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De Montaigne à Montaigne, de Claude Lévi-Strauss

Sous le titre De Montaigne à Montaigne, deux conférences inédites de Claude Lévi-Strauss se font écho à plus d’un demi-siècle de distance et témoignent de la parole publique de l’anthropologue français. Claude Lévi-Strauss prononce la première de ces conférences en janvier 1937 et la seconde en avril 1992, année durant laquelle se commémoraient les quatre cents ans de la mort de Montaigne. Ces deux textes permettent de mesurer l’importance de la pensée de Montaigne dans le parcours intellectuel de Lévi-Strauss.

Le cheminement de la pensée de Montaigne chez Claude Lévi-Strauss

Portrait de Claude Lévi-Strauss
Claude Lévi-Strauss By Éditions de L’Herne [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons

Claude Lévi-Strauss, jeune agrégé de philosophie et diplômé en droit, découvre l’ethnologie lors de ses premières expéditions au Brésil, en pays Caduveo et Bororo (décembre 1935-janvier 1936). Une autre expédition, plus longue, suit chez les Nambikwara (juin 1938-janvier 1939). La première conférence de ce recueil s’est tenue entre ces deux expéditions. La rencontre avec ces peuples tenus pour « primitifs » conforte chez Claude Lévi-Strauss la nécessité de croiser les voies de la philosophie et de l’anthropologie, avec d’autres domaines tel que le structuralisme de Ferdinand de Saussure.

À partir des années 1950, Claude Lévi-Strauss développe l’anthropologie structurale, en rupture avec les courants de l’anthropologie anglo-saxonne de l’époque (évolutionnisme, diffusionnisme, culturalisme, fonctionnalisme).

En 1992, l’ethnologue est un homme âgé qui a déjà fondé le laboratoire d’anthropologie sociale et posé les jalons d’une méthodologie : l’anthropologie structurale. Durant ces années, il réfute l’ethnocentrisme, bouleversant la vision classique de l’anthropologie, en filiation avec la pensée de Montaigne, expliquant que les « nations barbares sont des peuples qui sont capables d’une certaine organisation politique » lors de sa deuxième conférence en 1992.

« Une science révolutionnaire : l’ethnographie », conférence donnée le 29 janvier 1937

Cette première conférence était initialement intitulée « CCEO, 29 janvier. Une science révolutionnaire : l’ethnographie. Par Claude Lévi-Strauss, agrégé de l’université ».

Emanation de la Confédération générale du travail, dirigée alors par Georges Lefranc, le CCEO, Centre confédéral d’éducation ouvrière, était destiné à ce que l’on nommerait aujourd’hui la formation permanente. 
Rappelons que Claude Lévi-Strauss fut militant socialiste de 1927 à 1936. Il n’était pas encore anthropologue et participait aux activités du groupe Révolution constructive au sein de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière). Cette conférence affirme que l’ethnographie est une science révolutionnaire. Elle l’est dans le sens où le regard éloigné permet le relativisme, l’interrogation et l’esprit critique.
Pour appuyer ses propos, Claude Lévi-Strauss ne manque pas de mentionner que « le caractère révolutionnaire de l’ethnographie » est pour lui essentiel : il explique devant les auditeurs que la révolution russe de 1917 a « provoqué dans ses premières années un développement remarquable de la science ethnographique en Russie ». 
Il démontre longuement que c’est à partir de cette révolution que l’on a commencé à connaître les populations primitives qui existent « sur les confins de l’océan Arctique ou aux fins fonds de la Sibérie ».

Claude Lévi-Strauss fait ensuite le lien entre la pensée révolutionnaire et la science ethnographique. Il articule sa pensée en faisant jouer ensemble l’œuvre de Montaigne, la science ethnographique russe et le scepticisme grec, doctrine philosophique selon laquelle la pensée humaine ne peut déterminer la vérité avec certitude. Il va démontre que lorsqu’une révolution se produit, « elle se tourne vers les peuples primitifs et sauvages pour développer leurs connaissances ». Il cite « des sauvages dans les cavernes de la Dordogne » et des peuples « en Amérique et en Afrique ». Il fait le constat suivant : « les peuples que nous appelons primitifs sont tout aussi anciens que nos sociétés civilisées. » Il combat par cette phrase l’idée que ces peuples, dits primitifs, seraient moins anciens dans leur existence et dans leur développement culturel que les peuples occidentaux.

Essais de Montaigne

Presque un demi-siècle plus tard, en 1992, l’anthropologue propose une intéressante filiation entre les Essais de Montaigne et les fondements théoriques de sa propre discipline, l’anthropologie structurale. On voit là l’itinéraire intellectuel de Lévi-Strauss, partant du scepticisme enjoué de Montaigne et continuant à développer sa pensée avec les idées exposées dans les « Essais« 

« Retour à Montaigne », conférence donnée le 9 avril 1992

La transcription anonyme de cette deuxième conférence avait initialement pour intitulé : « Conférence de M. Lévi-Strauss à propos du chapitre XXXI, livre I, des Essais de Montaigne : « Des cannibales ».  » 

Montaigne disait des cultures fermées : « Il n’y a aucune communication à l’être, autrement dit que chacun d’entre nous constitue une citadelle dont l’habitude et l’opinion sont les remparts. » En partant de ce constat, Claude Lévi-Strauss insiste sur l’importance des passerelles entre différentes cultures. Dans Race et histoire déjà, l’anthropologue insistait sur l’importance du contact entre les peuples, qui permet d’amener un certain progrès, alors que l’isolement génère l’apathie. L’échange crée le mouvement, la dynamique et suscite aussi une vie sociale. 

L’auteur des « Essais » définit le mot « barbare » en ces termes : « Les grecs appelaient tout ce qui n’était pas grec barbare et que les romains en firent autant. » Rappelons que Michel de Montaigne écrivit ses « Essais » dans le contexte « barbare » des guerres de religion de la fin du 16e siècle en France. 

Il va plus loin en analysant son époque. Dans l’essai Des cannibales publié en 1595, Montaigne évoque l’étonnement des européens face aux « sauvages » du Nouveau Monde. Il écrit ceci : « Il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage comme de vrai il semble que n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. […] Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». Ce qui est critiquable pour Montaigne c’est l’excès de ses compatriotes pour la religion de leur pays : « Il fut si superstitieux en la sienne que ceux mesmes qui en estoient de son temps, s’en mocquaient. » Avec Claude Lévi-Strauss, l’anthropologie permet une compréhension de la nature de l’homme, et l’ethnologie une meilleure compréhension de la pensée sauvage.
C’est-à-dire la pensée sauvage et non la pensée des sauvages : cette capacité qu’a tout humain et tout groupe humain à nommer et classifier les éléments de l’univers avec des mots, des images, des valeurs, des analogies et des oppositions.

Peuple brésilien les Bororo
Tetenfeier der Bororó-Indianer (Zentralbrasilien), Kuhnert, Wilhelm (1865-1926), NYPL Digital Gallery, CC0

Une pensée en mouvement

Jeune ethnologue et fervent militant socialiste, Claude Lévi-Strauss pensait que chaque progrès dans la connaissance des sociétés sauvages « a toujours correspondu à un développement de la critique révolutionnaire ». Or, au fil des années, l’originalité de la pensée de Lévi-Strauss va se dessiner : plutôt que d’opposer nature humaine et variété culturelle comme deux notions incompatibles, il démontrera toute sa carrière que l’une sous-tend l’autre comme une structure abstraite et homogène avec des manifestations concrètes et variées.

Publié le 23/03/2017 - CC BY-SA 3.0 FR

Sélection de références

De Montaigne à Montaigne - couverture

De Montaigne à Montaigne

Claude Lévi-Strauss
Editions de l’EHESS, 2016

Ces deux conférences, prononcées par Claude Lévi-Strauss en 1937 et 1992, témoignent du cheminement de la pensée de Montaigne dans le parcours intellectuel de l’anthropologue, à travers l’ode au primitivisme et l’apologie de la diversité culturelle.

À la Bpi, niveau 2, 39 LEVI 1

Nous sommes tous des cannibales

Claude Lévi-Strauss
Seuil, 2013

Initialement destinés au quotidien italien La Repubblica, ces seize textes écrits entre 1989 et 2000 abordent quelques grands débats contemporains : épidémie de la vache folle, formes de cannibalisme, préjugés racistes, etc. L’ethnologue évoque ainsi la pensée de Montaigne, fondatrice de la pensée occidentale moderne, qui dit que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage.

À la Bpi, niveau 2,  39 LEVI 1