui ont pu sortir en salles ont eu énormément de succès. Dovbush, sorti en août 2023, est l’un des plus grands succès du cinéma ukrainien des dernières années. C’est un film de cape et d’épée, réalisé par Oles Sanin, dont le héros est une figure historique qui a réellement existé au Moyen Âge en Ukraine, un personnage de brigand au grand cœur à la Robin des Bois. Le Royaume de Naya d’Oleh Malamuzh et Oleksandra Ruban, un film d’animation fantastique sorti en France, a aussi très bien marché.
L’invasion russe est venue tout remettre en question, mais certains films ont pu voir le jour avec l’aide de financements européens. Je pense notamment au Fonds de solidarité de l’Union européenne pour le cinéma ukrainien (ESFUF), porté par les centres cinématographiques de plusieurs pays, dont le Centre national du Cinéma et de l’Image animée (CNC) en France. Les quatre premiers films du cycle Génération Ukraine, que je présente au Centre Pompidou les 30 novembre et 1er décembre 2024, sont cofinancés par Arte et par des partenaires européens. Le cinéma documentaire tire son épingle du jeu, parce qu’on est sur une économie plus légère à financer que pour les films de fiction. Depuis Maïdan, le cinéma documentaire ukrainien sait s’adapter en mode cinéma guérilla : avec des moyens très réduits, une équipe de tournage vraiment minimale, et un regard à hauteur d’homme. Je pense au collectif Babylon 13, formé à ce moment-là, qui a projeté quelques films en France récemment. Ces cinéastes se sont mis à filmer ce qui se passait sur la place et ont montré cette révolution comme les médias ne la montraient pas : la force de ce mouvement populaire, la solidarité, les gens qui préparaient la soupe sur la place… Pas la grande histoire, mais la révolution vue à travers des petites histoires.
Quel est le poids de ces films documentaires par rapport aux images du conflit que les chaînes de télévision du monde entier diffusent ?
A. V. : En termes de diffusion, l’économie du cinéma documentaire en Ukraine est fragile. La chaîne de télévision nationale diffuse des films documentaires, ainsi que quelques festivals, comme par exemple Docudays, un festival de cinéma documentaire consacré aux droits humains, qui se tient chaque année à Kyiv depuis 2003. Mais malheureusement la résonance de ces films-là n’est pas très importante. Ils ont pourtant le mérite de montrer l’Ukraine dans la guerre, avec d’autres images que celles qu’on voit en permanence à la télévision. Les films présentés au Centre Pompidou sont d’ailleurs quatre films très différents, avec des regards très personnels à chaque fois. Ce cinéma donne l’occasion aux Ukrainien·nes de raconter la guerre, bien sûr, mais aussi de se raconter et de prendre le pouvoir sur la narration. Dans ce maelström d’images chocs diffusées à la télévision, et manipulables à l’envi, on s’y perd, et cela produit toujours une forme de déshumanisation, quelle que soit la guerre d’ailleurs…
Ces films ont le grand mérite de se replacer à hauteur humaine et de donner la parole aux gens. Je pense à Marioupol, trois femmes et une guerre, un très beau documentaire de la collection Génération Ukraine. Il suit quatre générations d’Ukrainiennes de Marioupol, ville tristement connue pour des raisons terribles, le siège de l’armée russe au printemps 2022, et l’occupation depuis. Le film donne la parole à la grand-mère, la mère, la fille et la petite-fille. C’est à la fois un film touchant sur la perte d’un lieu, mais aussi sur la redéfinition d’une identité.
Le documentaire ukrainien, sur ces dix dernières années, est passionnant, parce qu’il donne à voir une autre Ukraine que celle qu’on peut imaginer. Il n’y a pas que la guerre qui est abordée. Dans mon livre j’évoque d’autres sujets traités : la question de la ruralité (l’Ukraine est un pays avec une grande culture paysanne), ou encore celle de la transition d’une économie socialiste soviétique vers une économie de marché. Ces questions ne sont d’ailleurs pas propres à l’Ukraine, mais communes à tous les pays de l’ex-URSS. C’est ce qui rend ces films si précieux.
Le gouvernement ukrainien utilise-t-il ces images produites sur la guerre à des fins de communication politique ?
