Sélection

Des notes et des bulles

Balises vous propose une sélection de bandes dessinées qui présentent des musiciens et des courants musicaux, en écho au Jeudi de la BD de novembre 2019. Romain Dutter y présente Symphonie carcérale, BD dont il est le co-auteur avec le dessinateur Bouqé. 

Qu’ont en commun Paul Wittgenstein, John et Alan Lomax, Thelonious Monk, Dominique A et Nick Cave ? Ils sont tous… des personnages de bandes dessinées ! Les musiciens ont inspiré des auteurs de BD, qui retracent leurs histoires singulières. Ces livres permettent aussi de découvrir un style, une culture musicale et de s’imprégner, en dessin, de la ferveur de la musique.

Publié le 13/11/2019 - CC BY-NC-SA 4.0

Sélection de références

couverture noir et blanc de Concerto

Concerto pour main gauche

Yann Damezin
La Boîte à bulles, 2019

Dans la famille Wittgenstein, on demande… le frère. Le pianiste Paul Wittgenstein (1887-1961) est l’aîné de l’illustre philosophe Ludwig Wittgenstein, auquel il survivra. Il survivra aussi, comme le raconte Yann Damezin dans Concerto pour main gauche, aux suicides de ses trois frères aînés, à la névrose totale d’une famille et de l’Empire austro-hongrois en décomposition, à l’antisémitisme et conséquemment la haine de soi, qui le conduisent à faire avorter sa compagne et le condamnent à l’exil, à deux guerres mondiales et une amputation du bras droit. Car s’il a survécu, l’Histoire avec une grande hache n’a pas du tout épargné Paul Wittgenstein. Pianiste doué mais contrarié parti au front de la Grande Guerre avec allant, il en revient sans son bras droit. Les plus grands composeront avec : Britten, Strauss, et bien sûr Ravel.

À l’image du fameux Concerto pour la main gauche composé par Maurice Ravel, ce roman graphique de Yann Damezin, traversé de fracas, montre ses sutures, ses hantises, entre lesquelles se glissent réflexions lucides, aspirations au bonheur et moments de félicité inattendus.

À la Bpi, niveau 1

Couverture de Monk, prix de l'académie du jazz

Monk !

Youssef Daoudi
Les éditions Martin de Halleux, 2018

C’est l’histoire de la rencontre entre une sphère et un papillon. Une rencontre qui a irradié toute l’histoire du jazz moderne. La sphère, c’est Thelonious Monk (1917-1982), pianiste génial au jeu rare, percussif, en apparence désarticulé, inséminateur du be-bop, style urgent dont la gloire reviendra à d’autres (Charlie Parker, Dizzy Gillespie), et compositeur de standards définitifs comme Round Midnight, Straight, No Chaser ou Blue Sphere.
Le papillon, c’est Pannonica de Koenigswarter, baronne de Rothschild (1913-1988), qui s’enthousiasma très jeune avec son frère pour la musique afro-américaine, au point de tout quitter après un concert de Thelonious Monk à la salle Pleyel et de s’envoler pour New York. Elle y recueille les étoiles filantes du be-bop : Bud Powell après des électrochocs et Charlie Parker, qui meurt dans l’appartement de la baronne. Thelonious Monk échappe à ce destin funeste en partie grâce à la protection de Pannonica, jusqu’à ce qu’ils emménagent ensemble — en toute chasteté — dans les années soixante-dix, tandis que Monk est déjà malade.

C’est en écoutant la musique de Monk que Youssef Daoudi a initié sa carrière d’auteur graphique ; c’est l’histoire singulière de ce musicien lunaire et de sa bienfaitrice qu’il raconte avec justesse et sensibilité.

À la Bpi, niveau 1

portrait de Nick Cave sur la couverture

Nick Cave, Mercy On Me

Reinhard Kleist
Casterman, 2018

Dans les années soixante-dix, le jeune Nick produit son rock post-punk fiévreux dans les petites salles de Melbourne et se rêve en rock star. Avec son groupe The Boys Next Door, qui devient ensuite The Birthday Party, ils partent à la conquête du monde, s’installant en Angleterre, puis à Berlin. De cette aventure aussi mouvementée que douloureuse, il ne reste que deux membres : Nick Cave et Mick Harvey. Ensemble, ils fondent Nick Cave and The Bad Seeds et produisent un rock lancinant, grave et sublime. Le succès est international.

Reinhard Kleist retrace le cheminement de l’artiste australien dans cette bande dessinée sombre où s’entrecroisent des éléments biographiques réels, racontés de différents points de vue, et des épisodes fictifs inspirés de chansons. Nick y croise notamment la route de ses personnages Elisa Day et Euchrid ou encore du joueur de blues inspirant Robert Johnson.
Avec ce livre au thème gothique, Reinhard Kleist parvient à magnifier les textes poétiques et enragés du rocker comme à révéler sa personnalité tourmentée et passionnée. Incroyablement visionnaire et résolument moderne, Nick Cave apparaît dans ce roman graphique, à juste titre, comme l’un des plus grands songwriter de son époque.

