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Comment filmer le travail ?
Les Observatoires documentaires de Périphérie

L’association Périphérie invite des personnes à se saisir de la caméra pour documenter leur quotidien au travail. Cette démarche collective, mêlant cinéma et approche anthropologique, offre un autre regard sur des réalités professionnelles et initie les participant·es à la création documentaire. L’une de ces réalisations, Urbanistes (Les Observatoires documentaires, 2023), sera projetée le 4 novembre 2024 à la Bpi.

Dans une crèche, un bébé est filmé par deux femmes
Tournage des Observatoires documentaires en crèche. © Association Périphérie

Depuis 1983, l’association Périphérie ancre son travail de création et de diffusion de cinéma documentaire en Seine-Saint-Denis. Elle y organise des projections, un festival, des ateliers, des résidences de montage et d’écriture. En 2012, un dispositif particulier voit le jour : les Observatoires documentaires, dont l’ambition est d’offrir à des personnes la possibilité de filmer elles-mêmes leurs pratiques professionnelles. Les Observatoires font leurs premiers pas au sein de crèches, et l’approche est d’abord institutionnelle. Rapidement, avec une exigence de cinéma, la démarche parvient à mettre en partage une réalité professionnelle et certains outils de la création documentaire.

Une initiation à la création documentaire

Si les crèches départementales ont été les premiers lieux investis par les Observatoires, d’autres types d’établissements y ont participé depuis : foyer de vie, Protection maternelle et infantile (PMI), service d’urbanisme… Le choix des structures se faisant au fil des rencontres et des opportunités.

Julien Pornet, responsable du projet des Observatoires à Périphérie s’associe, pour chaque projet, avec un·e cinéaste. La première étape est d’initier les participant·es au cinéma documentaire : projeter des films pour présenter une vaste palette d’écritures, échanger avec des cinéastes qui viennent parler de leur manière de penser et de faire leur travail. Cette initiation se fait en amont des exercices techniques qui permettent de prendre en main la caméra, outil à travers lequel les participant·es vont pouvoir sonder leur environnement professionnel.

Durant cette phase de sensibilisation, les cinéastes s’adaptent au lieu, à son organisation et aux temps de travail : il s’agit de mêler l’observation au quotidien et d’ancrer ces ateliers dans le réel. Les personnes sensibilisées peuvent ainsi restituer leur réalité professionnelle en prenant elles-mêmes les images qui feront film. Cette approche fait écho à celle des groupes Medvedkine qui, de 1967 à 1974, ont créé des collectifs d’ouvrier·ières-cinéastes. Ici, la présence du duo de Périphérie est essentielle et motrice : quand le matériel de tournage est laissé sur place, les participant·es ne s’en saisissent pas spontanément.

Un dispositif qui recrée de l’étonnement

Ce duo suscite un effet de nouveauté, apporte une dynamique particulière. Pour Julien Pornet et le ou la cinéaste, c’est également un moment d’apprentissage : il s’agit de découvrir un environnement, comprendre une organisation, des relations, un langage et des gestes. La présence de ces deux personnes extérieures suscite des interrogations.

Elle permet de créer, en interne, un temps autre et de déplacer le regard. Le lieu de travail devient un espace de recherche et de tâtonnement, pour appréhender différemment ses propres pratiques, percevoir autrement ses collègues, faire un pas de côté et tenter de traduire en image ce que le travail implique, entre événements et répétitions. Un Observatoire dure en moyenne deux ans, au cours desquels entre 20 et 45 heures d’images sont tournées. Un premier dérushage très précis est fait par le personnel, c’est ensuite le duo de cinéastes qui prend en charge la majeure partie du montage, dans les locaux de Périphérie. Il se met évidemment au service des intentions des participant·es, gardant à l’esprit les enjeux abordés durant deux années de travail commun. Périphérie consulte les professionnel·les en leur présentant des séquences à certains moments clés. Mais le montage demeure une étape où le regard extérieur du duo permet de mettre en lumière des aspects significatifs que les professionnel·les ne voient plus, dont ils et elles n’ont plus conscience : il recrée de l’étonnement.

Faire un film collectivement, partager une part invisible du travail

Sachant qu’il joue un rôle particulier, le duo de Périphérie a tendance à se penser comme faisant partie du collectif : les choix au montage viennent inévitablement apporter un éclairage particulier. Julien Pornet sait aussi qu’il agit durant toute la période d’Observatoire comme un élément liant dans un collectif mouvant. L’implication de chacun·e évolue au rythme des arrivées et des départs, des moments de travail plus intensifs et des envies. Il veille à ce que la réalisation conserve une forme d’horizontalité : personne ne doit être mis sur la touche et la direction de l’établissement ne doit pas s’accaparer le projet.