A. V. : Pas à ma connaissance. Comme dans tout pays en guerre, il y a bien sûr une guerre des images. Mais la société ukrainienne, même en guerre, reste plurielle, démocratique, avec des débats. L’idée même de continuer à faire du cinéma dans un pays en guerre n’est pas évidente pour tout le monde. Il y en a qui considèrent, y compris chez les professionnel·les du cinéma, que continuer à faire du cinéma n’a plus de sens quand la survie du pays est en jeu. Certain·es ont pris les armes, pas seulement des cinéastes, mais des producteur·rices, des monteur·euses, des ingénieur·es du son, des acteurs, des actrices sont partis s’engager soit comme bénévoles ou volontaires, soit dans l’armée, sur le front. Certain·es ont été blessé·es, d’autres faits prisonnier·ères, d’autres encore ont été tué·es. Le cinéma n’est pas une bulle à l’abri de la guerre, loin de là. D’autres estiment au contraire que le cinéma est une arme et qu’il faut continuer à filmer ce qui se passe, pour, par exemple, documenter les crimes de guerre de l’armée russe. Je pense au film Vingt jours à Marioupol, de Mstyslav Chernov, qui a reçu l’Oscar du meilleur documentaire en 2024. Il y en a qui pensent même qu’il faut continuer à faire de la fiction, des comédies. Pour ces personnes, alimenter la culture ukrainienne est quelque chose de vital, car la Russie essaye d’effacer cette culture. Tous ces points de vue coexistent.
Pour qui fait-on un film sur le conflit ? Pour les Ukrainien·nes ou pour le monde ? Dimension cathartique ou testimoniale ?
A. V. : Les deux réponses sont valides. Il y a évidemment une dimension cathartique. Des films très personnels ont été faits sur la guerre en cours, ou sur la guerre du Donbass. Je pense à un film très fort, Alisa in Warland (Alice au pays de la guerre, 2015) dont je parle dans le livre. Réalisé à quatre mains par Alisa Kovalenko et Liubov Durakova, ce documentaire parle de Maïdan et de la révolution de 2013. Alisa Kovalenko, qui est le personnage principal du film, finit ses études de cinéma au moment où Maïdan commence, va sur la place et prend conscience de son rôle de citoyenne. Elle décide de filmer la guerre du Donbass, y compris dans les points les plus chauds, notamment à l’aéroport de Donetsk. Elle se demande si elle doit s’engager, lâcher la caméra et prendre les armes. C’est un film assez symptomatique des questions que se posent tous les cinéastes ukrainien·nes. Est-ce qu’on continue à être simplement des cinéastes ? Est-ce qu’on est aussi des soldat·es, ou est ce qu’on devient plus que ça, des guérillero·as ? Le film pose cette question de manière très intime parce que, pendant son expérience sur le front, Alisa a été faite prisonnière par les milices séparatistes et a été victime de violences. Elle a donc aussi fait ce film pour exorciser cette violence qu’elle a subie.
Témoigner, raconter cette histoire au monde, c’est très important. Avant 2022, mais encore plus depuis, puisque cette guerre est aussi une guerre culturelle, ce qu’on ne perçoit pas forcément toujours depuis la France. L’un des objectifs de la guerre menée par Poutine est de remettre en question l’existence même de l’identité et de la culture ukrainienne. Concrètement, dans tous les territoires qui ont été occupés ou qui sont encore occupés aujourd’hui par l’armée russe, celles et ceux qui parlent ukrainien, qui possèdent un drapeau ukrainien ou des livres en ukrainien sont en danger de mort : cela a été documenté. La dimension coloniale de négation de l’identité ukrainienne remonte à très loin : aux tsars, à l’URSS également. Tous les Ukrainiens et toutes les Ukrainiennes connaissent quelqu’un de leur famille qui, à Kyiv ou ailleurs, a subi ces violences. Donc c’est quelque chose qui est très profondément ancré. Cette volonté de défendre la culture ukrainienne et de la raconter au monde, c’est vital, pour dire : « Nous sommes là. »
Qu’en est-il de la diffusion des films en salles en Ukraine ? Est-ce que les Ukrainien·nes ont encore la possibilité d’aller au cinéma ?
A. V. : Dans les premiers mois qui ont suivi l’invasion, certains cinémas fonctionnaient encore, mais les Ukrainien·nes les fréquentaient très peu. Et puis la vie a repris le dessus. Jusqu’à récemment, les cinémas interrompaient systématiquement leurs séances en cas d’alerte aérienne, et proposaient un remboursement ou de revenir à une autre séance. Je suis allé en Ukraine il y a peu de temps, pour la première fois depuis quatre ans, à l’occasion de deux festivals : la Semaine de la critique à Kyiv et le festival Molodist. À Kyiv, j’ai été impressionné de voir à quel point les gens allaient au cinéma. Les salles étaient pleines. Et même quand il y avait une alerte, la séance continuait. Les gens sont tellement habitués que les séances ne sont plus interrompues. En revanche je ne sais pas ce qu’il en est de la fréquentation. En 2019, on était à plus de 30 millions de spectateur·ices sur l’année (pour un peu plus de 40 millions d’habitant·es). Actuellement, c’est forcément moins, d’autant que certains territoires sont désormais occupés par l’armée russe. Néanmoins, j’ai pu constater, dans un contexte de festival, que les gens ont très envie d’aller au cinéma. Apparemment, pour les théâtres, c’est pareil. Pour les librairies aussi : il y en a même qui ouvrent à Kyiv encore aujourd’hui ! Il y a une soif de culture dans ce pays, une soif de lire, de voir des films, d’aller au concert, au spectacle. Les gens en ont besoin pour penser à autre chose.
Est-il possible d’être léger aujourd’hui, quand on est un·e cinéaste ukrainien·ne ? D’écrire sur autre chose que la guerre, la lutte, le conflit ?
A. V. : Je sais qu’il y a des projets de comédie, car je suis membre de la commission du Fonds de solidarité européen pour le cinéma ukrainien. En films finis, je pense à un documentaire de la collection Génération Ukraine, Cuba et Alaska. Ce sont les pseudonymes de deux secouristes. C’est un film assez léger et drôle, qui fonctionne comme un buddy movie. Ce film pourrait presque être une comédie documentaire, il est drôle, même dans un contexte plutôt noir de guerre. Il devrait être diffusé l’année prochaine en France.
Pour finir, à l’attention du public français qui voudrait découvrir le cinéma ukrainien, quels sont vos conseils de films ukrainiens récents incontournables ?
A. V. : Parmi ceux qui ont été distribués et diffusés en France, il y a un très beau film qui est sorti en 2022, qui s’appelle Le Serment de Pamfir, premier long métrage du jeune cinéaste Dmytro Soukholytkyi-Sobchouk. C’est un film de fiction, difficile à classer, à la fois drame familial et film noir sur des contrebandiers à la frontière occidentale de l’Ukraine. Les personnages sont très fouillés, les acteur·ices, débutant·es pour la plupart, sont impressionnant·es. Il y a une maîtrise visuelle, un travail sur la lumière qui peut rappeler l’univers d’un film ukrainien un peu plus connu, Les Chevaux de feu (1965) de Sergueï Paradjanov, avec les montagnes enneigées des Carpates. Le film est vraiment différent de celui de Paradjanov, mais on est un peu dans cette ambiance-là. Je pense aussi à Jeunesse en sursis, distribué en salles en 2022 et réalisé par Kateryna Gornostaï. C’est un coming of age, un récit initiatique sur le passage de l’adolescence à l’âge adulte, dont les personnages, joués par des acteur·ices non professionnel·les, sont des lycéen·nes de dernière année. Un film choral vraiment très juste, avec un regard sensible.
Je pourrais citer aussi We Will Not Fade Away (2023), d’Alisa Kovalenko, un documentaire diffusé en ce moment sur Arte.tv . En comédie, il y a le travail d’Antonio Lukich, qui réalise des films très drôles, très décalés, par exemple My Thoughts Are Silent (2019). J’aime aussi beaucoup En terre de Crimée (2019), de Nariman Aliev, qui est un cinéaste tatar de Crimée, issu de cette minorité autochtone de la péninsule. Ce film absolument magnifique raconte une histoire de deuil, celui d’un père qui va enterrer son fils en terre de Crimée. Il donne à comprendre, mais surtout à ressentir cette culture si particulière de la minorité tatare de Crimée. Une minorité musulmane, qui n’est pas slave, avec une langue différente. Il y aurait beaucoup d’autres films à citer, écrits par cette nouvelle génération de cinéastes ukrainien·nes qui se sont construit·es sur Maïdan, qui ont commencé à tenir une caméra à ce moment-là et à filmer ce qui se passait. Maïdan a été pour elles et eux une école de cinéma, et certain·es sont ensuite passé·es à la fiction. Et si vous voulez voir des films ukrainiens et soutenir ce cinéma, je vous conseille vivement la plateforme de VOD Takfix. Il y a de tout : des documentaires, de la fiction, des films récents et aussi des films classiques en bonne qualité. C’est une très bonne ressource.
Pour aller plus loin
Anthelme Vidaud
Warm, 2023
Un panorama du cinéma ukrainien dans lequel l’auteur examine son développement économique, socioculturel et politique. Il analyse ensuite les films les plus marquants depuis 2013. Avec des entretiens de cinéastes représentant cette nouvelle vague ukrainienne. © Électre 2023
À la Bpi, niveau 3, 791(472) VID
Takflix est un service exclusif de streaming VOD pour regarder des films ukrainiens, sélectionnés par des programmateur·ices spécialistes, et soutenus par des cinéphiles du monde entier.
Trois entretiens réalisés en 2002 par Arnaud Hée, pour Bref Cinéma.
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