Detroit, 03 décembre 2013 : celle qui fut l’une des capitales du 20ème siècle est officiellement déclarée en faillite. Avec une dette de 18,5 milliards de dollars, désormais célèbre pour la suppression de ses services de première nécessité et ses gigantesques ruines industrielles, la principale ville du Michigan souffre des effets secondaires de l’american way of life. Et croit en sa guérison prochaine. Portrait en autant de surnoms, des plus affectueux aux plus cinglants, que lui ont donnés les médias et ses habitants, les Detroiters.
Conçu comme une autoroute traversant l’histoire moderne de Détroit, ce portrait ne nécessite pas une lecture linéaire. Abordez-la en cliquant sur ses surnoms dans l’ordre de votre choix.
Détroit s’est bâtie sur le mythe de la croissance continue et l’espoir d’une vie individuelle meilleure. En devenant la capitale mondiale de l’automobile dès les années 1900, elle a remodelé en profondeur le travail, l’économie, la géographie urbaine et les modes de vie. En 1903, Henry Ford implante sa première usine en y appliquant sa méthode du travail segmenté à la chaîne. Avec Chrysler et General Motors, elle formera les Big Three. Packard suit. La main d’œuvre afflue du monde entier et du Sud du pays. En moins de vingt ans, Détroit devient un paysage industriel total, selon le mot de l’historien Olivier Zunz. Les usines font appel à toutes les matières importantes de l’industrie, produites sur place : fer, acier, caoutchouc, verre et pétrole. L’impact environnemental est considérable.
Détroit inaugure le processus d’automobilisation des métropoles modernes, que l’historien Thomas Sugrue qualifie de métropole galactique. Rompant avec le modèle humaniste de la ville compacte, elle se caractérise par l’étalement et la déconcentration des populations et des activités. Motor City devient ainsi une mégapole de 370 kilomètres carrés irriguées de larges artères routières. Ce gigantesque réseau induit cependant une mobilité sélective des hommes et des capitaux. La Seconde guerre mondiale accentue son développement par la production de chars d’assaut. Les médias la surnomment alors Arsenal of Democracy.
Au milieu des années 1950, Motown devient la quatrième ville du pays, avec plus de 2,5 millions d’habitants. Les salaires sont plus élevés que dans le reste du pays. Comme le montre The american Institute of Architects guide to Detroit architecture, elle compte de luxueux bâtiments, à tel point qu’on la surnomme alors Paris of the Midwest. C’est pourtant à cette époque que commence l’inexorable processus de désindustrialisation. Les chaînes de production sont délocalisées ou automatisées. Les deux chocs pétroliers des années 1970, la concurrence nipponne des années 1980 et 1990, la hausse du baril de pétrole en 2004, la crise des subprimes 2008 et la frilosité à la reconversion expliquent en partie la destruction massive et continue d’emplois. Le plan de sauvetage de General Motors et Chrysler en 2009 n’a pu inverser la tendance.
Bien que représentant plus de 80 % de la population de Détroit et malgré une longue histoire de lutte pour les droits civiques, les Afro-Américains demeurent spatialement et économiquement cantonnés dans une partie du downtown (centre-ville ancien). Aujourd’hui comme hier, malgré les discours post-raciaux ravivés par l’investiture de Barack Obama en 2008, Détroit incarne un modèle multiculturaliste crispé sur l’antagonisme Noir/ Blanc.
Dès la fin des années 1890, des milliers d’Afro-Américains quittent les plantations du Sud. Détroit devient rapidement un haut lieu de la lutte pour l’égalité des droits civiques, l’accès à la propriété immobilière et à l’avancement professionnel. De grandes figures émergent, telles le révérend Clarence La Vaugh Franklin (père d’une certaine Aretha) et Rosa Parks. Les syndicats National Association for the Avancement of Colored People et Detroit Urban League sont par ailleurs soutenus par la puissante Union Automobile Workers. C’est sur la Woodward Avenue qu’en juin 1963 Martin Luther King prononce pour la première fois son discours I have a dream, devant des milliers de personnes.