À la Bpi, niveau 1, RG KLE N

couverture : Dominique A sur un banc, loin de sa guitare

J'aurai ta peau, Dominique A

Arnaud Le Gouëfflec et Olivier Balez
Glénat, 2013

« Nos pères n’ont jamais su nous détester vraiment » vitupère un Dominique A amer sur le sombre Remué, en 1999. La nouvelle chanson française sur le point d’éclore aurait pu voir un père, certes jeune, en cet enfant tardif de la New Wave anglo-saxonne, lecteur de Robert Musil et de Robert Filliou. Mais cette paternité, il ne la reconnaît qu’à peine. Exit l’auteur enjoué, très ligne claire, du Twenty-two bar, qui se fait une clé de bras en détournant de manière provocatrice son succès de 1995 aux Victoires de la musique : « à la télévision je chantais, et devant moi les gens dormaient ».

L’épisode est évoqué dans J’aurai ta peau, Dominique A, thriller d’Arnaud Le Gouëfflec et Olivier Balez. Le chanteur désormais bien établi, auteur d’une douzaine d’albums ambitieux acclamés dans des salles prestigieuses, et de livres en forme d’auto-analyses (Un bon chanteur mort, Y revenir) se retrouve nez à nez avec d’imprévisibles démons : un tueur maniaque de l’annuaire, un sosie toujours au premier rang de ses concerts, et une identité d’artiste qui ne s’est « jamais laissé d’autre choix que de devenir chanteur ». Sous couvert d’intrigue policière, c’est bien la grande question d’une existence que l’écriture et la scène appellent qui est posée ici, de la sincérité et de ses masques.

À la Bpi, niveau 1, AL JAU

couverture de Lomax : des gens au bar, un pianiste au fond.

Lomax, collecteurs de folk song

Frantz Duchazeau
Dargaud, 2011

John et Alan Lomax sont des collecteurs de musique noire traditionnelle missionnés par la Bibliothèque du Congrès de Washington. Ils parcourent le Sud des États-Unis pour enregistrer avec leur dictaphone le blues, les chain gangs, les work songs, les ragtimes et les negro-spirituals dans les églises, les bars et les champs de coton. Ils se donnent pour but de « préserver le passé avant qu’il ne disparaisse à jamais ».

Frantz Duchazeau dessine un florilège de joueurs de blues noirs des années trente. Le dessin implacable, tout en noir et blanc de plomb, rappelle celui de Love in Vain, BD de Jean-Michel Dupond et Mezzo sur le guitariste Robert Johnson. Deux chansons sont mises en images, Stagolee et un negro-spiritual de Jack Moss. Elles illustrent de manière abrupte le sort des esclaves noirs face à la « justice blanche ». Les marais, les champs et les forêts le long du Mississippi laissent une impression de pesanteur. Le travail des esclaves noirs sur les chemins de fer et dans les forêts est dessiné sans concession et sans fioritures. Le chant du gospel Lord, Teach me How to Watch and Pray, déclamé dans cette église en bois résonne au travers des pages de cette BD somptueuse de noirceur.

À la Bpi, niveau 1, AL LOM

couverture de Rebetiko

Rébétiko, la mauvaise herbe

David Prudhomme
Futuropolis, 2009

En 1936, la Grèce tombe sous le joug du fascisme. À Athènes, Stavros, Artémis ou Markos — petite frappe, vrai caïd ou simple improductif — tiennent les murs l’après-midi et se transforment, à la nuit tombée, en princes du rébétiko. Comme ses lointains cousins jazz ou tango, le rébétiko est le chant des « petits poulpes des bas-fonds à la bile bien noire », imbibé de sensualité, de drogue et de rixes. Le pouvoir martial, qui ne s’y trompe pas, se méfie davantage de sa portée existentielle, de son pouvoir démobilisateur, que de la chanson contestataire. Les défricheurs de l’industrie musicale américaine cherchent à l’exporter au risque de le dénaturer, ce que Markos compare à une éviscération.

La fiction de David Prudhomme emprunte ses traits à quelques figures de légende qui n’ont pratiquement rien enregistré, mais dont le pouvoir de fascination n’en est que plus grand, ouvrant la porte à l’imaginaire. En parcourant les planches de Rébétiko, la mauvaise herbe, on prend les coups, on respire les volutes, mais on entend aussi les accords, on dérive au gré des mots, des appels, des réponses ; on ressent l’amertume des « mots qui sonnent creux aux âmes trop bien nées ».

À la Bpi, niveau 1, AL REB

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet