Interview

Cinéma du réel 2016 : Rejouer
Jouer pour du vrai

Cinéma

En haut, portrait d’Anna Walentynowicz (1929 - 2010), syndicaliste polonaise. Son licenciement entraîne une grève massive à l’origine du syndicat Solidarność, dont elle est cofondatrice avec Lech Wałęsa. En bas, l’actrice Ruth Maleczech qui l’incarne dans Far from Poland © Jill Godmilow, 1983

Le cinéma documentaire a toujours cherché à dépasser le simple enregistrement du réel, empruntant parfois à la fiction des dispositifs propices à la compréhension d’une vérité autrement complexe de la vie des hommes, de leur histoire collective et individuelle. Dans le cadre de Cinéma du réel, la programmation « Rejouer » s’intéresse à ces films qui mettent en scène la mémoire, à travers huit séances consacrées à des thèmes aussi divers que la représentation du traumatisme, l’Histoire ou les récits introspectifs.

Entretien avec Federico Rossin, programmateur

Comment est venue l’idée de cette rétrospective?

Je me suis intéressé à la question de la reconstitution dans le cinéma documentaire pour comprendre comment et pourquoi ce dispositif est souvent galvaudé. J’ai voulu montrer que le documentaire a fréquemment utilisé la reconstitution pour des raisons politiquement justes, sans avoir recours au spectaculaire. Ma proposition, c’est de revisiter ce concept à la lumière de l’histoire du cinéma documentaire et de montrer comment il a pris des formes très différentes depuis la seconde moitié du 20e siècle, comment il est aujourd’hui utilisé abusivement pour créer du sensationnel : l’exemple type, pour moi, étant The Act of Killing .

Vous évoquez le politiquement juste pour parler des films présentés, mais qu’en est-il d’un film comme Reconstituirea ?

Ce film roumain de 1960, Reconstituirea1 est de même nature que The Act of Killing. Le contexte idéologique, la période et le lieu sont différents, mais les deux films partagent la même obscénité. C’est un choix volontaire, un contre-exemple auquel j’oppose dans la même séance Storia di Caterina, un des épisodes de L’Amore in città (1953), de Cesare Zavattini et Francesco Maselli.
Là, au contraire, on reconstitue avec empathie la vie d’une femme qui place l’enfant qu’elle ne peut plus nourrir dans une institution religieuse. Auteur du scénario, Zavattini adopte une démarche qui privilégie l’authenticité. L’authenticité est au cœur de la question philosophique qui sous-tend toute reconstitution.
Rejouer sert-il à faire ressortir la vérité dans toute sa complexité ou au contraire à la réduire à une simple répétition?
L’idée de cette rétrospective est justement de réfuter tout simplisme, de montrer que la reconstitution peut être une absolue nécessité, par exemple, lorsque les archives sont inexistantes.
Dans Mueda, Memória e Massacre, Ruy Guerra, réalisateur brésilien d’origine africaine, filme les habitants de Mueda, au Mozambique, en train de jouer une pièce de théâtre sur le lieu même du massacre perpétré par les Portugais presque vingt ans auparavant. Seule la mémoire populaire pouvait encore témoigner. Pour que cette mémoire-là ne s’efface pas, Guerra capte ce rituel collectif de réappropriation d’une histoire.
Autre exemple, Far from Poland de Jill Godmilow. Américaine d’origine polonaise, Godmilow voulait filmer les débuts de la lutte de Solidarność. Devant l’impossibilité d’obtenir un visa, elle a fait réaliser des interviews d’ouvriers, d’intellectuels, de syndicalistes engagés dans la lutte, puis les a mises en scène avec des acteurs. Par ce biais, elle a pu montrer son impuissance et sa frustration, nous faire toucher du doigt notre propre impuissance de spectateurs. Ces films parlent d’engagement politique, d’une possibilité réelle d’action ou d’un engagement qui reste sur papier ou sur pellicule : la reconstitution sert aussi à mesurer l’échec.
Quant à Surname Viet Given Name Nam (1989) de Trinh T. Minh-ha, c’est un film-essai très complexe sur la mémoire de la guerre au Vietnam. Par un effet de distanciation, il rend moins brûlante cette mémoire, il la modèle pour accompagner un travail de deuil.
Enfin, Daughter Rite de Michelle Citron met en scène deux sœurs qui racontent à partir des films familiaux le traumatisme que leur mère leur a fait vivre. À la fin du film, on voit que les deux sœurs sont des actrices. Est-ce une imposture ? Je pense au contraire que cet effet de dramatisation montre qu’il faut parfois faire appel à la fiction pour arriver à démêler les fils de la mémoire.

image du film Storai di Caterina
Storia di Caterina de Francesco Maselli et Cesare Zavattini est la reconstitution de l’abandon d’un enfant par sa mère. Caterina Rigoglioso joue ici son propre rôle. © D.R.