Les émeutes de West Madison Street de juillet 1967 marquent un tournant dans l’histoire de Détroit. Bien que précédées de celles de 1833, 1918 et de celles de Belle Isle en 1943, elles restent, avec celles de Los Angeles en 1992, les plus destructrices du pays. Suite à une intervention policière dans un bar clandestin sur fond de tensions récurrentes, de jeunes gens se livrent à des pillages et des incendies. L’état d’urgence est décrété, 5000 soldats sont dépêchés sur place. On compte 43 morts, 1189 blessés et 500 millions de dollars de dégâts. Très médiatisées, elles ternissent durablement l’image de la ville. Elles accélèrent surtout le white flight, fuite des populations blanches aisées vers les périphéries, abandonnant le downtown aux Afro-Américains. Tandis que celui-ci est perçu comme l’un des plus violents du pays, les suburbs concentrent bassins d’emploi et équipements.
Détroit est l’un des berceaux des musiques populaires du XXème siècle : jazz be bop (d’où son surnom de Dynamic Detroit dès les années 1920), blues, soul, rock, techno et hip-hop.
Hitsville USA
En 1959, l’ouvrier Noir Américain Berry Gordy fonde le célèbre label de musique, Motown. Son idée est d’appliquer le fordisme au domaine de la musique en produisant des hits en série. Diana Ross and the Supremes, Marvin Gaye, Stevie Wonder, The Temptations, The Jackson Five, Aretha Franklin, John Lee Hooker… Comme le rappelle notamment Pierre Evil dans l’ouvrage Detroit sampler, tous les grands noms de la soul ont enregistré dans les mythiques studios du 2648 West Grand Boulevard.
Dans les années 1970, de jeunes musiciens blancs rêvent davantage du succès des artistes de la Motown que du base ball des Detroit Tigers ou que des exploits des Red Wings de Hockey Town. Le rock d’Iggy Pop and the Stooges, MC5, Destroy All Monsters, Ted Nugent et Death s’inspire lui aussi de l’environnement social et technologique de la ville en imitant la rudesse des bruits de l’usine. Le récent succès des White Stripes et du label Third Man Records fondé par leur guitariste témoignent de l’actualité du garage rock, nourrie entre autres par the Dirtbombs, Detroit Cobras, Von Bondies, ou encore les jeunes pousses de Junglefowl.
À la fin des années 1990 émerge, du côté de Hamtramck, une scène souterraine nourrie de la déliquescence urbaine, de noise music et de bidouillages jusqu’au-boutistes : des formations comme Wolf Eyes, Odd Clouds, Piranhas, ainsi que les groupes du charismatique Timmy Vulgar Lampinen – Epileptix, Clone Defects, Human Eye et Timmy’s Organism – contribuent à poser les jalons des esthétiques rock contemporaines, loin des mass medias.
La frustration générée par l’interminable déclin dans une ville à forte majorité afro-américaine a généré une solide scène hip-hop, révélée à la face du monde avec Eminem dans les années 1990. Gangsta ou plus revendicatif, le hip-hop detroiter compte avec des artistes tels Danny Brown, Nick Speed, Seven the General, Mr. Porter ou encore Awesome Dré and the Hardcore Committee et le collectif The Almighty Dreadnaughtz. Eminem, qui nourrit une relation complexe à sa ville, a notamment tourné le clip de sa chanson Beautiful dans les ruines industrielles :
C’est à la fin des années 1980 qu’y naît la dernière grande esthétique musicale du 20ème siècle : la techno. Née sous l’impulsion des DJs Noirs Américains Derrick May, Juan Atkins, Derrick Saunderson et Eddie Fowkles, c’est une musique électronique sans parole née de la sensualité des musiques afro-américaines telles la soul et la house, et du beat martial de la musique électronique allemande. Tantôt rêveuse, tantôt féroce, elle célèbrele le passage de l’ère industrielle à celle numérique, mais aussi ce passé, fantasmé, où existait une harmonie entre l’homme et la machine dans les usines automobiles.
La scène techno se développe très vite à l’échelle locale grâce à de nombreuses petites maisons indépendantes de disques : Metroplex, Underground Resistance, Red Planet, +8… Dès le début des années 90, la techno de Détroit s’exporte en Europe où, notamment à Berlin, les DJs detroiters Blake Baxter, Jeff Mills, Carl Craig puis Richie Hawtin enflamment les rave parties.
C’est à cette époque qu’émerge la figure du cyborg, notamment mis en scène en 1987 et en 2014 dans le film Robocop : un flic mi-homme mi-robot chargé d’éradiquer le crime à Détroit pour le compte d’un conglomérat technologico-financier.
Speramus melhora ; resurget cineribus (nous espérons des temps meilleurs ; elle renaîtra de ses cendres) : la devise de la ville est plus que jamais d’actualité. Détroit incarne aujourd’hui la shrinking city (ville qui rétrécit) avec une population descendue à 700.000 habitants. Trop endettée pour assurer les services basiques tels que les transports en commun, la police ou l’éclairage public, Détroit est placée en décembre 2013 sous tutelle d’un administrateur public. Signe de la paupérisation de la majeure partie de la population : depuis 30 ans, les Devil’s nights, incendies de maisons et voitures chaque nuit du 30 octobre dans l’espoir de récupérer quelques dollars des assurances.
Depuis quelques années, les 78 000 bâtiments et les rues abandonnés de la mégapole donnent lieu à un tourisme des ruines. Celui-ci est tantôt perçu comme du ruin porn (voyeurisme des ruines) par des habitants souvent très attachés à leur quartier – comme le montrent les chroniques du blogueur John Carlisle dans 313 : life in Motor City, tantôt comme de l’urbex (contraction de urban exploration) par ceux qui le pratiquent. Ce goût romantique donne lieu à une esthétique dont témoignent les ouvrages photographiques Détroit : vestiges du rêve américain de Romain Meffre et Yves Marchand, Disassembled Detroit de Andrew Moore, ainsi que le film Only lovers left alive de Jim Jarmush.
Pour les partisans du capitalisme ayant fait la gloire de Détroit, la relance consiste à en faire un pôle de nouvelles technologies. Twitter vient de s’y établir. Une partie du downtown est déjà soumise à la spéculation immobilière, par le rachat de bâtiments ou des dettes de la municipalité. Ce début de gentrification a pour but d’attirer une population créative en lui offrant lofts, services, casinos et infrastructures privées sur un espace restreint de la ville. La majeure partie de la population vit hors de ces zones, disséminée sur la superficie gigantesque de la ville. Faut-il abandonner certains quartiers et contraindre leurs habitants à se regrouper ? Le titanesque chantier Detroit blight removal task force coordonne ainsi la destruction raisonnée de 40 000 bâtiments et le recyclage des gravats. Dans ce cadre, les outils de cartographie participative Data driven Detroit (3D) et Motor City Mapping permettent aux habitants, urbanistes et élus d’élaborer une connaissance commune de la mégapole.
De nombreuses initiatives solidaires voient le jour dans les quartiers délaissées par les pouvoirs publics : agriculture vivrière urbaine valorisée par le Eastern market, soupes populaires et banques alimentaires, mais aussi organismes de réparation-recyclage (symbolisée par la sculpture monumentale Detroitus), de réduction de la fracture numérique et de reforestation des espaces. Comme le montrent le projet Détroit, je t’aime et le documentaire Détroit, ville sauvage de Florent Tillon, ces actions émanent autant d’habitants de blocks où n’existent plus de commerces que de jeunes adultes à la recherche de modèles économiques alternatifs. Il est encore trop tôt pour analyser la capacité de ces initiatives locales à se développer de manière pérenne à l’échelle de la mégapole.
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