Interview

Appartient au dossier : Les frères Maysles, le spectacle de la vie

La famille Burk, d’hier à aujourd’hui

Cinéma

Monda, Charlotte et Muffie Meyer (2018) © Muffie Meyer

Pour la télévision américaine, Albert et David Maysles ont tourné en 1976 The Burk family of Georgia qui documente la vie quotidienne et les liens étroits d’une famille pauvre de Géorgie. Charlotte Burk avait alors une vingtaine d’années et sa nièce Monda sept ans.
En 2019, elles viennent assister à la rétrospective organisée par la Cinémathèque du documentaire en compagnie de Dex, le fils de Monda, et de Muffie Meyer, membre de l’équipe de tournage d’origine qui tourne un nouveau film sur la famille Burk, quarante ans plus tard.

Comment les frères Maysles vous ont-ils rencontrés ?

Charlotte : Il y a deux versions de cette histoire et je ne sais pas laquelle est vraie. Les Maysles seraient allés voir le shérif du comté pour lui demander s’il connaissait des familles sans histoires aux alentours. Mes parents nous ont élevés sans rien demander ni rien recevoir de personne, alors ça les a intéressés. C’est la première histoire. Maman, elle, racontait qu’un jour, un des frères a frappé à la porte, qu’elle a refusé d’ouvrir, et que c’est comme ça que tout a commencé.
Monda et moi avons rencontré l’équipe au début du tournage. Je suis allée voir Paul Wilkes, le producteur, parce que je voulais lui demander de ne pas donner une mauvaise image de mon père et de ma mère. Il a été très gentil, il m’a dit qu’il ne voulait pas qu’on fasse du mal à ses parents, alors il ne ferait aucun mal aux miens.

Comment le tournage s’est-il passé ?

Muffie : Nous étions quatre dans l’équipe et sommes venus tourner en Géorgie à trois ou quatre reprises. À chaque fois nous sommes restés environ une semaine. Deux des frères Burk ne voulaient pas apparaître dans le film mais ils nous ont mis en garde : « si vous dites quoi que ce soit de mal à propos de notre mère ou si vous la montrez sous un mauvais jour, on vous tue ». 

Monda : Et vous les avez crus…

Muffie : Oui, nous les avons crus !

Monda : Vous avez eu raison ! (rires)

Charlotte : Pour le reste de la famille, cela s’est bien passé. Je crois même que papa s’est bien amusé. Ils tournaient surtout chez papa et maman, mais comme nous y allions tous les jours, nous étions en contact avec l’équipe très régulièrement.

Muffie : Comme le film était produit dans le cadre d’une série documentaire pour la télévision, nous avions des contraintes à respecter. Les frères Maysles n’avaient pas l’habitude et n’aimaient pas ça du tout ! Par exemple, il était obligatoire que le producteur Paul Wilkes apparaisse au début du film pour introduire le sujet, et les Maysles détestaient cela ! (rires) Ils n’étaient pas d’accord non plus pour filmer les réactions de la famille devant le film. Finalement, c’est une belle scène et je crois qu’ils l’ont admis.

Monda : Ce tournage m’a beaucoup impressionnée. J’avais sept ans et je me souviens encore de l’équipe, particulièrement de Muffie. Elle m’a abordée un jour et m’a offert un petit appareil photo. J’ai pris tout un tas de photos, Muffie est repartie à New York avec la pellicule, et lorsqu’elle est revenue, elle m’a donné les photos développées. J’ai toujours l’album qu’elle m’a offert et environ quarante photos de l’équipe, de la caméra, de l’enregistreur… Ce tournage était si différent de la manière dont nous vivions, c’était comme aller à Disneyland !
Ensuite, en CM1, une petite fille m’a apporté une page du journal qui parlait du film : elle voulait mon autographe ! J’ai signé avec un gros crayon d’école.
 
Monda Burk en 1976
Monda Burk en 1976 © Muffie Meyer

Quelle relation au film avez-vous aujourd’hui ?

Monda : J’ai d’abord rangé cette expérience dans un coin de ma mémoire. Je gardais de bons souvenirs de notre vie de famille. Nous n’avions pas grand-chose, mais je ne m’en rendais pas compte. Ma grand-mère était un dieu pour nous tous, elle était l’incarnation de la force et du courage et personne ne faisait un pas sans sa permission. Dans le Sud, on dit toujours que l’homme est le chef de famille mais que c’est la femme qui porte la culotte (« the man is the head, but the woman is the neck that controls the head »). 
Puis, en grandissant, j’ai pris conscience de toutes les difficultés que la famille avait traversées… Regarder le film est devenu douloureux car, si la mémoire d’un enfant est sélective, les images obligent à regarder la réalité en face.

Charlotte : Ensuite, il y a quatre ans, Dexter, le fils de Monda, m’a demandé de lui en dire plus sur son grand-père. J’ai refusé, je lui ai conseillé d’en parler à sa mère. Il m’a demandé pourquoi, et j’ai répondu qu’elle devait raconter sa propre version de son histoire.

Monda : Quand Dexter a commencé à poser des questions sur l’histoire de la famille, Charlotte m’a demandé si je lui avais montré le film, et j’ai répondu que non. Je ne voulais pas que mes enfants aient de la peine pour nous. Je suis mariée depuis 25 ans et je n’ai jamais montré le film à mon mari ! Mais Charlotte m’a poussé à montrer le film à mon fils.
Aujourd’hui, je suis éternellement reconnaissante aux Maysles et surtout à Muffie, parce que cette partie de l’histoire familiale est préservée. 

Pourquoi tourner un nouveau film aujourd’hui ?

Muffie : Je gardais un souvenir très fort de ce tournage mais j’avais perdu la famille de vue. Étaient-ils sortis de la pauvreté ? Qu’étaient devenus ces bébés que Charlotte tenait dans ses bras ? Il y a dix ans, j’ai donc envoyé une lettre à Charlotte. La lettre est restée sans réponse, car elle ne l’a jamais reçue.
Il y a deux ans, j’ai reçu un message sur Linkedin de Dexter, le fils de Monda, demandant si je me souvenais de Monda et annonçant qu’elle me cherchait. Je l’ai rappelée et nous avons longuement discuté. Puis je lui ai rendu visite et Charlotte était là… L’idée d’un nouveau film s’est précisée. À l’heure actuelle, nous avons déjà filmé les cinq sœurs et quatre des cinq frères. Avec ce matériel, nous allons réaliser une bande-annonce pour trouver des financements.
 
Charlotte Burk et ses enfants en 1976
Charlotte Burk et ses enfants en 1976 © Muffie Meyer

Qu’est devenu le reste de la famille ?

Charlotte : Mes enfants s’en sortent bien.

Monda : Ton mari était déterminé à s’en sortir et a travaillé très dur pour ça, donc vous avez certainement élevé vos enfants un peu différemment que le reste de la famille. D’autres ont poursuivi la même voie qu’à l’époque, néanmoins. C’est très difficile de rompre ce cercle de la misère.
Dans le film, ma grand-mère évoque l’importance du mariage. Mes tantes et mes oncles, à deux exceptions près, sont toujours mariés. Quand ma grand-mère est morte, cela s’est un peu perdu chez les petits-enfants.

Muffie : Peggy a divorcé, mais quand son ex-mari est tombé malade, elle et son nouveau mari l’ont accueilli chez eux et ont pris soin de lui jusqu’à sa mort. Les enfants se sont occupés de Mama Grace et Grandpa jusqu’à leur mort. C’est très différent du « monde moderne » : ma propre mère était en maison de retraite, nous allions lui rendre visite régulièrement mais nous ne l’avons pas accueillie chez nous jusqu’à sa mort.

Qu’avez-vous filmé à Paris ?

Muffie : À la manière des Maysles, nous avons filmé beaucoup de choses et nous décideront au montage du sujet du film ! Nous avons donc filmé Charlotte et Monda devant les sites touristiques incontournables, nous filmons cet entretien ainsi que d’autres… et puis on verra !

Monda : Tout cela a commencé parce que mon fils Dexter m’a posé des questions sur ma famille et a pris contact avec Muffie. Comme il est avec nous, je serais heureuse de savoir ce qu’il pense des événements de ces dernières années…

Dexter : J’ai beaucoup aimé voir le film et apprendre des choses sur ma famille. Je n’avais jamais réalisé à quoi ta vie ressemblait quand tu étais enfant. Mais je voyage depuis quelques années maintenant, donc même si venir à Paris est très agréable, ce n’est pas aussi incroyable pour moi que pour tante Charlotte.
En fait, je ne suis pas étonné par ce projet de film, parce que ma mère est toujours au centre des choses. Si on m’avait dit il y a quelques années que j’allais assister à une projection à Paris avec ma mère et que ce serait filmé, je n’aurais pas été surpris du tout !

Publié le 05/06/2019 - CC BY-NC-SA 4.0

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