Interview

Appartient au dossier : Documentaire : une histoire chilienne

Déplier les images
Entretien avec Ignacio Agüero

Cinéma

Ignacio Agüero, Cent enfants qui attendent un train © Ignacio Agüero, Andrés Racz, 1988

Dans ses documentaires, Ignacio Agüero part à la rencontre de la population chilienne et montre avec poésie le temps qui passe, transformant les espaces. Le réalisateur nous parle de sa relation intime au cinéma dans le cadre du cycle « Chili, cinéma obstiné », proposé par La Cinémathèque du documentaire à la Bpi en automne 2020.

Comment avez-vous commencé à réaliser des films ?

Au moment du coup d’État, je n’étais pas susceptible d’être persécuté. Entre partir en exil et vivre au Chili, j’ai choisi de rester. J’ai appris à faire des films à l’école, entre 1974 et 1978. J’ai réalisé peu de films sous la dictature : quatre courts métrages étudiants, puis trois films entre 1978 et 1988. Il ne s’agissait pas à proprement parler de films clandestins.

Seul No Olvidar a dû être réalisé avec précaution, dans le secret et la peur, puisque le film porte sur des paysans exécutés par la police, qui avait caché leurs corps. Même ce film n’a pas tout à fait été tourné dans la clandestinité. La clandestinité requiert des conditions de production et des moyens particuliers, dont nous ne disposions pas. Disons que c’était semi-clandestin ! Le montage et la post-production ont été effectués en Europe. Bien sûr, il était risqué de faire sortir les négatifs du pays et de faire rentrer la copie en contrebande. Une fois la copie au Chili, j’ai acheté un projecteur 16 mm et j’ai pris ma voiture pour projeter le film dans des lieux variés, là où on me le demandait. Toujours avec précaution, discrétion et crainte.

Vos films comportent une dimension mémorielle marquée : non seulement ils parlent d’histoire et de mémoire, mais ils constituent eux-mêmes des archives… Pourquoi ce motif est-il si prégnant ?

Je crois que vie et mémoire vont de pair, tout comme cinéma et mémoire, au point qu’ils finissent par être quasiment synonymes. Il ne s’agit pas de sujets distincts. Après tout, nous naissons, nous vivons et nous mourons. Nous ne pouvons pas échapper aux transformations qui s’inscrivent dans l’espace, dans le corps, partout. Je ne fais pas de films sur cela, mais plutôt avec cela. Je garde toujours en tête que nous sommes en chemin, et que ce chemin mène vers la mort. Je pense que cette préoccupation permanente est perceptible dans mes films. Filmer, c’est ne pas oublier, c’est retenir et arrêter le temps.

Comment filmer le temps qui passe ?

Il suffit de poser la caméra quelque part et de commencer à tourner pour que le passage du temps se manifeste au sein du film. Chaque instant est un moment précis avant la fin. Cela n’a rien de dramatique, c’est notre réalité. Dans le passage du temps réside la beauté de la vie, qui n’est jamais immobile, même lorsqu’on regarde la cordillère des Andes, un mur ou une photographie…

Lorsqu’un géologue observe un paysage désertique, il ne voit pas une image fixe. Il voit le mouvement de formation des montagnes et des ravins, l’érosion des volcans. Le cinéma fait la même chose. Un plan capture l’image d’un espace dans un temps donné, et le temps passant sur une image ou à travers un lieu. Certains réalisateurs simulent le passage du temps grâce au montage. Je préfère ne pas simuler mais plutôt contenir le temps dans l’image, et aussi mettre en valeur ce qui pourrait résider entre les images. C’est là, entre les images, que le temps surgit sans mesure, associé à des émotions et à des pensées, et c’est ce qui trouble le spectateur.

Le Provincia, montagne neigeuse, derrière des immeubles.
Ignacio Agüero, Je n’ai jamais gravi le Provincia © Manufactura de peliculas, 2019

Plusieurs de vos documentaires comportent deux parties : pourquoi décider de revenir sur une histoire, un sujet ou une situation ?

Quand on y pense, c’est ce que nous faisons en permanence : revenir sur notre vie, regarder en arrière. Pendant un long voyage en car ou en avion, lorsque nous regardons par la fenêtre, nous nous mettons naturellement à penser à notre vie. C’est caractéristique de l’expérience humaine. Je pense que tout un chacun désire également revoir les lieux où il a vécu, retourner dans les maisons où il a habité, repasser dans des endroits qu’il a visités, retrouver les gens qu’il a connus. En un sens, c’est un plaisir, une faculté, un pouvoir que nous avons. C’est aussi une forme de nostalgie de l’enfance.

J’avoue que j’ai souvent souhaité réaliser Cent enfants qui attendent un train II, et je ferai certainement L’Autre Jour II, Jamais je n’ai gravi le Provincia II et Como me da la gana III. Bien sûr, pour ce faire, je dois faire attention à ma santé. Au cinéma, lorsqu’un second ou un troisième volet est tourné, c’est parce que le premier épisode a connu un grand succès public. Ce n’est pas le cas de mes films, il y a donc une forme d’humour dans cette démarche.

Vous semblez attaché aux personnages que vous filmez, et en même temps vous dressez plutôt des portraits collectifs. Pourquoi ?

Une personne installée devant ma caméra, c’est important. Cela signifie que j’ai décidé de m’approprier son image. Cela implique naturellement de respecter cette personne et, dans mon cas, je ressens également un sentiment particulier, proche de l’affection, car ces personnes sont mes semblables. Souvent, au contraire de ce qu’on pourrait supposer, la caméra provoque, chez la personne filmée, un désir de communiquer, un désir de dire ce qu’elle n’a jamais dit à personne, un désir de confession, car elle perçoit ce moment devant la caméra comme unique, voire sacré. Découvrir une confession derrière la caméra approfondit mon respect et mon affection pour mon interlocuteur.

La caméra cachée, qui ne respecte pas celui qui est devant elle, est utilisée pour parler des dissimulateurs, qui savent qu’ils sont coupables d’avoir fait du mal à d’autres : les tortionnaires, les violeurs, les membres des forces armées le plus souvent. Les gens ordinaires, eux, sont bons.

Il est vrai que je préfère ne pas me focaliser sur un seul personnage mais plutôt sur plusieurs. J’ouvre ainsi un vaste espace dans le film et je gagne en liberté de mouvement à l’intérieur de cet espace. Je peux échapper aux schémas narratifs.

En effet, la narration est parfois assez lâche dans vos documentaires. Quelle place laissez-vous au hasard ?

Ce qui me motive pour commencer un film, c’est une bonne idée. Mais qu’est-ce qu’une bonne idée ? C’est avoir deux ou trois images auxquelles je tiens et qui peuvent se déplier, au sens où elles appellent d’autres images qui, à leur tour, en appelleront de nouvelles. Ce que je sais, c’est que des associations vont survenir entre ces images, qui vont créer de nouvelles relations entre elles. En d’autres termes, elles vont agir comme un révélateur.

Avoir une idée, c’est donc trouver un espace pour plonger dans l’inconnu, un endroit où il n’y a aucune garantie de salut, mais où je fais le pari d’être sauvé. En fait, ce qui me permet de me mouvoir librement dans cet abîme, c’est de ne pas craindre l’échec, de lui laisser une chance – l’échec, c’est-à-dire la possibilité qu’il n’y ait pas de film. Cela ne m’est encore jamais arrivé, mais c’est une possibilité. Il s’agit de laisser de la place à l’inattendu. L’inattendu n’est pas fait d’événements incroyables mais minuscules, par exemple le soleil éclairant par magie une photographie de mes parents posée sur une étagère de la cuisine dans L’Autre Jour.

Ignacio Agüero, Como me da la gana © Ignacio Agüero, 1985

Pourquoi choisir d’être un narrateur récurrent, voire un personnage de vos films ?

Il me paraît nécessaire d’apparaître dans le film, dans sa voix, parce qu’il n’y a aucune raison de cacher que quelqu’un est en train de réaliser le film, et que ce quelqu’un, c’est moi. Cela me rapproche des spectateurs qui, s’ils le souhaitent, peuvent avoir l’impression qu’ils entrent en dialogue avec le narrateur. Cela me permet également de canaliser le récit avec aisance, et de faire des ajustements narratifs au tournage et au montage. C’est une manière directe d’interagir avec le film en train de se faire.

La dimension de plus en plus intime de vos films a-t-elle à voir avec un désir d’entrer dans l’image et d’en modifier des détails ?

Cette question comporte une belle affirmation : le désir d’entrer dans l’image et d’en réorganiser les détails. Je n’y avais jamais pensé sous cet angle, mais maintenant que vous le dites, cela paraît très sensé, et il y a bien sûr un lien avec les gros plans dans mes films. Regarder le monde comme si l’on pouvait le toucher et le recadrer. Redessiner le monde. Je pense que l’art et la création reposent sur cette idée de redessiner le monde. Je crois aussi que la dimension de plus en plus intime de mes films, à laquelle vous faites allusion, a à voir avec l’intimité de plus en plus profonde que je recherche dans ma relation au cinéma lui-même.

Pourquoi tant de vos films parlent-ils de cinéma ?

Mon premier film d’étudiant parlait d’un homme qui va au cinéma. C’était aussi simple que ça : un film sur la liturgie de la séance de cinéma. Cela constituait une excellente manière d’échapper aux horreurs et à la misère de la dictature de Pinochet mais aussi de découvrir, tout en le revendiquant, que le cinéma permet de se sauver de la médiocrité et d’entrer en contact avec la beauté.

Par ailleurs, depuis mon premier film, j’ai toujours filmé en réfléchissant à ce qu’est le cinéma. Pour moi, il ne s’agit donc pas de dire des choses grâce au cinéma, mais plutôt de chercher quelles formes prennent les questions existentielles dans le langage cinématographique. C’est pourquoi je crois que, de manière presque inconsciente, dans tous mes films, de quelque manière qu’il apparaisse, le cinéma se fait une place : pour souligner que la principale démarche dans le film, c’est la recherche formelle.

Le cinéma n’est donc pas une excuse pour parler d’autre chose, mais le meilleur moyen de circonscrire toutes ces « autres choses » en créant, grâce au médium cinématographique, un moyen d’y réfléchir.

Publié le 05/10/2020 - CC BY-SA 4.0

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