En voyage avec Giovanni Cioni
« Quand Pasolini fait ses Notes pour un film sur l’Inde en 1968, il explique qu’il ne veut pas faire un film sur l’Inde, mais avec l’Inde. » Tels ont été les mots rapportés par Giovanni Cioni, réalisateur italien, lors de son entretien en 2021 avec Balises. Le cinéaste reste marqué par cette démarche, au cœur de chacun de ses films. La Cinémathèque du documentaire lui consacre un cycle de projections du 3 au 21 décembre 2025. Une plongée dans le travail de Giovanni Cioni, pour saisir comment il s’empare de cet avec, sa façon de prendre le temps de connaître les gens, de recueillir leurs paroles, de comprendre leur état d’esprit et d’aller jusqu’au bout de ces « voyages » qui naissent de chaque rencontre.

La mémoire au présent
Giovanni Cioni se fait l’écho d’une parole de la mémoire et de la marge, celle des anti-héros de l’Histoire : prisonniers (Non è sogno), toxicomanes (Per Ulisse), ceux qui ont fui les horreurs de la guerre (Nous/autres) ou qui en ont été complices malgré eux (Dal Ritorno). Héritier du cinéma d’observation, il montre la réalité du terrain sans intervenir ni introduire de commentaires. Il tend son micro pour recueillir les mots de ses rencontres, même les plus durs, et qui trop souvent défient l’entendement. Son cinéma est fait de témoignages, de poèmes, de d’histoires personnelles et collectives, de souvenirs qui s’entremêlent et composent son récit.
Les documentaires de Cioni ne se situent pas au cœur des événements mais plutôt dans l’après, ce qu’il en reste. Ses images sont sans cesse à la recherche de traces, de marques laissées par les vies. Il se rend sur les lieux que lui racontent ses sujets, à Mauthausen pour voir les architectures concentrationnaires (Dal Ritorno), à Menton pour filmer la zone réservée à la police de l’immigration (De la planète des humains). Il se positionne dans le présent. Lors d’un entretien accordé à France Culture, dans le cadre du Festival international du film documentaire, Cinéma du Réel, Cioni explique son choix de n’utiliser aucune image d’archive des camps, pour ne pas passer par ce lieu commun du documentaire historique, et se concentrer plutôt sur la parole et la capacité des spectateur·rices à recevoir ce qu’il raconte.
L’imaginaire nourrit le réel
Cioni est bien conscient de l’ambiguïté des images, de leur difficulté à rendre compte de la dureté des discours et des vies traumatisées. Alors sa caméra quitte son interlocuteur·rice, elle part, floute l’image, s’agite ou ralentit, comme si le fait de ne pas trouver de justifications l’énervait. Le journaliste Carlo Chatrian parle d’une perte de repères : « Son regard bouleverse les codes du documentaire. Il brouille les pistes de la réalité et de la fiction. Il élabore de nouveaux espaces, de nouvelles temporalités. » Cioni exploite aussi le son, souvent de façon autonome à l’image, ou en off, ce qui ajoute une sensation de décalage, d’incernable. Per Ulisse s’ouvre sur la scène d’un homme semblant peiner à s’extraire du remous des vagues au bord de mer. Le son des roulis, en boucle et non raccordé à l’image, donne une sensation de dissociation entre le corps et l’esprit de cet homme qui tente de se sortir des eaux. Sentiment qui transmet aux spectateur·rices une forme d’inconfort, de perte.
Fiction ou documentaire, cette distinction n’a pas lieu d’être dans le cinéma du réalisateur italien. Il argumente avec pertinence que le « réel est composé aussi des rêves, de la part d’irréel et de l’attente que l’on a de la vie ». Quand il rencontre Silvano Lippi, le dernier survivant des Sonderkommando de Mauthausen, Cioni ne se documente pas en amont, il veut savoir ce que c’est que de croire sur parole. Lippi regrettait que ses proches n’aient jamais entièrement cru en lui. Cioni veut montrer par le cinéma le double espace dans lequel peut vivre quelqu’un comme Lippi, qui a toujours devant les yeux les images de l’extermination.
De l’exploration au voyage
C’est un cinéma du ressenti plutôt que de la preuve que propose Cioni. Ses courts-métrages et fragments sont un bel exemple de son travail esthétique. Dans Gli intrepidi, des images d’une fête foraine, espace de l’artifice, contrastent avec celles d’une rivière d’où émergent des êtres aquatiques comme sortis d’un imaginaire mythologique, interrogeant les croyances et comment elles s’ancrent dans la vie.
« [Le cinéma] est un langage qui me permet d’explorer le réel, d’essayer aussi de voir autre chose dans ce réel, c’est-à-dire de ne pas le prendre comme quelque chose qui est une image reçue qu’on enregistre mais qui parfois peut être quelque chose qu’on invente, qu’on suscite, pour que le film devienne presque un voyage ou une exploration […] je pars du principe que je veux raconter quelque chose avec une ou des personnes que j’ai rencontrées et qu’on fasse un voyage ensemble […] et le spectateur est aussi embarqué dans un voyage imprévu qui devient presque une aventure. »
Giovanni Cioni, pour France Culture, dans « Emmanuel Gras et Giovanni Cioni », le 30 mars 2015)
À plusieurs reprises, Cioni compare ses œuvres à un voyage. Il est par ailleurs lui-même international. D’origine italienne, il a vécu entre Paris où il est né en 1962, Bruxelles où il s’est formé, Lisbonne, Naples et enfin la Toscane où il vit actuellement. Pour ses films, il se rend en Amérique du Sud, notamment au Pérou et en Uruguay, ainsi qu’au Portugal, à Paris… Il y filme les cheminements des locaux sur un pont fragilisé de Lima, les traces de la performance de l’artiste portugaise Marta Wengorovius, dont les objets d’errance l’intéressent tout particulièrement, ou suit un couple dans le métro parisien, des stations Stalingrad à Nation. Dans tous ses films, il enregistre sa marche et sa quête, aussi bien physique qu’intellectuelle. Il filme ses pas et explique son travail par cette même analogie :
« Le point de départ du film pourrait être un voyage avec lui [Silvano Lippi], mais un voyage ça ne signifie pas nécessairement un voyage physique (…) mais ça signifie aussi un voyage d’aller jusqu’au bout de ce que ça signifie pour lui d’avoir à raconter ça. »
Giovanni Cioni pour Cinergie.be, « Rencontre avec Giovanni Cioni – Dal Ritorno » 1ᵉʳ décembre 2015




Cinéaste de la coexistence, Cioni ancre ses films dans un processus d’accompagnement. Il réalise des documentaires sur et avec ses protagonistes. C’est ainsi qu’il est resté plusieurs années auprès des usager·ères d’un espace d’accueil de jour florentin et a créé avec eux et elles des récits autour du personnage d’Ulysse et du thème du retour. À défaut de pouvoir leur apporter des réponses, il fixe leur mémoire dans l’espace. Ses nombreuses prises de vue de paysages, d’eaux ou de montagnes désertés résonnent alors comme un appel à l’apaisement et à la réconciliation. Il pose sa caméra près du sol et se fond avec l’environnement et les animaux qui l’habitent. Plusieurs de ses textes interrogent la place de l’humain dans ce monde, comme un besoin de décentrage et de délivrance de la violence.
Publié le 15/12/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin :
Giovanni Cioni - site officiel
Site personnel du cinéaste italien, où l’on trouve des informations sur sa biographie, sur ses films, sa démarche de documentariste, ses projets.
In Purgatorio
Giovanni Cioni
Doc Net Films, 2009
Le purgatoire n’est pas au ciel – il est sur terre. À Naples, il a ses lieux (des cimetières, des fosses, des troncs, des alcôves, des niches, des crânes, objets de dévotion, de prières et de dons), ses heures (les rêves). Autant de portes par lesquelles les mort·es communiquent avec les vivants, exaucent leurs vœux, les avertissent d’un danger – et parfois donnent le loto gagnant. Dans les rues de Naples, on y croit dur comme fer. Ces sont des histoires à dormir debout, des rêves éveillés, des songes émerveillés, un livre éparpillé dont chacun détient ici une page, un théâtre d’ombres qui se lève devant nous à chaque récit et s’éteint avec lui dans la pénombre des églises, aux abords des tombes, sur fond de crânes empilés. (D’après le catalogue Cinéma du réel 2010)
Dal Ritorno. Depuis le retour
Giovanni Cioni
Zeugma Films, édition, 2015
Dernier survivant des Sonderkommandos, Silvano Lippi n’a rien oublié de son arrestation au Pirée, au soir où, chez un ami, il a enfin parlé de sa déportation. Giovanni Cioni ne souhaite pas seulement enregistrer le témoignage du nonagénaire mais l’accompagner, à sa demande, dans son retour à Mauthausen… Un portrait magnifique…
Le Cinéma italien de 1945 à nos jours
Laurence Schifano
Armand Colin, 2022
Cette étude sur l’histoire du cinéma italien depuis 1945 dresse un panorama des différents courants et s’attache à relever les lignes de force qui en conditionnent aujourd’hui encore la créativité. Édition actualisée et enrichie. © Électre 2022
À la Bpi, 791(45) SCH
Habiter le monde, éloge du poétique dans le cinéma du réel
Corinne Maury
Yellow now, 2011
Un éloge du minoritaire à travers l’analyse de l’écriture filmique de cinéastes tels que Chantal Akerman, Alain Cavalier, Yervant Gianikian ou Arnaud des Pallières. Ces cinéastes du réel emploient des figures poétiques singulières pour créer un autre monde.
À la Bpi, 791.2 MAU
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