Dans cette expérience collective, l’idée est de pouvoir aboutir à un film qui puisse être vu par le public : le collectif tente de s’adresser au plus grand nombre. Pour ce faire, il doit veiller à prendre le recul nécessaire pour se sortir d’un jargon professionnel et tenter de rendre limpides des situations complexes. La proposition cinématographique crée une mise à distance pour restituer cette complexité et révéler, de façon sensible, une part invisible de la profession. Dans cette observation sur le temps long, dans ce regard posé par les pairs, des manières de faire et des convictions intimes émanent. Des collègues deviennent des figures et incarnent certains enjeux du travail.

Au sortir de cette aventure existe un film qui permet de partager à la fois une expérience collective, des enjeux professionnels et des réalités personnelles. Cet objet devient un support pour engager la discussion avec le public. Pour le personnel, c’est un moment fort de valorisation de leur rôle professionnel : les échanges durant les séances confirment un intérêt pour leur pratique. Julien Pornet travaille à la diffusion des films des Observatoires qui font tous l’objet d’une avant-première dans un cinéma de Seine-Saint-Denis. Certains sont également sélectionnés en festival, dont le Festival Jean Rouch. Subsiste l’espoir que ces films puissent un jour atteindre des sphères politiques.

Publié le 28/10/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Périphérie, site officiel

Périphérie soutient la création et la diffusion du cinéma documentaire depuis 1983. Installée en Seine-Saint-Denis, l’association a été créée par deux cinéastes, Jean-Patrick Lebel et Claudine Bories. Dès l’origine, son action a consisté à soutenir la création par l’intermédiaire d’une aide en industrie et en moyens techniques.

Filmer le travail, films et travail. Cinéma et sciences sociales

Corine Eyraud et Guy Lambert
Publications de l'Université de Provence, 2009

Ouvrage transdisciplinaire organisé selon deux axes. Le premier regroupe des interventions de chercheurs en sciences sociales et de réalisateurs qui utilisent l’approche filmique pour observer, analyser et montrer le travail. Le second analyse les représentations sociales du travail et leurs évolutions, à travers les objets filmiques (séries télé, films, etc.).

À la Bpi, niveau 3, 791.045 EYR

Filmer le travail. Recherche et réalisation

Anni Borzeix
L'Harmattan, 1997

Depuis la sortie d’usine filmée par les frères Lumière à la fin du siècle dernier, les images du travail ne cessent de s’accumuler. Du film ethnographique au film militant, de film d’entreprise en film scientifique, se construit, sur le travail un certain regard.

À la Bpi, niveau 3, 791.045 BOR

Images du travail, travail des images

Jean-Paul Géhin et Hélène Stevens
Presses universitaires de Rennes, 2012

Contributions à l’analyse des relations entre les images et la recherche en sciences sociales, ces études envisagent les évolutions des images (photographie et cinéma) du travail, en lien avec les transformations du monde du travail, mais aussi les changements des usages des images. Elles analysent la place de l’observateur, les méthodes de fabrique des images et de production des connaissances.

À la Bpi, niveau 2, 305.34 IMA

Filmer le travail. Apports d’une pratique de cinéma documentaire en géographie, par Marie Chenet | Images du travail, travail des images n°8, 2020

Filmer le travail s’avère particulièrement pertinent pour enrichir les savoirs dans le champ de la géographie environnementale, mais aussi de la géographie culturelle, notamment celui de la géographie des corps et de la géographie des émotions. Au-delà de ces apports thématiques, le recours à la caméra incite le géographe-cinéaste à s’interroger sur son positionnement de chercheur, à penser sa place sur son terrain d’étude et à envisager son outil comme « producteur » d’un espace particulier. (Extrait du résumé)

Filmer le travail à Peugeot Sochaux. Une approche comparative, par Salvatore Maugeri | Images du travail, travail des images n°6/7, 2019

Le texte vise l’analyse comparative de deux documentaires disponibles sur le net consacrés aux usines Peugeot de Sochaux. D’un côté En passant par la Franche-Comté, de Michel Boyer (1954 [1957 ?], 54’) ; de l’autre, Avec le sang des autres, de Bruno Muel (1974, 50’). Tout distingue ces deux films : la date de réalisation, les intentions idéologiques, les moyens techniques et financiers mis en œuvre. À travers leur décryptage minutieux, nous tenterons de mettre en lumière les choix scénaristiques et d’écriture cinématographique retenus par les auteurs pour servir leur projet. (Extrait du résumé)

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