Le film documentaire est souvent défini comme un film sans acteurs. Dans cette rétrospective, on trouve des acteurs professionnels et des personnes qui jouent leur propre rôle. Où se situe la frontière entre documentaire et fiction ?

L’esquimau Nanouk était-il un acteur ? Non? Pourtant, il joue devant la caméra de Flaherty. Il n’y a pas de Kino-pravda à la Vertov, ni de cinéma-vérité façon Jean Rouch, mais une possibilité d’arriver à la vérité par le cinéma. Cela n’empêche pas que la fiction se distingue du documentaire. Tous les films de la rétrospective ou presque, car il y a aussi quelques contre-exemples que j’utilise comme agents révélateurs, sont des documentaires à base de documents existants et de vécu. Même Reconstituirea, qui part d’un fait divers, un hold-up, n’est pas une mise en scène purement fictionnelle. La distinction entre fiction et documentaire se joue sur un autre terrain.
Le spectateur est-il ou non abusé? C’est la vraie question.

Qu’est-ce qui réunit les films que vous avez sélectionnés ?

Les films que je propose sont liés à des situations précises : l’absence d’archives, la restitution de la mémoire, la confrontation avec le traumatisme.
Par exemple, The Song of the Shirt, de Sue Clayton et Jonathan Curling, part de la volonté de se réapproprier l’Histoire, à travers l’évocation de la condition des ouvrières anglaises au 19e siècle. Il s’agit de produire une archive qui n’existait pas, à partir de documents, de témoignages, d’une histoire orale qui n’étaient pas pris en compte. La reconstitution ici fait sens. Je propose des études de cas.
Ce sont des films qui offrent une palette de possibilités de reconstitution qui touche à la fois à la reconstitution historique, au travail du deuil, au traumatisme, à la construction d’une archive, ou à la réinvention du passé, parce que le passé construit par les historiens ne nous satisfait pas.
On peut rentrer dans cette « maison rétrospective » par les portes, les fenêtres, la cave ou par le toit, il n’y a pas d’entrée obligatoire.
Mais, en tant que programmateur, je me sens tenu de faire partager au spectateur le processus qui m’a amené à tisser des liens entre les films et à tenter de constituer une contre-histoire du cinéma documentaire.

No lies (1974) de Mitchell Block se présente comme un entretien avec une femme violée. Il semble difficile, même après avoir vu le générique créditant des acteurs, de douter de l’authenticité de ce qui est raconté. 

Ce film, très connu aux États-Unis, est étudié là-bas comme un cas typique par les étudiants en cinéma documentaire. Il faut voir ce film en relation avec les trois autres de la séance.
Les deux premiers, le film de Mitchell Block et celui de Martha Rosler, sont des fictions qui jouent le documentaire. Locke’s Way de Donigan Cumming est un film schizophrène qui nous permet de casser la fiction et de comprendre qu’une vérité peut nous échapper, même quand on a des documents et une mémoire personnelle. Et Daughter Rite, qui termine la séance, nous laisse avec ce doute : peut-on utiliser des acteurs pour arriver à une compréhension plus complexe de la vérité ? … No lies, pour moi, est un film dangereux, parfois un peu obscène et qu’il faut voir en dialectique avec les autres. Cela nous montre ce qu’est devenue la société médiatique avec la télé-réalité. Mais il est vrai que ça raconte aussi quelque chose que malheureusement beaucoup de femmes ont vécu. Et ce film le dit avec la force de la fiction.

image du film Daughter Rite
Daughter Rite de Michelle Citron © Women make Movies

Une telle programmation dans un festival de cinéma documentaire permet-elle à ces films de rencontrer un nouveau public ?

Absolument! L’idée est justement de montrer que le territoire du cinéma documentaire de création est très vaste. Cette rétrospective propose des films qui posent des questions essentielles : est-ce du documentaire ou de la fiction? est-ce juste ou pas ? honnête ou malhonnête ? Ce sont des propositions de films pour penser le documentaire. C’était le cas aussi en 2015 avec la programmation « Vampires du cinéma ». C’est d’ailleurs l’objectif plus général de Cinéma du réel. Ces programmations sont conçues en étroite collaboration avec Maria Bonsanti, la directrice artistique du Festival, pour les intégrer au mieux à l’ensemble du programme.

Propos recueillis par Arlette Alliguié et Lorenzo Weiss, Bpi
Article paru initialement dans le numéro 19 du magazine de ligne en ligne.

 1. Reconstituirea (1960) est un film de Virgil Calotescu. Entièrement écrit par la police politique, il reconstitue l’enquête d’un braquage. Certaines scènes sont jouées par les suspects eux-mêmes. Le film achevé, ceux-ci seront condamnés à mort ou à la prison à vie.

Publié le 17/03/2016

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